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Les monastères bouddhistes de Dunhuang et la bière aux 9-11ème siècles.

 

Dunhuang dans le bassin du Tarim au 10ème siècle

Les moines bouddhistes qui dirigeaient au 10ème siècle leurs communautés à Dunhuang, sur la bordure orientale du bassin du Tarim, nous ont légué de volumineuses archives cachées dans une des grottes de Mogao. Quelques-uns de ces documents constituent des comptabilités annuelles ou quotidiennes enregistrant les revenus ou les dépenses de grains, de tissus ou d’huile des monastères bouddhistes de la région. Éric Trombert les a étudiés pour dresser un tableau général de la vie quotidienne dans cette ville-oasis au 10ème siècle. Son analyse met en relief le rôle central de la bière dans l’existence des moines, des nonnes et des populations laïques au service des communautés bouddhistes.

Au-delà des grandes célébrations bouddhiques ponctuant l’année, durant desquelles la bière coule à flots, d’autres occasions moins solennelles s’accompagnent de repas collectifs et de distributions de bière bue par les moines, les nonnes, les dignitaires des monastères et leur personnel laïque. La bière semble être la seule boisson fermentée consommée dans la région de Dunhuang, comme elle l’est aussi dans l’ensemble de la Chine[1]. On apprend en passant que des femmes et des hommes se spécialisent dans le brassage et le commerce de la bière.

Sur les ratios de brassage en fonction du statut social, 
Ratios de brassage à Dunhuang

Les archives comptables de Dunhuang éclairent un aspect peu connu de l’organisation des communautés bouddhistes aux confins occidentaux de la Chine sous les Tang et les Song. Ces communautés sont des acteurs économiques majeurs totalement intégrées dans la société multiculturelle d’une région traversée par la route de la soie. La principale ressource économique reste la céréaliculture (millet, blé, orge). La bière est l’une de ses expressions. Elle est à la fois boisson quotidienne, boisson pour troquer travail contre rémunération en nature, boisson chargée de valeurs culturelles (fêtes des semailles ou des moissons, boisson des réceptions diplomatiques).

Donatrices bouddhistes, détail de 'Bodhisattva Kshitigharbha, les six voies de renaissance et les 10 rois'. Grotte no. 17. Peinture sur soie.

La discipline bouddhiste prescrit l’abstention de boissons fermentées pour les moines et les nonnes. Les archives de Dunhuang présentent une réalité divergente, a priori troublante. La foi bouddhiste n’est pas en cause comme le prouvent le nombre de grottes servant à la prière et la méditation, ou leurs décorations financées par de riches donateurs et donatrices. La perméabilité entre monde religieux et monde profane – la consommation collective de bière n’est qu’un signe parmi d’autres – s’inscrit dans une politique et une doctrine très souple et persévérante du bouddhisme[2]. Par ailleurs, la société multiculturelle de la région de Dunhuang vit essentiellement d’agriculture et de l’élevage des moutons. La prospérité des monastères dépend d'abord de ce socle agricole et des terres données aux communautés bouddhistes par les puissantes familles politiques de la région. La fusion presque totale entre monde bouddhiste et monde laïc explique la grande permissivité du clergé à l’égard de la bière.

 

Une rangée de sanctuaires-caves à Mogdao par Aurel_Stein, Serindia 1921 Une rangée de sanctuaires-caves à Mogao par Aurel Stein, Serindia 1921.Les grottes de Mogao de nos jours Les grottes de Mogao de nos jours. Aurel Stein et la grotte 16 avec des manuscrits empilés à côté de l'entrée de la grotte 17 en 1905.Aurel Stein et la grotte 16 avec des manuscrits empilés à côté de l'entrée de la grotte 17 en 1905.Paul Pelliot triant des manuscrits dans la grotte 17 en 1907 à DunhuangPaul Pelliot triant des manuscrits dans la grotte 17 en 1907 à Dunhuang.

 

1.    Les volumes de grains transformés en bière par les monastères.

Pour brasser de la bière (酒,jiu), on utilise à Dunhuang en majorité le millet décortiqué (mi) à partir des deux espèces non mondées (men et su)[3], puis le blé et l’orge confondus dans une même catégorie (mai = blé/orge), ou le blé seul (xiaomai), ou l’orge seule (qingmai = orge nue, damai = orge vêtue), ou encore un mélange de ces trois céréales (Trombert 1999, 178-179).

Deux comptes annuels complets nous sont parvenus pour les années 924 et 930. Les dépenses de grains pour brasser de la bière représentent respectivement pour ces deux années 27,5% et 22,4% du total des grains employés à des fins alimentaires.

