Naissance de la brasserie : premières bières et préhistoire.

 

La quête d'une bière apparue dans le monde avant les premiers signes de culture néolithique (plantes cultivées, animaux domestiqués, villages, poterie, …) fait couler beaucoup d'encre et stimule les imaginations. Trois hypothèses résument les conjectures qui situent l'évènement entre 30.000 et 10.000 ans avant notre ère, cette dernière date fixant les plus anciennes domestications de plantes alimentaires et d’animaux au Proche-Orient et en Asie :

  • L'apparition accidentelle d'une bouillie fermentée pendant la préhistoire aurait conduit les humains à reproduire le phénomène à leur profit. Comme les primates supérieurs, les humains développent une appétance pour l'éthanol. Ce stimulus a poussé les humains à reproduire et perfectionner des fermentations accidentelles initiales. Hypothèse de l'accident technique reproductible avec des moyens matériels très rudimentaires.
  • La vie spirituelle au paléolithique supérieur était assez avancée pour que des cérémonies soient l'occasion de boire des boissons fermentées. Les peintures rupestres témoignent de la richesse de cette vie mentale collective. Les pratiques funéraires de Néandertal, l'un des rameaux humains coexistant avec d'autres, s'accompagnent de rituels. La vie psychique collective aurait au paélolithique une dynamique plus forte que le développement de la vie matérielle. Hypothèse de la quête spirituelle motrice de l'évolution humaine.
  • La simple collecte de grains ou de tubercules aurait suffit à procurer sans effort assez d'amidon pour brasser des bières primitives. Ces premières réserves auraient été obtenues dans des écosystèmes riches en graminées sauvages ou en tubercules par des populations éparses non concurrentes. Hypothèse économique du surplus de grains ou tubercules, générateur d'évolution sociale et de nouveaux comportements collectifs.

 

Nous examinons ces 3 hypothèses au regard des faits.

 

Une bière paléolithique ?

La récente découverte de traces de bière dans la grotte de Raqefet (ancienne Jordanie-Palestine) habitée par les Natoufiens, une population de chasseurs-cueilleurs, a relancé le débat. Ces traces ont plus de 13.000 ans. La bière précède de 2 à 3 millénaires les plus anciennes domestications de blé et d’orge dans cette région qui deviendra le Croissant Fertile. La culture primitive des céréales n’est donc pas une condition nécessaire pour que les hommes de la préhistoire brassent de la bière. Ce n’est pas une information anodine quand celle-ci repose sur des preuves scientifiques. La boisson produite par les Natoufiens est bien une sorte de « bière » paléolithique (ou mésolithique).

Cependant, le débat porte moins sur la chronologie des premières bières que sur les causes de leur apparition. Quelles motivations ont poussé les humains à produire de manière régulière des boissons fermentées à base de grains, de racines, de fruits ou de miel ? L’observation d’une fermentation accidentelle, la recherche de l’alcool ou le ramassage des plantes riches en amidon, stockables et transformables en produits fermentés. Ou ces trois mécanismes combinés.

 

La thèse de l'accident technique reproductible.

La bière serait née par accident de la rencontre fortuite des grains, de l'eau et des levures sauvages, dans une région quelconque du globe où poussaient des graminées sauvages. Le résultat hasardeux, une bouillie acidulée et faiblement alcoolisée, goûtée par des humains de passage, aurait plu. L'assimilation, la résistance et l'accoutumance à l'alcool sont un donné de la physiologie humaine, à l'instar de certains mammifères (singes, éléphants, etc.), consommateurs spontanés de fruits fermentés dans leur milieu naturel. Hypothèse séduisante mais totalement invérifiable. On ne trouvera pas sur la Terre un groupe humain resté à l'âge de pierre pour lui faire subir le test du choix spontané : adoption ou rejet de cette bouillie à demi transformée par fermentation alcoolique.

Cette hypothèse présente un deuxième défaut. Quand bien même un tel accident serait survenu un million de fois en présence d'humains, il ne débouche pas nécessairement sur l'imitation et la production régulière de la bouillie fermentée. Dans la recherche de sources d'alcool, les fruits à fermentation spontanée ou le miel sont à portée de main, disponibles sans effort quoique saisonniers. Le vin plus que la bière se prête à une telle hypothèse. La bière, très aléatoire dans son processus de fabrication (l'amidon ne fermente pas spontanément), ne devient pas nécessairement un objet acculturé, une boisson dont l'homme s'approprie les secrets et maîtrise la fabrication régulière. Contrairement aux vins de fruits, il faut une intervention technique humaine pour que la bière accidentelle soit reproduite à volonté. D'autres dynamiques et facteurs, quasi-absents au paléolithique, sont nécessaires, notamment la collecte intensive des grains, leur stockage collectif et une existence semi-sédentaire compatible avec le stockage de ces grains. Rien n'est exclu, mais rien n'est vérifiable avec les données archéologiques dont nous disposons à ce jour.

