Bière contre laitage : la complémentarité cultivateurs-pasteurs.

 

Le néolithique implique la sédentarisation d'une partie seulement de la population : les cultivateurs. Les pasteurs semi-nomades marchent derrière leurs troupeaux et restent soumis aux cycles annuels de leur reproduction et des pâtures. Ce qui a été dit des communautés regroupées en villages autour de leurs stocks d'amidon s'applique aux cultivateurs. Ils étaient appelés, par leur mode de vie (urbanisation, société hiérarchisée, dépendance alimentaire vis-à-vis des grains) à devenir des peuples de brasseurs.

Mais cette spécialisation écologique et sociale n'implique pas que les éleveurs aient été expulsés vers les territoires abandonnés des cultivateurs ou rejetés aux franges des zones cultivées-urbanisées, dans la nuit de l'histoire. Ces premiers pasteurs sont pas les nomades des grandes steppes d'Asie centrale. Ils vivent en symbiose avec les agriculteurs et fréquentent comme eux le monde urbain des premières cités. Dans la plupart des cas, selon les écosystèmes et les cultures humaines en place, éleveurs et cultivateurs menaient des modes de vie complémentaires, plutôt qu'autonomes ou conflictuels. Aux premiers les laitages, les fromages et la viande, aux second la bière, le pain et les bouillies. Pasteurs et agriculteurs mésopotamiens ne cessent d'échanger leurs produits.

Un très ancien texte sumérien (3ème millénaire av. n. ère) met en scène, selon une thématique courante du monde mésopotamien, un banquet des dieux :

« Ils burent du vin doux, ils burent de la bière goûteuse, et quand ils eurent bu du vin doux, et qu'ils se rassasièrent de bière goûteuse, ils entamèrent une querelle au milieu des champs inondés, ils se disputèrent dans la Salle du Banquet. »

Dispute ne signifie pas ici bataille rangée, mais joute verbale et débat contradictoire sur la nature des choses, l'équilibre du monde et les mérites de chacun.

Sujet de la Dispute : dans les temps anciens, les Grands dieux ont créé deux divinités pour apprendre aux hommes à cultiver les plantes et faire croître les troupeaux afin de subvenir aux Banquets divins: Ashnan (lit. Grains) protectrice de l'agriculture, et Lahar (lit. Brebis) gardien des troupeaux. Qu'y avait-il en effet avant les céréales et les animaux domestiqués ?

« Les gens de ces jours anciens,
ils ne connaissaient pas le pain pour manger,
ils ne connaissaient pas le tissu pour se vêtir,
ils erraient les membres nus dans le Pays,
et comme des moutons ils mangeaient l'herbe avec leur bouche,
buvant l'eau des fossés.
» [1]

Qui doit avoir la prééminence, qui doit plier devant l'autre : Ashnan le cultivateur ou Lahar le pasteur? Chacun défend devant l'assemblée divine ses attributs. Lahar revendique la laine, les vêtements, la viande des troupeaux, le lait pur, les huiles rares, l'outre de peau et les sandales de cuir, en résumé les produits-phare du monde des éleveurs semi-nomades. Ashnan s'arroge tous les produits à base de céréales, donc la bière. Voici l'une de ses revendications :

« Quand le BAPPIR a bien été cuit dans le four,
  et le TITAB bien confectionné dans le four,
  Ninkasi elle-même les mélange pour moi.
  Tes grosses chèvres ventrues et tes béliers
  sont alors prêts pour mon banquet ;
  sur leurs grosses pattes ils se tiennent à l'écart de mes préparations,
  et même ton berger du désert lève ses yeux vers mes produits
. » [2]

Il est ici question du brassage de la bière. BAPPIR et TITAB forment entre les mains de Ninkasi, déesse sumérienne de la brasserie, les ingrédients de son art. Le BAPPIR est un pain-bière composé de "grains crus + plantes", certainement un pain composé de grains cuits et de plantes amylolytiques, légèrement cuit en surface pour être conservé. Le TITAB est un pain-bière de même nature mais à base de grains maltés. Ashnan revendique donc, à travers sa description de la boisson des tables royales, la place d'honneur des banquets ! La bière, la boisson de grains, doit précéder la viande. Même le pasteur, du fond de sa steppe et de sa bergerie, convoite le plaisir et les effets de la bière.