Compte annuel des grains du monastère Jingtu pour les années 924 et 930 (Trombert 1999, 133-135)
Année 924 Pour la nourriture (1)  42,4 hl 58%
Pour la bière (2) 16,3 hl 23% (27,5% 1+2)
Autres usages des grains* 14,5 hl 19%
Dépense totale  73,2 hl   
Année 930 Pour la nourriture (1) 60 hl 37%
Pour la bière (2)  17,4 hl 11% (22,4% 1+2)
Autres usages des grains  85,2 hl 52%
Dépense totale  162,6 hl   
  * Vinaigre, son pour les animaux, troc de grains contre des produits, …

 

En 939, le monastère de Jingtu consomme 33,6 hl de grains pour la bière durant une année de grands travaux ayant occasionné une consommation plus élevée de bière. Elle reste dans la même fourchette rapportée au volume total des grains destinés à l’alimentation.

En 942, ce même monastère consacre pour la bière entre 9% et 15% des 384 hl de céréales dépensés dans l’année.

Les comptes partiels des autres monastères offrent des chiffres comparables (Trombert 1999, 136).

La proportion des grains destinés au brassage de la bière est élevée et relativement constante au fil des années. En revanche, les volumes de bière sont faibles en valeur absolue. Chaque monastère regroupe une dizaine de moines ou de nonnes. Les équipes qui travaillent pour eux ou pour préparer les grandes cérémonies bouddhistes annuelles comptent en moyenne 5 à 20 personnes. Certains évènements occasionnent une consommation ponctuelle plus élevée : banquets, clôture des comptes annuels, réception de dignitaires.

Si on estime qu’un litre de grain produit environ 3 litres de bière avec la méthode de brassage décrite ci-dessous (Comment brasse-t-on à Dunhuang ?) , une dépense moyenne de 20 hl de grains correspond à 6000 litres de bière/an, soit 16 litres/jours. Un volume infime comparé à nos consommations modernes, un volume proportionné à l’effectif d’un grand monastère comme celui de Jingtu dont sont issus les comptes annuels de 924 et 930. On en conclut que la bière est partagée entre les moines et leurs serviteurs, et que les premiers boivent modérément ou pas du tout en dehors des banquets et des festivités bouddhiques de leur communauté.

2.    Qui brasse la bière à Dunhuang ?

Il existe trois façons de se procurer de la bière pour un monastère : le brassage de la bière par ses propres moyens (臥酒, wo jiu, faire la bière), l’achat de bière auprès de brasseurs/brasseuses  professionnel(le)s (沽酒, gu jiu, acheter la bière), et le troc de grains contre de la bière finie (苻本臥酒, fu ben wo jiu, livrer/verser [la] base/matière [pour] faire la bière). Éric Trombert en donne des exemples :

« [Dépensés] 12 litres de millet en l’honneur du Grand Maître le jour de son retour pour acheter de la bière. »
« [Dépensés] 42 litres de millet pour fabriquer de la bière pour que la communauté des moines prépare le banquet de printemps. »
« Également donnés à la famille Ma 42 litres de millet, fourniture de matière pour faire la bière (fu ben wo jiu) des gens qui ont aidé à la construction de la tour de la cloche du monastère Bao’en. » (Trombert 1999, 137-138).

Les deux premiers moyens, faire ou acheter la bière, se répartissent ainsi pour l'année 924 :

 Litres de grains répartis entre brassage et achat de la bière pour l’année 924 (Trombert 1999, 138)
Année 924   Brassage Achat de bière Total %
Millet 732  534 1266 73%
Blé/orge 258 0 258 15%
Mouture blé/orge 210 0 210 12%
Total  1200 534 1734 100%
69%  31% 100%  

Les trois moyens, faire, acheter ou troquer la bière, se répartissent ainsi pour l'année 930 :

Litres de grains répartis entre brassage, achat de la bière et troc de grains pour l’année 930 (Trombert 1999, 138)
Année 930   Brassage Achat de bière Troc de grains  Total %
Millet 624  216 378 1218 75%
Blé/orge 405 0 0 405 25%
Total  1029 216 378 1623 100%
64% 13% 23% 100%  

 

Ces deux tableaux montrent que le millet est la céréale privilégiée quand un monastère veut acheter de la bière ou troquer des grains contre son équivalent en bière. Dans les deux cas, la bière est brassée par des spécialistes ou des commerçants. Ils utilisent de préférence le millet pour brasser de la bière qu’ils procurent aux monastères ou qu’ils vendent dans des tavernes ou des échoppes à leurs clients.