La bière brassée dans la grotte de Raqefet fait partie d’un rituel funéraire. Les Natoufiens font déjà preuve d’une certaine maîtrise technique du brassage[1]. Les données techniques font dire qu’il n’y a rien d’accidentel dans la bière de Raqefet. Le contexte archéologique de la grotte renforce cette conclusion (inhumations, rituel funéraire, mortiers, cavités creusées dans la roche, présence de grains et d’autres plantes).

 

La thèse de la quête spirituelle humaine.

La quête spirituelle serait le moteur de l'usage des boissons fermentées, non le hasard technique. On voudrait en trouver les traces dans les "déesses de fécondité" dont les cultures paléolithiques ont laissé l'image sous forme de statuettes et gravures rupestres dans diverses régions du globe.


Vénus de l'Abri de Laussel en Dordogne, France. (Gravetien, -25.000 ans)
Musée d'Aquitaine à Bordeaux.

On ne sait rien de ces rituels supposés, patronnés par des figures féminines dont la personnalité et la fonction suscitent plus de questions que de réponses (Matriarche callipyge? Vénus paléolithique stéatopyge? Divinité de la fertilité? Simple figuration?). On ignore l'usage de ces objets et jusqu'au sens des représentations. Le lien avec d'éventuelles boissons fermentées est encore plus ténu.

Les derniers chasseurs-cueilleurs observés juste au moment de leurs premiers contacts avec l'homme moderne (Boshimans, Aborigènes d’Australie, Hadzas de Tanzanie, Semang de Malaisie, etc.) utilisaient plus volontiers des plantes psychotropes que des produits alcooliques dans leur quête d'états seconds, de voyages par l'esprit ou de communication avec les puissances surnaturelles. L’anthropologie relève que le shamanisme, si tant est qu’on puisse spéculer sur ses pratiques anciennes et supposer son existence au paléolithique, use rarement des boissons fermentées alcooliques là où on a pu l’observer.

Les cérémonies funéraires observées dans la grotte de Raqefet font un lien entre des comportements collectifs liés à la mort et le brassage de la bière. Mais rien ne prouve qu’ils soient la raison pour laquelle les Natoufiens brassaient de la bière. Il faut attendre d’autres découvertes pour savoir si la bière était aussi produite et consommée comme boisson ordinaire et quotidienne.

 

La thèse des surplus de grains, source d'évolutions sociales.

La domestication des céréales a pour corollaire les greniers. Mais des expériences ont montré que des petits groupes humains pouvaient collecter des graminées sauvages sans effort avec de simples faucilles de pierres ou d'os et subsister sans attendre la révolution néolithique. En l'absence de poterie, des stockages primitifs de grains sauvages (vannerie/peaux/fosse?) pouvaient mener à la production régulière de bière dans certaines régions du globe particulièrement fertiles en graminées (Proche-Orient, Afrique, Asie). C'est l'hypothèse de travail la plus sérieuse. Elle envisage une possible apparition de la bière au paléolithique grâce au stockage d'amidon (grains, tubercules), sinon annuel, du moins saisonnier, comme conditions à la fois techniques (brassages réguliers) et sociales (partage et affectation des réserves collectives). Cette production régulière de bière implique une maîtrise technique humaine, la reproduction sociale du savoir-faire et son intégration dans les modes de vie collectifs. Là encore, l’invention de la brasserie ne peut résulter d’un accident ou du hasard !

Prolongeant cette idée, des chercheurs ont présumé que la consommation de bière et le besoin consécutif de grains avaient incité des groupes humains à domestiquer les précieuses céréales. La bière serait cause de la domestication des céréales, non sa conséquence[2]. Les éléments de réponse n'ont guère convaincu. Les arguments souffraient en outre d'un grave défaut : étayés sur les seules données de l'archéologie proche-orientale, ils présumaient que l'unique façon de brasser passe par le maltage des grains. Une vue très réductrice, même pour l'aire proche-orientale (6 Voies du brassage). Braidwood a conclu qu'aucun argument décisif ne favorisait la bière, le pain non levé ou le gruau comme facteurs déterminants dans la domestication des céréales.

