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Bières et boissons non fermentées de patate douce.
Cachiri est un nom d'origine amérindienne propre aux peuples des régions Caraïbes (Grandes et Petites Antilles incluses) et des Guyanes. Il désigne à la fois la bière en général, les parties de boisson dont elle est le produit et les manières de boire hautement socialisées et codifiées. W. E. Roth [1] avance que le mot que nous transcrivons "cachiri" dérive anciennement de l'arawak, langue dans laquelle il désigne la patate douce et la bière qu'on peut en faire.
Les peuples de langue arawak peuplaient avec d'autres (les peuples Caribes) les Guyanes, les Antilles, l'Amérique centrale, Les Bahamas et la Floride. Ils sont issus d'un complexe culturel baptisé suazoïde (site éponyme Savane Suazey dans l'île de Grenade daté de 800-900) et plus anciennement d'une culture amazonienne dite salaloïde (site vénézuélien de Saladero). Les locuteurs arawaks sont par conséquent de très anciens cultivateurs de patate douce.
Leur langue garde la trace de l'antiquité des patates douces, et peut-être de l'ancienne prééminence culturelle des bières de patate par rapport aux bières de manioc. Les peuples voisins de la région, en adoptant le terme "cachiri", en auraient étendu le signifié à "toutes sortes de bières qu'elles soient de patate, de manioc, de bananes ou de maïs" et "toute pratique du partager la bière et du boire ensemble".
A côté du générique cachiri, le mot mabi (et ses variantes) désigne spécifiquement la bière de patate douce. De cet usage et de cette technique, les premiers récits des colons et flibustiers européens témoignent. En 1618, 4 vaisseaux partent de Dieppe pour faire de la flibuste dans les Caraïbes, alors chasse gardée des Espagnols. L'écrivain du bord raconte comment les Indiens de Martinique et Dominique préparent le mabi :
« Pattate ou mabi : est une racine qui n'est moindre que le manioc, et grosse, et meilleure qu'aucune de nos Indes. Encore est-elle plus excellente en ce qu'elle se peut manger crue sans faire mal [non toxique comme le manioc], et étant cuite à la braise, ou bouillie, elle est de très bon goût et de bonne nourriture. Il y en a de toutes grosseurs et de deux sortes. L'une blanche et l'autre rouge, mais les blanches sont beaucoup meilleures, et ont la même propriété, veste et goût que nos châtaignes, soit bouillies soit rôties, n'y ayant autre différence que de la forme et de la grosseur. Il s'en fait du breuvage meilleur que du manioc, qui nourrit grandement, et en voici la méthode. Les Indiennes après les avoir bien lavées, les mettent dans une terrine nommée louara où il n'y reste qu'un peu d'eau au fond pour les empêcher de se casser, et puis les couvrent bien de feuilles de bananier et les laissent aussi longtemps sur le feu puis les en retirent [description très proche pour le vin de banane, 136-137], les mâchent et pilent cette mâchure dans un mortier, qu'elle détrempent dans de l'eau à la proportion de ce qu'ils veulent boire. Ou bien, les ayant fait reposer durant 24 heures et les ayant laissées écumer [fermentation], ils s'en font un breuvage fort bon et nourrissant ; que s'ils ne veulent par faire tant de façons, ils ne font que détremper les patates dans de l'eau et la boivent ainsi. Elles jettent une feuille hors de terre presque semblable et de même grandeur que celle du lierre. » (Anonyme de Carpentras, 1618-1620, éd. Moreau 2002, 140-141 [2]).
La description technique englobe en réalité trois méthodes différentes de brassage. Chacune peut, si la préparation s'arrête à cette étape, produire une boisson particulière.
La 1ère étape est donnée en dernier par le texte (ils s'en font un breuvage fort bon et nourrissant, que s'ils ne veulent par faire tant de façons, ils ne font que détremper les patates dans de l'eau et la boivent ainsi). Une simple décoction de patate douce donc, sans cuisson, ni hydrolyse, ni fermentation. Ce procédé rudimentaire et rapide donne à boire du jus de patate crue, ni plus ni moins. Nous le verrons, son usage est alimentaire ou médicinal.
La 2ème étape (Les Indiennes … de ce qu'ils veulent boire). Si on décide d'en obtenir un jus sucré, il faut cuire et adoucir la fécule. La cuisson se fait à l'étouffé. Sans cuisson, les granules de la fécule ne libèrent pas l'amidon sous forme d'empois. La bouillie est pilée, une partie mâchée pour que la salive convertisse l'amidon en sucres. Notons que certaines variétés de patate douce contiennent déjà 6% de saccharose. A ce stade, la boisson est une décoction sucrée, nourrissante et délicieuse, non fermentée.
La 3ème étape est franchie pour obtenir une bière (Ou bien, les ayant … nourrissant;). Laisser fermenter 24 heures en écumant souvent la mousse. La fermentation du moût de patate est tumultueuse. Les levures sont apportées par les récipients de fermentation (pas par la salive, nous l'avons déjà souligné).
La relative précision du texte s'explique par le fait que les marins européens connaissaient dans leurs pays d'origine des boissons fermentées similaires (cidres, poirés, bière). Ils étaient bretons, normands ou anglais. Seule la technique de l'insalivation leur était inconnue, d'où la confusion fréquente des témoignages de cette époque qui assimilent la saccharification de l'amidon et la fermentation proprement dite. Au lieu de bière de patate, ils parlent souvent de "vin de patate".
[1] Roth W. E. 1924, An introductory study of the Arts, Crafts and Customs of the Guiana Indians. 38th Annual Report of the Bureau of American Ethnology.
[2] Moreau Jean-Pierre 2002, Un flibustier français dans la mer des Antilles (1618-1620). Relation d'un voyage infortuné fait aux Indes occidentales par le capitaine Fleury avec la description de quelques îles qu'on y rencontre, recueillie par l'un de ceux de la compagnie qui fit le voyage. Transcription et étude d'un manuscrit conservé à la bibliothèque inguimbertine de Carpentras dit "L'anonyme de Carpentras".