Pour les monastères, le brassage par leurs propres moyens reste la principale façon de se procurer de la bière (69% à 64% du volume annuel des grains consacrés au brassage). Elle est brassée avec du millet ou du blé/orge sortis de leurs greniers. Ces deux sortes de bière correspondent à des qualités différentes, la bière de blé/orge étant estimée supérieure. Certains brassins mélangent millet et blé/orge, d’autres plus rares n’utilisent que de l’orge ou bien du blé. Ces dernières catégories de bières sont les plus estimées si on en juge par le rang social des destinataires.

Les moines bouddhistes brassent la bière. Les 4 exemples donnés par E. Trombert (1999,146) pour l’année 924 montrent que la bière est brassée sur place par des moines assistés de servantes-cuisinières.

« 27 litres de blé/orge pour faire la bière (wo jiu) afin que les moines préparent le banquet offert aux dignitaires »
« 228 litres de blé/orge dans les réserves du grenier de l’Ouest fournis à titre de jiu ben pour qu’au solstice d’hiver les moines préparent le banquet d’hiver offert aux dignitaires, et pour [divers travaux] aux grottes de l’Ouest, dans le grenier de l’Ouest, etc. » (sortie de grains du grenier de l’Ouest)
« 150 litres de blé/orge pour faire la bière (wo jiu) afin qu’au solstice d’hiver les moines préparent le banquet d’hiver offert aux dignitaires, et pour [divers travaux] aux grottes de l’Ouest, dans le grenier de l’Ouest, etc. » (sortie de grains du grenier de l’Est)
« 72 litres de millet pour faire la bière (wo jiu) afin que les moines préparent le banquet offert aux dignitaires. 252 litres de millet fournis à l’ensemble des moines et aux servantes pour faire la bière (wo jiu) au solstice d’hiver lors du ramassage du fumier aux grottes de l’Ouest, pour la transmission des comptes du grenier de l’Ouest, etc. »

 

Les moines brassent-ils eux-mêmes ? Supervisent-ils les opérations conduites par les cuisinières ou d’autres catégories de serviteurs ?

Dans certains cas, « ceux qui font la bière », jiu ren (chang-pa en tibétain, chang=bière d’orge) appartiennent à la catégorie sociale des ren, les domestiques-serviteurs (Trombert (1999,155). Le brassage de la bière ordinaire n’était pas considéré comme une activité technique valorisée. Les bières de qualité supérieure, à base de blé/orge concassé et tamisé, devaient bénéficier de soins particuliers parce que réservées à des dignitaires et une élite politique.

Qui sont celles et ceux qui brassent la bière achetée ou troquée contre du millet par les monastères bouddhistes ?

Le 14ème jour du 7ème mois de l’année 924, 70 moines au moins montent aux grottes, celles de Mogao et des sites alentour. Le lendemain, un banquet a lieu (le plat du Bouddha). Le brasseur Hanku reçoit 42 litres de millet pour brasser de la bière. Le 17è jour a lieu la cérémonie du « bris des plats ». Hanku et Ma, une autre famille de brasseurs, reçoivent 96 litres de millet pour faire la bière (Trombert (1999,160).

En 935, le monastère Jingtu livre du blé/orge et du millet en quantités égales à la boutique (dian) de Guo Qingjin « pour qu’il fasse de la bière » (Trombert (1999,150). Les brasseurs disposent de leurs propres locaux (dian) pour brasser, vendre de la bière et servir à boire sur place aux artisans employés par le monastère. Certains comptes de 982 précisent que des musiciens, des moines et des recteurs monacaux sont allés boire de la bière dans une boutique (Trombert (1999,139). Ils en existent plusieurs à la même époque :

« 36 litres de blé/orge pour aller à la boutique de Chongzi acheter de la bière » et « 30 litres de millet pour acheter de la bière à la boutique de Zhao » (Trombert 1999,139).

Ces boutiques de bière sont appelées jiusi (酒司), « bière-office » qu’on peut traduire par « brasserie » puisqu’on y brasse et vend exclusivement de la bière. Ceux qui y sont préposés se nomment jiuhu (酒戶), litt. « bière-famille ». Il est probable qu’une famille hérite de cette tâche au fil des générations, responsable de son bon fonctionnement et de la qualité des bières brassées et troquées contre des grains selon un barème établi par les autorités. Aux 8è-9è siècle, jiuhu désignent des familles redevables de corvées de bière auprès des monastères. Au 10ème siècle, ces jiuhu sont aussi des paysans, des petits fonctionnaires (yaya), de modestes maîtres de vinaya, c'est-à-dire de discipline bouddhiste.

