La brasserie au sein de l'empire carolingien (751-924).

 

Empire de Charlemagne à sa mort, en 814

 

En Europe continentale, les Francs carolingiens bâtissent avec Charlemagne (747-814), un grand empire centralisé dont la capitale se trouve à Aix-La-Chapelle (Aachen). Cette politique reprend les stratégies impériales que nous avons vues à l'œuvre dans d'autres aires culturelles : administration centralisée forte et relative autonomie des provinces gouvernées localement. L'artisanat et le commerce sont encouragés et protégés. Ils sont source de richesse et par-dessus tout de taxes qui affluent vers le trésor royal. L’empire doit financer ses entreprises militaires, son administration centrale et le luxe de la cour. La production et le commerce des boissons fermentées, dont la bière (cervisa, sicera), font l'objet de soins particuliers. De toutes les boissons, la bière et les brasseurs (siceratores) sont tout spécialement attachés à la gestion des domaines agricoles royaux.

Le terme sicera semble désigner toutes les boissons fermentées de cette époque (bière, cidre, poiré), sauf l'hydromel (meda, medo, meth), le vin de mûre (moratum) ou de raisin (vino). Les réglementations carolingiennes illustrent l'extrême diversité des boissons fermentées au sein de l'empire. Le plus souvent, elles font l’inventaire des boissons fermentées des diverses provinces de l'empire. Quant à la bière, ces règlements royaux visent plusieurs buts :

 

  • Promouvoir le brassage d'une bière de bonne qualité. Le malt et la bière doivent être confectionnés dans de bonnes conditions d'hygiène, sans que ces dernières soient précisées.
  • Les « maîtres qui savent faire de la bonne bière (siceratores) » doivent être gardés pour brasser au sein des domaines impériaux [1].
  • La bière est à la fois distribuée à ceux qui travaillent sur les domaines agricoles de l'aristocratie franque et vendue à la population ou aux marchands avec perception d'une taxe. La brasserie est une activité économique sponsorisée par le pouvoir impérial qui y trouve une source de revenu pour le trésor. Les villes marchandes du nord de l'Europe et les évêchés ne tardent pas à contrôler ce commerce de la bière pour en faire une source presque inépuisable de revenus.
  • Avec les Carolingiens, la bière devient une source de taxes presque inépuisable, sauf en cas de disette ou le brassage est suspendu pour ne pas « gaspiller » les grains. Le malt, la bière, le gruit, le houblon, font tous l'objet de redevances que les fermiers libres ou serviles doivent verser à leurs maîtres, c'est à dire aux intendants des domaines royaux, à ceux des domaines que possèdent les abbayes, les évêchés et les prieurés, enfin aux puissants et nombreux membres de l'aristocratie franque.

 

La promotion de la brasserie n’implique pas une population alcoolisée. L’empire respecte un calendrier religieux. L’évêque de Mainz indique dans une lettre de 810 que les 6-7-8ème jours de décembre sont maigres, avec abstinence de toute boisson fermentée pour tous, enfants, malades et vieillards inclus [2]. Ces règles nous rappellent que l'évolution de la brasserie à travers l'Histoire est toujours soumise aux impératifs spirituels, autant qu'elle obéit aux contraintes techniques et aux contextes socio-économiques.

A côté des domaines agricoles royaux, monastères et abbayes possèdent leurs propres brasseries. C’est le cas de toute l’Europe septentrionale depuis le 6ème siècle. A fil des siècles, les règles monastiques divergent selon qu’on suit St Benoit, St Colomban ou d’autres. En Irlande, une règle pour nonnes édicte que la bière est la boisson standard, le vin celle des occasions exceptionnelles [3]. Charlemagne a voulu regrouper sous une règle unifiée tous les monastères de son empire (concile de Frankfort en 794). Louis le Pieux (778-840) convoque en 816-817 à Aix le concile qui unifie les règles monastiques qui vont rapidement être appliquées dans toute l’Europe. Les plans de la brasserie de l’abbaye de St Gall (Suisse) en témoignent.