 

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Aucune des trois thèses ne convainc, faute de données vérifiables. Toutes s'appliquent à transposer dans un passé lointain les seuls procédés de la brasserie occidentale moderne, le maltage des grains. Cette approche anachronique ignore les 5 autres méthodes de brassage parmi les 6 voies possibles d'hydrolyse de l'amidon. En Chine, les récentes découvertes de traces de bière néolithique dans le bassin du Fleuve Jaune montrent qu’il y a 9000 ans plusieurs méthodes de brassage étaient connues et maîtrisées. La technique des ferments à bière y coexite avec celle du maltage, et d’autres sans doute (insalivation, plantes amylolytiques).

Plus grave, toutes ces hypothèses sur l’origine de la bière imaginent qu'une boisson fermentée produite par le seul hasard des processus biochimiques puisse être adoptée spontanément au sein d'une communauté humaine par le seul attrait de l'alcool, sans adaptation sociale et mentale, sans évolution économique et technique.

Cette naissance ex-nihilo de la bière est une vue de l'esprit. Reprise en 1986 par Solomon Katz et Mary Voigt, la question va s'appuyer sur l'ethnographie des nombreux peuples brasseurs de la planète. Ils posèrent que la consommation de bière induit un avantage nutritionnel comparée aux simples soupes de céréales. Maltage et fermentation procurent digestibilité, vitamines et acides aminés, observations diététiques qui ne sont plus contestées aujourd'hui. Les auteurs soulevèrent au passage une question cruciale. Si la bière a coïncidé avec les premiers repas à base de céréales, elle ne pouvait se réduire à n'être qu'un simple aliment, fut-il liquide et vitaminé ! Elle s'est intégrée aux complexes culturels en participant à la construction matérielle et religieuse des sociétés mésolithiques. La grotte de Raqefet leur donne raison sur ce point.

 

Le mythe de la bière spontanée.

La bière n'est pas le fruit du hasard !

Du moins la bière selon notre définition technique (Fondamentaux). Les chasseurs-cueilleurs ne se muent pas en brasseurs-buveurs de bière sans maîtriser les sources d'amidon (grains/tubercules), sans acculturer les boissons fermentées, sans modifications profondes des rapports sociaux et des manières de boire, sans un approvisionnement régulier en amidon pour brasser et consommer, année après année, la boisson fermentée qui soude le groupe et véhicule une part de sa logique sociale.

La plupart des sociétés "primitives" à forte tradition brassicole (amérindiennes, africaines ou asiatiques) se racontent l'apparition simultanée de l'agriculture/horticulture et de la bière au travers de mythes fondateurs. Le don ou le sacrifice d'une divinité ou d'un(e) ancêtre apportent aux humains les plantes vitales, les techniques (feu, poterie, vannerie, etc.) et la merveilleuse boisson fermentée. La mise en scène du couple grains-bière s'insère dans de plus vastes cosmogonies où les humains passent de l'existence sauvage à la vie civilisée. Ces récits mettent l'accent sur le caractère non-spontané de la bière. Elle n’était pas là avant les hommes[3]. La bière et les plantes cultivées sont issues d’une même geste créatrice, suivie d’une acculturation, d’une transformation de la société humaine, d’une nouvelle existence sociale. Un avant et un après don-de-la-bière qui signifient un stade pré-humain suivi d’une humanisation accomplie.

La bière n'est jamais pensée par ces sociétés comme une banale boisson trouvée sur le bord du chemin, mais comme une source d'humanisation. L'anthropologie traduirait : la bière et tout ce qui caractérise sa fabrication et ses "manières de boire socialisées" sont une construction culturelle propre à chaque société humaine, pas un accident biochimique. Une culture humaine doit posséder un certain niveau de complexité économique et sociale pour intégrer la bière comme boisson culturelle dominante. Cette complexité est atteinte en Chine et au Proche-Orient il y a environ 9.000 ans par des communautés agricoles déjà évoluées, au plan technique comme culturel.

D'après les données archéologiques disponibles à ce jour, il existe un décalage chronologique entre les premières domestications de plantes amylacées et les premières traces de bière, sauf avec les Natoufiens qui brassent de la bière 2 à 3 millénaires avant l'agriculture primitive dans une région du Croissant Fertile. Les raisons d'un tel "retard" de la brasserie par rapport aux seules conditions technologiques ne peuvent relever que du développement social. Une bière paléolithique d'avant les premières sociétés néolithiques n'en devient que plus chimérique. La bière pourrait figurer parmi les produits (au sens large) de la seconde révolution néolithique (Sherrat 1987, voir Cultures campaniformes en Europe).