Ces jiuhu, fournisseurs de bière, sont économiquement et socialement dépendants des monastères et des autorités politiques qui achètent de la bière, mais peuvent également fournir le matériel (grains, jarres, combustible, ferments) et les locaux (dian) pour brasser. Il existe aussi des meuniers (weihu) et des presseurs d’huile (lianghu) attachés au service de ces mêmes monastères (Trombert (1999,141). Un compte de 982 dénombre une trentaine de prêts de millet et de blé/orge accordés à neuf personnes différentes pour brasser de la bière, des fournisseurs de bière mais également 3 falü, petits dignitaires ecclésiastiques du monastère Jingtu :

Prêts de grains consentis par le monastère Jingtu pour brasser de la bière, année 982 (Trombert 1994, 328)
Clients/emprunteurs  Nombre de prêts  Total des grains prêtés (litres)
Boutique du falü Fan 1 210
Boutique de Yan Zimo 8 2478
Liu Wanding 4 378
[Zhang] Fuchang 6 384
Boutique du yaya Fan 3 378
Xingzi 3 252
Boutique de Xintong 1 42
Boutique du yaya Dingyuan 1 210
Le falü Guo 2 144
Total 29 4476

 

Éric Trombert a remarqué que la majorité des prêts sont consentis (24 sur 29) pendant les 5 mois d’hiver, entre novembre et avril (10ème au 3ème mois du calendrier chinois). Les deux prêts consentis en été (5ème et 7ème mois) ne portent que sur 168 litres de grains sur un total annuel de 4476 litres. Le brassage de la bière fondé sur des prêts de grains se concentre en hiver. Les raisons sont techniques (hiver propice au maintien d’une température de brassage constante) mais aussi économiques (utilisation des grains des anciennes récoltes, main d'oeuvre disponible pour les travaux domestiques). Ce pic hivernal pour brasser la bière implique son stockage en jarres pour une certaine durée et par conséquent la qualité de conservation de certaines sortes de bière. Ce constat réfute les habituels clichés sur la garde éphémère des bières durant l’antiquité en Asie ou ailleurs.

Le recyclage des drêches de brasserie pour nourrir des animaux est peut-être aussi contrôlé par les monastères. Le bassin du Tarim et le désert du Takla-Makan ne sont pas propices à l’élevage. Les pâturages et les pasteurs couvrent les piedmonts des chaînes montagneuses entourant le bassin. Les habitants de Dunhuang doivent donc compter sur les drêches de brassage pour compléter la nourriture de leurs animaux, moutons et volailles en majorité.

Les brasseuses Yang la Septième et Ma la Troisième sont nommées dans les comptes en tant que responsable des grains fournis par le monastère pour brasser en retour de la bière. Elles dirigent sans doute leur famille et supervise le brassage :

Yang la Septième : « Le 11 du 9è mois de l’an gengyin (990), on s’est rendu au domaine de Beifu ; on a fourni 1260 litres de millet comme jiuben à Yang la Septième, et 1260 litres de millet comme jiuben à Cao Fuyuan, et 300 litres de chènevis pour la mouture d’automne » (Trombert 1999, 139 et 174).

Ma la Troisième, fournisseuse officielle (guan jiuhu) du gouvernement de Dunhuang (Trombert 1999, 174). Associée à Long Tas-de-poudre. Au printemps 887, ils livrent en 1 mois 77 jarres de bière (3000 litres, ≈ 40 l/jarre) à l’intendance du gouvernent de Dunhuang pour diverses cérémonies et pour la réception de délégations venues des villes-oasis voisines, dont les puissants Ouïgours de Ganzhou (actuelle Zhangye, dans le corridor du Gansu).

3.   Comment brasse-t-on la bière à Dunhuang ?

La méthode de brassage est celle des ferments amylolytiques (qu, 麴). Ils sont confectionnés en malaxant une pâte de grains cuits avec des racines ou des tiges de plantes porteuses de champignons microscopiques riches en amylases. Quand le mycélium de ces champignons a recouvert les boulettes ou galettes de grains, on sèche ces dernières. Au moment de brasser, ces ferments sont pétris avec la masse de grains cuits. Ils vont en même temps liquéfier cette masse (saccharification de l’amidon) et déclencher la fermentation alcoolique des sucres libérés (Brassage avec des champignons amylolytiques).

Le brassage de la bière par les monastères implique que les moines ou le personnel laïque attaché aux monastères sachent brasser. Le secret de la méthode utilisant des ferments à bière repose précisément sur la confection de ces derniers. Il faut connaître les bonnes plantes, savoir les cueillir au bon moment, les sécher, les conserver, et par-dessus tout savoir cultiver le mycélium sur un substrat de grains cuits, avant de sécher ces galettes au-dessus d’un foyer ou sous le soleil.

