La bière de caroubier des Amérindiens au 16è siècleArticle 5 sur 6 Bière et complexité des sociétés amérindiennes 16è siècle

5 - La densité du peuplement amérindien le long des fleuves.

 
 

Il y a peu encore, on estimait entre 300.000 et 400.000 le nombre d'habitants de la région couvrant les actuels Argentine, Uruguay et Paraguay, au moment où les Espagnols remontent le fleuve Paraná, donc au début du 16ème siècle. Cette évaluation, sans arrêt revue à la hausse, approche actuellement les 2 millions d'amérindiens[1].

Les fouilles archéologiques et l'étude des milieux anciennement aménagés par l'homme démontrent deux choses : a) la densité de population était plus élevée qu'on ne le pensait, b) le développement culturel et technique des sociétés amérindiennes du Rio de la Plata a été sous-évalué.

La démographie était soutenue par une agriculture très productive à base de maïs, manioc et patate douce. Ces plantes étaient cultivées sur des champs aménagés, certains étaient surélevés et engraissés. La productivité agricole était forte. Schmidel parle de deux récoltes de maïs par an pour les peuples vivant le long du haut-Paraguay. Ces territoires agricoles ont été collectivement aménagés par des sociétés amérindiennes à la fois plus complexes et techniquement plus avancées[2].

Cette question concerne directement la brasserie amérindienne. Si les ressources agricoles d'amidon (maïs, manioc, patate douce) étaient très abondantes, des stocks de grains s'organisaient. Cette abondance alimentaire a favorisé la vie sédentaire des agriculteurs regroupés en villages. Si une hiérarchie sociale existait par ailleurs, ces stocks servaient entre autres choses à brasser de la bière toute l'année. En conséquence, la bière devenait une boisson fermentée dont la fabrication et la consommation dépendaient de règles établies pour renforcer les rapports sociaux, et non pas du simple besoin naturel et primitif de boire. C'est ce que nous tentons de vérifier à l'aide des témoignages de l'époque.

 

Les rives du Paraná et du Paraguay que décrivent Schmidel et Alvar-Nuñez forment un pays densément peuplé. Plus ils remontent les fleuves, plus les villages se multiplient, tout spécialement sur le cours supérieur du Paraguay. La terre est cultivée par les Carios et les Paiembos. Le maïs pousse dans les champs. Le manioc et la patate douce sont cultivés dans les forêts humides. Ces peuples d'agriculteurs et d'éleveurs sont sédentarisés le long des fleuves et leurs affluents dans des villages d'environ 3000 âmes établis tous les 20 km environ selon Schmidel. Ils pratiquent une chasse et une pêche d'appoint :

 

« Nous remontâmes de nouveau le Parabol [Paraguay]: tous les cinq milles [20 km], nous rencontrions un village, dont les habitants s’empressaient de nous fournir du poisson, de la viande, des poules, des oies, des moutons du pays et des autruches. » (Schmidel, Chap. XXIII, Le pays de Dabero, et celui des Carios se soulèvent contre les Chrétiens. Conquête de celui de Dabero. 101)

 

Sous le commandement d’Alvar-Nuñez, les Espagnols regroupés dans le village fortifié d'Asunción remontent le fleuve Paraguay. Schmidel ne cesse de noter la densité de la population et l'existence de nombreux villages. Chacun abrite plusieurs milliers d'amérindiens. Dans les villages des Carios vivent en moyenne 3000 habitants :

 

Indiens Surucusis« Ils arrivèrent d’abord chez une nation nommée Surucusis, qui avait beaucoup de maïs, du manioc, une autre racine dont le goût ressemble à celui de la noisette et que l’on nomme mandùes, de la viande et du poisson. Les hommes vont tout nus, et portent à la lèvre une pierre bleue de la grandeur d’une dame à jouer, mais les femmes se couvrent les parties naturelles.

Nous laissâmes nos embarcations dans cet endroit, avec quelques hommes pour les garder, et nous avançâmes à quatre journées de chemin dans l’intérieur du pays, où nous trouvâmes un village de Carios qui pouvait contenir environ trois mille habitants. » (Schmidel, Chap. XXXII, Le gouverneur passe l'armée en revue. Il envoie des embarcations remonter le fleuve pour attaquer les Surususis et les Achkeres, dont le cacique est pendu. 136-137)

 

Les nombreuses réserves alimentaires des Amérindiens nourrissent les soldats (200 à 300 hommes en moyenne) et les chevaux, facilitant paradoxalement la pénétration et la conquête de ce vaste territoire par les Espagnols. A titre d'exemple, Alvar Nuñez raconte qu'un incendie ravage l'enceinte d’Asunción le 4 février 1543 (Commentaires, 216), réduisant en cendres 5000 fanegas de maïs récoltés par les Carios et stockés par les Espagnols dans leurs réserves, soient 275 m3 de grains. Ce chiffre donne une idée de ce que les soldats consommaient durant une saison et de la contribution agricole des amérindiens pour les nourrir avec deux récoltes par an.