A demi-mots s'énonce ici une géopolitique des céréaliculteurs à l'égard des éleveurs-pasteurs. Le pain et la bière, spécialités de la vie sédentaire, attirent ces groupes errants et belliqueux, souvent ascétiques par nécessité. Emblèmes de la culture urbaine, le pain et la bière aimantent des flux humains vers des cités avides de main d'œuvre. Pacifiquement ou brutalement :

« Quand je viens vers le jeune captif et lui donne sa bénédiction, il oublie son cœur abattu, profère Ashnan. Pain et bière soulagent bien des peines! Mais Ashnan de renchérir: Mon fermier pourchasse le jeune pâtre avec son gourdin. »

Au-delà des conflits locaux récurrents soulévés par les parcours et les pacages des troupeaux de moutons et chèvres, on devine quelque dialectique. Si les silos débordants fondent la force politique des premières cités-états — rations de pain et bière pour les soldats et la main d'oeuvre servile —, ils transforment ipso facto en proie ces mêmes cités et ces villages pour des bandes errantes venues du fond des steppes, des déserts ou des montagnes. Des bandes promptes au pillage quand la puissance des cités faiblit dans les grandes plaines. Cet équilibre induit, en temps de paix, des échanges sociaux réguliers entre le monde des cultivateurs-irrigateurs et celui des pasteurs-chasseurs. Ils prennent la forme de trocs "pain-bière" contre "viande-laitage", basés sur la sociabilité et les échanges entre deux sphères économiques complémentaires. C'est le sens politique profond de la Dispute d'Ashnan et Lahar.

Si pasteurs et cultivateurs mésopotamiens contribuent à la prospérité générale, la politique des cités-états veut que les éleveurs plient genoux devant la puissance céréalière des villes. Ashnan est déclaré gagnant de la Dispute par les Grands Dieux du panthéon mésopotamien, Enki et Enlil. D'autres textes accordent la préeminence aux pasteurs, notamment dans le cycle de la déesse Inanna et de Dumuzi, gardien des troupeaux. 

 

Cette Dispute, exemplaire pour son ancienneté et le sens explicite du texte, s'est rejouée chaque fois que pasteurs et cultivateurs se sont affrontés dans le passé. Voici quelques situations historiques :

 

  • Les échanges occasionnels par troc : grains/malt/bière contre viande/fourrure/pelleterie. Exemples :
    • cas des Mongols qui savent fermenter le lait de jument et produire une boisson alcoolique autochtone  comme le koumiss. Ils échangent pourtant épisodiquement avec les peuples fermiers et brasseurs des franges méridionales de la steppe (Boissons fermentées des nomades d'Asie centrale).
    • cas des pasteurs Xiongnu du nord de la Chine. Echange de bière et de malt avec la cour du Grand Empire des Han 202 BC-220 AD (Chine).
    • Eleveurs Peuls des régions sub-sahariennes en contact avec les fermiers du bassin du Niger.
  • Les échanges  saisonniers  rendus permanents : grains contre viande ou chevaux . Cette complémentarité économique permet aux éleveurs semi-nomades de brasser la bière. Exemples :
    • Syrie du 2ème millénaire : éleveurs de moutons de la Djeziré ⇔ cultures urbaines du Moyen-Euphrate.
    • Frontière sud de l'Egypte au Moyen-Empire dans ses rapports avec les cultures soudanaises.
    • nomades des steppes d'Asie centrale (Kazakhstan) au Moyen-âge ⇔ fermiers des bordures orientales et méridionales.
    • éleveurs de yaks du plateau tibétain ⇔ fermiers et brasseurs des vallées tibétaines (bière d'orge).
    • éleveurs de lamas des haut-plateaux des Andes  ⇔  cultivateurs des basses vallées (bière de maïs).
  • Le rapport de force : les nomades pasteurs deviennent prédateurs des cultivateurs sédentarisés quand la puissance politique et militaire de ces derniers faiblit ou se fractionne. Les exemples historiques foisonnent. Parmi les plus anciens :
    • les peuples venus des montagnes du Zagros ou des plateaux iraniens font chuter des dynasties mésopotamiennes (Sargon, UrIII).
    • Les peuples dits de la Mer déferlent sur le nord de l'Egypte (13-12ème siècles).
    • Les Xiongnu (nord de la Chine) mettent fin à la dynastie des Jin de l'Ouest  (266-316) et fondent plusieurs royaumes au 4ème siècle.
    • Huns (Europe centrale)
    • Mongols (Asie centrale)
    • Moghols (Nord de l'Inde)
    • Aztèques (Mexique central) migrant du nord du Mexique, conquête du Mexique central
    • Peuls aux 18-19ème siècles (Afrique du bassin du Niger).

 

 

La bière du sédentaire, le lait du pasteur semi-nomade.

