Les humains en symbiose avec les microorganismes.

 

 

La bière ne se différencie pas du vin par la fermentation alcoolique mais par la saccharification de l’amidon. Cette étape est indispensable pour que les levures trouvent des sucres fermentescibles.

Ces deux transformations biochimiques (amidon => sucre ; sucre => alcool + CO2) sont catalysées par des enzymes. La fabrication de la bière revient à provoquer, guider et maîtriser une microbiologie complexe. La germination des grains de céréales, la saccharification des tubercules amylacés, le contrôle des ferments amylolytiques, l’acidification des moûts par les bactéries, le travail des levures, tout ceci relève du métabolisme finement réglé des microorganismes.

Depuis des millénaires, brasseurs et brasseuses sont des ingénieurs microbiologistes avant la lettre. Les réactions biochimiques complexes résultent de l’activité de microorganismes variés ou du métabolisme des grains en train de germer. Même l’hydrolyse acide de l’amidon, voie n° 6 a priori purement chimique, résulte de l’activité du vivant, bactéries et champignons producteurs d’acides organiques.

L'homme n'a pas créé chez Saccharomyces les deux voies métaboliques de la glycolyse : aérobie ou anaérobie. La mutation qui l'a permise est probablement contemporaine des plantes à fruits apparues au Crétacé. Le doublement (copie) de son génome et des réarrangements génétiques successifs en sont à l'origine. Pouvoir se multiplier sans oxygène et vivre dans un milieu riche en éthanol était un avantage évolutif[1]. Les bactéries acétiques dépendent du travail des levures pour se multiplier. Des millions d'années furent nécessaires pour que la coopération Saccharomyces-acetobacter opère sur toute la surface du globe.

En 1680, Leeuwenhoek observe pour la première fois une levure au microscope, sans toutefois établir un rapport direct avec la fermentation alcoolique encore mal définie comme processus biologique. Avant la culture de levures développée par les microbiologistes du 19ème siècle, le brasseur ne manipule pas des levures. Il récolte des levains au fond des jarres à bière ou sur l'écume de bière en pleine fermentation. Ce sont de complexes mixtures de levures, bactéries et protéines[2]. De même, l’analyse des ferments amylolytiques de brasseurs asiatiques et amérindiens a révélé des combinaisons complexes de bactéries, moisissures et levures[3].

Nous l’avons souligné, le contact biologique entre l’amidon et les microorganismes capables de le saccharifier n’est pas spontané dans la nature (Mythe de la Bière Spontanée). L’homme doit intervenir. Dans l’histoire humaine, la période néolithique intensifie les interactions biologiques entre l’homme et le monde microscopique. L’homme, les plantes cultivées et les animaux domestiqués vivent désormais dans le même espace-temps : cohabitation permanente dans le champ, le jardin, l’enclos, le village, la maison, en toute saison.

La chasse et la cueillette du paléolithique offrait des interactions très fréquentes entre le microcosme humain (corps et outils) et la nature (plantes-animaux), mais sans cohabitation prolongée ni accumulation. Un groupement humain néolithique (village, campement, proto-ville) implique la promiscuité et la multiplication au même endroit des corps humains, des plantes (greniers), des animaux domestiques (enclos, étables), des parasites, des matières d’origine végétale ou animale, des aliments et des boissons. Quel bouillon de culture !

L’écosystème microbiologique anthropique se transforme au néolithique. L’homme apprend à utiliser les microorganismes, ne voyant que leur multiplication (mycélium, mousse, lie, sédiment, mère de vinaigre, etc.). Ou ne détectant que les effets de leurs métabolismes par la vue, l’odorat, le goût et même l’oreille. Les techniques alimentaires, l’économie et la relation des hommes avec l’invisible s’en trouvent modifiées.

Des recherches récentes s’intéressent à la rétroaction opposée : l’influence des actions humaines sur les levures, champignons et bactéries pendant la préhistoire. Par exemple, si l’homme a su utiliser le métabolisme de Saccharomyces pour la fermentation alcoolique, ces levures n’ont-elles pas été modifiées en retour, comme les caractères des plantes ou des animaux domestiqués ? La culture asiatique ou amérindienne de moisissures amylolytiques (Amylomyces, Mucor, Aspergillus) sur des supports d’amidon cuit a-t-elle favorisé depuis plus de 2000 ans certaines souches de levures comme S. pastorianus ou S. fibuligera[4] ?

  

KVAS - Kvasný Prumysl (Ferment)

Le complexe « bière acide-laitage fermenté » des peuples semi-nomades d’Asie et d’Europe centrales n’a-t-il pas modifié les équilibres entre bactéries lactiques, acétiques et saccharomyces. L'analyse des génomes de levures fossiles est une piste pour comprendre l'influence des activités humaines sur les levures sauvages. La brasserie est une des principales interfaces entre les activités humaines et les microorganismes[5].

Les exemples de symbiose sont nombreux. Depuis des millénaires, l’action des microorganismes bonifie les aliments et les boissons humaines. Les fermentations sont la voie royale qui améliore les produits comestibles bruts. Alcoolique, lactique, acétique ou butyrique, les fermentations enrichissent en vitamines et acides aminées des substrats végétaux rendus assimilables et digérables[6].

 

 

Kvas (périodique professionnel de brasseurs tchèques) veut aussi dire "ferment".

 

 

 >


[1] McGovern Patrick 2009, Uncorking the Past. The Quest for wine, beer and other alcoholic beverages, 5-6.

[2] Buhner Stephen 1998, Sacred and Herbal Healing Beers. The Secrets of Ancient Fermentation, 62-77.

[3] Hesseltine C., Kurtzman C. 1990, Yeasts in amylolytic Food Starters, Anales Inst. Biol. Universitad Nac. Auton Mexico, Ser. Botanica 60(2), 1-7.

[4] Turakainen H.,Aho S., Korhola M. 1993, Mel Gene Polymorphism in the Genus Saccharomyces, Applied And Environmental Microbiology 59/8, 2622-2630.

[5] Schacherer J., Shapiro J., Ruderfer R. & Kruglyak L. 2009, Comprehensive polymorphism survey elucidates population structure of Saccharomyces cerevisiae, Nature 458/19, 342-346.

[6] Tamang Jyoti P., Kailasapathy K. 2010, Fermented foods and Beverages of the World. Steinkraus Keith (ed.) 1996, Handbook of indigenous fermented food. 2nd ed.

01/04/2013  Christian Berger