 

 

 

Indiens SherruesLes Espagnols décident de remonter le cours supérieur du fleuve Paraguay (Parabol) à la recherche du Pays de l’or, qu'ils situent quelque part chez les Amazones vers le Nord. Après les Sherrues et les Siberis, ils rencontrent les Orthuesens. Ces peuples sont en contact avec les Amérindiens de la région de la Puña, comme en témoignent les plaques d’or qu’ils portent au front et qui vont exciter l'avidité des Espagnols.

 

« Le cacique des Orthuesens donna à notre chef quatre plaques d’or et quatre bracelets d’argent. Les Indiens portent ces plaques sur le front, comme chez nous les grands seigneurs portent des chaînes d’or au cou. Notre capitaine lui donna en échange des couteaux, des ciseaux, des chapelets et d’autres bagatelles de Nuremberg. Nous en aurions volontiers pris davantage ; mais nous n’osions par le faire n’étant pas assez en force. Cette nation est extrêmement nombreuse, et leur ville est la plus grande que j’aie vue dans les Indes. La mortalité causée par la famine fut, je crois, ce qui nous sauva ; sans cela nous aurions eu de la peine à nous tirer d’entre leur mains. » (Schmidel, Chap. XXXVII, Description des amazones. – Nous nous mettons en marche pour aller à leur recherche. – Nous arrivons chez les Suboris et les Orthuesens. 162-163)

 

 

Schmidel décrit des peuples nombreux, sédentaires, organisés en vastes communautés hiérarchisées. Chez les Orthuesens, un dirigeant que Schmidel appelle un roi se trouve placé au-dessus des caciques ou chefs de village :

« Le neuvième jour, vers les onze heures de l’après-midi, nous arrivâmes à la ville des Orthuesens, et nous mîmes près d’une heure à la traverser pour arriver à l’habitation du roi. Une grande famine désolait alors le pays : les sauterelles avaient deux fois dévoré les récoltes, et détruit tous les fruits, de sorte qu’on n’y trouvait rien à manger. » (Schmidel, Chap. XXXVII, 162-163)

Indiens Suboris

 

Les voisins des Orthuesens, les amérindiens Suboris, confectionnent une bière de manioc. Sa fabrication semble suppléer un manque d'eau potable, selon Schmidel :

 

« Ces Indiens [Suboris] souffraient beaucoup du manque d’eau, car il ne connaissent pas d’autre boisson. Comme il y avait trois mois qu’il n’avait plu, ils fabriquaient une liqueur [bière] en écrasant, dans un mortier, une racine nommée mandépore [manioc]. Il en découle alors un suc blanc, et semblable à du lait. Quand on a de l’eau, on peut aussi en faire une boisson fermentée.

On ne trouve dans ce pays d’autre eau que celle des citernes, et les Suboris font souvent la guerre à d’autres nations pour s’en procurer la possession. » (Schmidel, Chap. XLVI, Des Barconos, Leyhannos, Carchconnos, Suboris et Peisennos. 207)

 

La remontée fluviale du Paraguay dirige les Espagnols vers des sociétés de plus en plus évoluées. La vie villageoise de ces peuples d'agriculteurs-éleveurs contraste avec l'existence semi-nomade des chasseurs-pêcheurs vivant dans les forêts du rio de la Plata. Plus les Espagnols s'approchent des Andes, plus la bière devient une boisson fréquente, et plus cette boisson fermentée anime les usages sociaux (boisson d'hospitalité, boisson cérémonielle, boisson courante).

 


[1] Des réévaluations similaires sont en cours pour la population des îles des Caraïbes avant l'arrivée des Espagnols. L'île d'Haïti était peuplée par 8 millions d'indiens Taïnos selon les derniers calculs de Cook et Borah (Cook S. F., Borah W. 1971, Aboriginal population of Hispania, in Essays in Population History : Mexico and the Caribbean. Berkeley, University of California Press, Vol. 1, 376-410).
[2] Influencés par les descriptions sommaires des conquistadors et leurs jugements péjoratifs justifiant la réduction en esclavage des amérindiens, on les a décrit, et encore de nos jours, comme des tribus d'aborigènes primitifs vivant de chasse et de cueillette, éparpillés sur de vastes territoires qu'ils ne savaient ni aménager, ni cultiver, ni défendre. Le témoignage de Schmidel est crucial sur ce point. Les détails qu'il livre sur les modes de vie des amérindiens ne sont pas déformés par l'idéologie de la Conquista ou censurés par l'Eglise de Rome, car Schmidel est publié dans une Allemagne déjà en partie gagnée à la cause protestante.
La bière de caroubier des Amérindiens au 16è siècleArticle 5 sur 6 Bière et complexité des sociétés amérindiennes 16è siècle