Il est courant de faire des peuples de pasteurs semi-nomades des buveurs exclusifs de lait et d'eau, voire du sang des bovins comme chez les peuples vivant dans les savanes d'Afrique orientale. Pas de boissons alcooliques parmi eux, mais l'usage d'excitants ou de psychotropes végétaux.  Les éleveurs semi-nomades ignoraient-ils la bière et la manière d'en faire avec des grains ou des racines amylacées ? L'absence des stocks d'amidon (grains, racines, tubercules) résultant de leur mode de vie prive-t-elle ces peuples des occasions de consommer de la bière ?

Sur la longue durée de leur histoire, la plupart des pasteurs semi-nomades buvaient de la bière, en brassaient après le troc de grains auprès des cultivateurs. Car ces pasteurs vivent en symbiose avec les agriculteurs. Ce tableau très général doit être expliqué et nuancé selon les continents, les époques et les cultures. Le pasteur n’est pas un nomade errant. Il parcourt périodiquement   dans la steppe des circuits précis. Son existence est dominée par le cycle annuel de ses troupeaux qui le ramène à son point de départ. Ces vastes boucles le mettent en contact périodique avec les agriculteurs pour échanger viande, fromage, peaux, tendon et corne contre grain, bière, tissu, corde, poterie et parfois fourrages.

Le pasteur est-il brasseur ? En général non, sauf épisodiquement quand il troque assez de grains ou quand la complémentarité économique ou politique avec les cultivateurs sédentaires se renforce. 

Quelques exemples :

  • Les "fils de gauche" et "fils de droite" à Mari (Moyen-Euphrate du second millénaire avec J.C.) sont des éleveurs de moutons. Ils consomment de la bière à l'occasion de grands rassemblements coutumiers ou de mobilisation militaire. Mais la bière est brassée sur les réserves royales. Les brasseurs sont des akkadiens employés par le palais ou les gouverneurs locaux. Les nomades boivent de la bière mais ne la produisent pas.
  • Les Mongols à l'époque des grands Khanats boivent quatre sortes de boissons fermentées. Rubrouck et la fontaine des 4 boissons (koumiss - bière - hydromel - vin)
  • Les Peuls ne boivent pas de bière, sauf quand ils fréquentent les communautés urbaines. Rien après leur conversion à l'islam
  • Les Nomades du nord de la Chine. Les Han entretiennent avec les Xiongnu du Nord des rapports conflictuels. Les Traités d'échanges prévoient de la bière et du malt, notamment, pendant les périodes de paix relative (Brasserie de l'empire Han). Les éleveurs des plateaux tibétains échangent des chevaux et des peaux contre des grains sous les dynasties chinoises des Jin, des Sui, des Tang et des Song.
  • Les peuples restés agriculteurs sédentarisés du Caucase sont en contact au nord avec les vastes steppes eurasiennes allant de l'Ukraine à l'Altaï. Elles sont peuplées de pasteurs depuis que les Scythes issu de la culture dite d'Andronovo ont abandonné l'agriculture au profit du nomadisme pastoral au 8ème siècle av. J.C. Les Ossètes, issus du peuple Alain, témoignent de ces oscillations entre la vie nomade des pasteurs et la vie sédentaire des agriculteurs buveurs de bière.

 

Les échanges économiques et techniques entre pasteurs et agriculteurs sont nombreux. Ils ont en partie influencé la brasserie. Les boissons traditionnelles des pasteurs sont des laits fermentés (du type koumiss des Turco-Mongols). Elles se rattachent au monde des fermentations lactiques. L'usage massif de ferments lactiques a fait évoluer les bières des agriculteurs vivant aux marges de ces mondes steppiques vers des formes acidulées. La frontière devient mince entre une bière brassée par la méthode de l'hydrolyse acide et une décoction de grains à peine fermentée, assimilée à une nourriture. Ces régions historiques d'échanges intense entre les cultures pastorales et céréalicultrices ont été jusqu'à présent négligé par l'histoire de la bière.

 

Bière et pollution des eaux par les hommes et les animaux.

Selon les Mésopotamiens, avant l'agriculture les humains "comme des moutons ils mangeaient l'herbe avec leur bouche, buvant l'eau des fossés."

 

Une fois les greniers remplis, ils purent brasser la bière et abandonner les eaux stagnantes. Soit. Mais avec les grains sont venus les troupeaux, les animaux domestiques et les étables. La cohabitation hommes-animaux a pollué les eaux. Pire, l'édification des premières cités a confiné leurs habitants dans les eaux souillées. En milieu urbain, la concentration humains-animaux a entraîné la pollution et l'accumulation des eaux contaminées. Les mêmes Mésopotamiens, chantres de la vie urbaine, ont parfois aussi fait l’éloge de la vie nomade au milieu de la steppe, aux franges des déserts ou dans les montagnes. La vie y est saine, le sol n’est pas souillé, l’eau des outres est pure.