Mais alors, que buvaient les Natoufiens dans la grotte de Raqefet il y a 13.000 ans ?

De la bière au sens technique (amidon saccharifié et fermenté), ou bien une boisson fermentée mixte à base de grains, de fruits et de miel mélangés ? Une boisson fermentée semblable à celle dont la composition a laissé des traces à Jiahu (Chine), un cocktail fermenté de riz, de miel et de baies que buvaient les communautés néolithiques il y a 9000 ans.

C’est notre hypothèse de travail. Les premières boissons fermentées étaient des mélanges d’hydromel, de bière et de vin, un cocktail indifférencié à base de miel, de grains, de tubercules, de baies et de fruits sucrés, le cocktail des chasseurs-cueilleurs qui ramassent et transforment toutes les ressources végétales et animales (miel) qu’ils trouvent. Les boissons fermentées spécialisées se sont séparées plus tard de ce socle primitif quand les groupes humains se sont eux-mêmes spécialisés. Il est alors abusif d'évoquer la présence de la "bière" avant la séparation/spécialisation des boissons (cocktail) fermentées primitives en boissons spécifiques : bières d'un côté, hydromels d'un autre, ou encore les vins, sans oublier les laitages fermentés qui font partie de ce socle primordial. Derrière chaque catégorie de boisson devenue autonome se profilent des modes de vie différenciés : agriculteurs, chasseurs-collecteurs de miel, horticulteurs, pasteurs-éleveurs. Mais la spécialisation n'a pas stoppé les échanges entre ces groupes humains, elle les a stimulé. Levures, bactéries lactiques, champignons microscopiques ont continuer de voyager d'un groupe à l'autre, d'une boisson fermentée à l'autre pendant des millénaires.

Une autre donnée du problème est venue des études générales du climat. Les épisodes chauds et froids (Bølling-Allerød, Dryas) qui précèdent l'holocène, puis la hausse globale des températures qui caractérise cette période depuis 12.000 ans, expliquent en partie l'émergence de l'agriculture et les transitions néolithiques dans différentes parties du monde. Une température moyenne de 30°C a favorisé la croissance des graminées et la production végétale d'amidon.

Climat et expansion Post-Glaciale au Moyen-Orient

 

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[1] Cette « technicité » est un des arguments avancés par les archéologues pour écarter l’hypothèse d’une saccharification accidentelle. La structure des granules d’amidon révèle une germination (possiblement accidentelle), puis un chauffage intentionnel à 60-70°C, palier optimal de saccharification pour l’orge ou le blé.

[2] En 1953, R. Braidwood questionne ses collègues : Could the discovery that a mash of fermented grains yielded a palatable and nutritious beverage have acted as a greater stimulant toward the experimental selection and breeding of the cereals than the discovery of flour and bread-making? One would assume that the utilization of wild cereals (along with edible roots and berries) as a source of collected food would have been in existence before their domestication (in a meaningful sense) took place. Was the subsequent impetus to this domestication bread or beer? (R. J. Braidwood et al., 1953: 515-526, American Anthropologist 55/4).
T. W. Kavanagh rouvre la question en 1994 (Archaeological Parameters for the Beginnings of Beer, Brewing Techniques Sept/Oct 1994). Il pose deux pré-requis techniques à l'apparition de la bière (maltage + pot à fermenter) sans apporter d'arguments décisifs. Les chercheurs restent conditionnés par les techniques de la brasserie occidentale qui les poussent à voir dans le maltage des grains la voie unique du brassage. C'est aussi le cas de Mary Dineley (2004, Barley, Malt and Ale in the Neolithic, 19-25). Par contre, ses expérimentations sur le maltage, la cuisson de pains d'orge maltée et la production de moût sont pleines d'enseignements. Son approche est avant-gardiste parmi des chercheurs si souvent plongés dans les seules références livresques. Elle explore aussi la transmission du brassage du Proche Orient Ancien vers l'Europe via les cultures de céramiques rubanées de la Mer Noire et d'Europe Centrale, un terrain plus solide que le farfelu héritage gréco-latin.

[3] Pour certains mythes, la bière a son origine dans une boisson naturelle enivrante bue par des animaux. Dans ce cas, le mythe insère toujours une séquence technique humanisante : la bière des hommes imite tout en modifiant la « bière » spontanée de la forêt et la gestuelle animale. Ces mythes, pour certains étiologiques, ne sont ni des arguments scientifiques ni des machines à remonter le temps. Ils disent seulement qu’au moment où ils ont été transcrits par des ethnologues, le lien entre la bière et l’humanisation était une conception bien vivante.

06/06/2014  Christian Berger