Dédiés par l'abbé-évêque Heito à Gozbertus, abbé de St Gall entre 816 et 836, ces plans ont survécus. Un bâtiment stocke les grains crus et les malts, trois autres abritent chacun une installation de brassage (chaudière, cuve matière, filtres) dédiée à une seule sorte de bière. Une cave abrite les tonneaux. La taille de l’abbaye et son organisation interne (3 espaces séparés pour les moines, les hôtes de la noblesse, et tous les autres) expliquent le triplement des salles de brassage. L'abbaye de St Gall n'a pas été rebâtie selon les plans de l'abbé Heito. Ils indiquent toutefois que la brasserie est devenue dans l’Europe du 9ème siècle une affaire très sérieuse, au moins pour les monastères et les abbayes qui disposent à cette époque de moyens économiques et matériels considérables [4].

 

Flasque en érable avec restes de bière d'orge mielée houblonnée retrouvée dans la tombe alémanique 58 datant de 580 à Trossingen. Archäologisches Landesmuseum Baden-Württemberg
Etude de 150 pages sur les bières carolingiennes, les ingrédients de brassage, l'évolution de la brasserie entre 750 et 1200  et le rôle des moines.
Elle examine à la lumière des documents de cette époque les idées préconçues qui circulent sur les bières au temps de Charlemagne.

La hiérarchie des boissons fermentées semble inchangée, malgré le poids économique de la brasserie sous les Carolingiens. Le vin en premier, puis le poiré ou le cidre, la bière en dernier choix, l’eau quand il n'y plus de choix! (Nelson 2005, 106).

 

Est-ce vraiment le cas ?

L'analyse des polyptiques et des censiers (inventaires des ressources en terres, richesse agricole et en habitants dont dispose une abbaye) révèle que les volumes de bière brassée sont beaucoup plus importants qu'on ne le pensait. Les volumes annuels de bière consommée se déduisent des volumes de malt qu'une abbaye reçoit. Au 9ème siècle, l'abbaye de St-Denis (Paris) brasse chaque année environ 700 hl de bière des frères. Celle de St-Bertin (nord de la France) en brasse chaque année environ  3000 hl, toutes catégories de bière confondues, et celle de Corbie 1500 hl. Les 4 brasseries du seul domaine royal d'Annapes possèdent assez de seigle, d'épeautre, d'avoine et d'orge pour brasser 560 hl de bière par an.

Ces documents sont examinés dans une étude dédiée à la brasserie carolingienne.

 

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[1] " Ut unusquisque judex in suo ministerio bonos habeat artifices, id est, fabros ferrarios, etc. Siceratores, id est, qui cervisiam, vel pomatium, sive pyratium, vel aliud quodcumque liquamen ad bibendum atum fuerit, facere sciant, etc. " (Capitulare de Villis, cap. 45, année 800).

[2] Nelson Max 2005, The Barbarian's Beverage, A History of Beer in Ancient Europe, p. 99. L'une des meilleures études de la brasserie pour cette période de l'histoire en Europe occidentale.

[3] Selon le Concordia Regularum compilé par Benoît d’Aniane. D’après M. Nelson 2005, p. 100.

[4] Les plans d'une abbaye bénédictine idéale dessinés sous les ordres de l'abbé Heito (Hatton), évêque de Bâle de 803 à 823 et abbé du monastère de Reichenau, matérialisent les nouvelles règles adoptées au concile d'Aachen. Trois brasseries distinctes au sein de l'abbaye brassent de la bière pour les trois catégories de population d'une abbaye bénédictine : les moines , les hôtes de la noblesse franque, et enfin les pélerins, malades et miséreux. L'abbaye de St Gall ne sera pas construite selon ce Plan idéal de St Gall.

02/05/2012  Christian Berger