Les premières grandes cités de l'antiquité orientale (Uruk, Habuba-Kabira, Eridu, Ur) ou indienne (Harrapa, Mohenjo-Daro) possèdent des installations de drainage en terre-cuite et des rigoles d'écoulement. La question des eaux-usées est cruciale au sein des premières grands complexes urbains de la planète qui tous naissent et grandissent le long des voies d'eau. Sous des climats chauds, la décomposition des déchets était incompatible avec la concentration humaine. La question concerne directement la brasserie. L'eau est l'un des 3 axes techniques pour le brassage de la bière. Où puisait-on l'eau pour brasser la bière ?

Brasseuse chinoise lavant du riz fermente dans l'eau pure d'une rivière -1637.jpg

 

Une iconographie chinoise du 17ème siècle (1637) montre une brasseuse en train de laver du riz fermenté dans l'eau d'une pure rivière de montagne. Elle est tirée d'un ouvrage qui explique la fabrication du riz rouge, un riz fermenté avec le Rhizopus monascus dont le mycélium donne au grain une couleur pourpre. Ce riz sert à brasser une bière très recherchée. Voilà pour le brassage en milieu rural[3].

Mais où puisait-on l’eau au cœur des villes ou à leur périphérie pour faire la bière ?

Le volet technique d’abord. L'acidification du moût (pH < 5-6) élimine certains agents pathogènes mais favorise les bactéries (voir Fondamentaux). La fermentation alcoolique élimine partiellement virus et bactéries. Mais la faible teneur en alcool (3-4% vol.) des bières anciennes (à prouver quand même) offrait une protection faible. La bière est-elle une réponse à un problème sanitaire des premières cultures urbanisées, comme on l’a souvent écrit ? Non, la bière existe et la brasserie se développe bien avant l’édification des grandes cités antiques au début du 3ème millénaire au Proche-Orient, en Egypte et en Asie.

Le volet économique. Si la pollution des eaux urbaines empêchait de brasser au cœur des villes, les premiers ateliers de brasserie se sont établis à la périphérie des villes, jamais en leur centre. Près des voies d'eau (fleuve, canal) et des ports. Sauf pour brasser les bières destinées aux dieux (offrandes) ou au palais (entourage royal), boissons qui doivent rester "pures". Le souci de pureté des offrandes, spécialement de la bière et du pain, commande d’implanter une brasserie dans l'enceinte propre des sanctuaires, eux-mêmes construits au centre des villes. Ceci évitait tout risque de contamination magique entre le moment du brassage et celui de la consécration des différentes bières. Des ateliers de brassage sont pas conséquent dédiés aux bières des offrandes. Ils se trouvent dans les sanctuaires, non pas à la grande périphérie des villes.

Le volet religieux enfin. Les vestiges de brasserie des 3ème et 2ème millénaires découverts en Irak correspondent tous aux installations de brassage rattachées à des temples ou des sanctuaires (liste). Une seule, plus récente, correspond à une brasserie « commerciale » (sur le Moyen Euphrate). Les complexes religieux occupaient en général le coeur des cités et considérés comme la demeure  de ses dieux protecteurs. Les offrandes alimentaires devaient, du moins à l’époque dont nous parlons, être préparées dans l’enceinte protégée et pure du sanctuaire. La bière et le pain, symboliquement consommées par les divinités, étaient ensuite redistribués parmi le clergé. 

Les palais confondent à cette époque leur pouvoir politique  avec celui des dieux. La ville désigne à sa tête un roi-prêtre. La brasserie (ou les brasseries) au service du palais doit suivre l’organisation de la brasserie des temples : isolée de la ville au sein du complexe architectural palatial, approvisionnée par les greniers du palais, fournie en eau par des sources ou des puits réservés, actionnée par une main d’œuvre choisie parmi les serviteurs du palais ou du clergé. Ce type de brasserie fonctionne en circuit fermé pour gérer l'ensemble du brassage, depuis l'approvisionnement en ingrédients jusqu'à la fourniture des bières spéciales.

 

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[1] Alster, Vanstisphout 1987, 1-43. Trad. en anglais http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.5.3.2#  §12-25

[2] http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.5.3.2#  §116-122

[3] Sung Ying-Hsing, T'ien-Kunk K'ai-Wu, 1637. Traduit par E-Tu Zen Sun et Shiou-chuan Sun, sous le titre Chinese Technology in the Seventh Century. Dover publications 1966. Illustration p. 291.

15/01/2012  Christian Berger