Ces ferments secs se conservent plusieurs années[4]. Ils font l’objet d’un commerce actif et lucratif sous forme de galettes entières ou réduites en poudre. La dynastie des Tang a strictement réglementé ce commerce, source de profits pour l’Etat impérial. Au début du 9ème siècle (époque de la 1ère domination tibétaine (787-848) dans le bassin du Tarim), un compte mentionne des galettes (bing, 饼) de ferments à bière. « [Dépense] 6 litres de blé/orge, 6 litres de millet, deux galettes de ferment (qu liang bing, 麴两饼) ». La destination est illisible (Trombert 1999,155-157). Deux hypothèses peuvent en expliquer l’utilisation : 1) ces ferments servent à brasser de la bière selon la méthode de brassage usuelle 2) ces ferments et les 12 litres de grains servent à confectionner de nouveaux ferments à bière. Il est en effet courant d’émietter des galettes de ferments pour en préparer de nouvelles. C’est une façon commode d’inoculer 12 litres de grains cuits pour refaire un stock de ferments à bière.

Dans la 1ère hypothèse, nous avons une proportion approximative ferments/grains cuits pour un brassin. Pour 12 litres de grains, 2 galettes-ferment soit l’équivalent d’une louche de ferments réduits en poudre. Une galette-ferment actuelle = Ø 5 à 10 cm[5]. Mais les comptes des brassins pour les banquets de Shazhou donnent une proportion de ferments à bière comprise entre 9% et 12% de l’ensemble des grains brassés (tableau ci-dessous). Dans notre cas, le volume des ferments serait compris entre 1 et 1,5 litre, et chacune des deux galettes entre 0,5 à 0,75 litre. Donc des galettes-ferments aussi grosses que les ferments à bière traditionnels chinois qui pesaient vers 1945 environ 1 kg, soit ≈ 1,5 litre (Chia Ssu-hsieh 1945, note 8). Au 6ème siècle, Jia Sixie donne Ø=6,5 cm, épaisseur=2,2 cm, soit 70 cm3, à peine 0,07 litres ! (Chia Ssu-hsieh 1945, 31).

Qui confectionne ces ferments à bière ? Cette question essentielle reste sans réponse faute de mentions explicites dans les comptabilités de monastère. Un des comptes du grenier départemental de Shazhou (P. 2763 R° 3) mentionne des ferments fournis avec des grains pour brasser de la bière. Mais ces mêmes ferments ne se retrouvent pas dans les dépenses. On peut en déduire qu’ils ont été confectionnés sur place et non achetés à des vendeurs de ferments. Est-ce la règle générale pour les monastères de Dunhuang ?

Le tableau fourni par le grenier de Shazhou est exceptionnel : « Fourniture de denrées effectuées avant le 12ème mois de l’an chen (788) aux cuisines chargées des banquets pour faire de la bière : 32 piculs 2 boisseaux 4 sheng » (Trombert 1999, 178. 1 picul=60l, 1 boisseau=6l, 1 sheng=0,6l). Il donne deux livraisons de ferments à bière.

Livraisons de grains et ferments à bière du grenier de Shazhou aux cuisines des banquets, année 788. * et ** sont les annotations originales du document (Trombert 1996, 178).
Livraisons Millet décortiqué Orge Farine Son Ferments à bière Millet non décortiqué Total
Le 8 du 9ème mois 60 60 18 24 66   228
Le 2 du 10ème mois   120 36 48   214,2* 418,2
Le 5 du 10ème mois   300 45 60 114   519
Le 8 du 10ème mois   300 45 60     405
Le 10 du 12ème mois   300       64,2**       364,2
Total 60 1080 208,2 192 180 214,2* 1934,2
* « 214,2 litres de millet non décortiqué pour la valeur de 120 litres de millet décortiqué »
** « Dont 45 litres à utiliser en tant que tel et 19,2 litres pour la valeur de 60 de son »

 

On peut estimer le volume des ferments/vol. total de grains après leur répartition entre les 5 brassins : n°1 = 22 litres, n° 2 = 44 litres (en raison du volume des grains), n° 3 à 5 = 38 litres / brassin. Pour les 2 premiers brassins, on utilise 12% de ferment, dans les 3 derniers 9,6%[6]. Cette proportion est élevée si on la compare aux méthodes actuelles et similaires de brassage de bières traditionnelles en Inde du Nord ou au Népal par exemple. Mais on ignore tout de leur composition réelle au 9ème siècle, sauf à se référer à la section consacrée à la brasserie dans le Qí mín yào shù rédigé en 533-544. Ses recettes pour confectionner des ferments à bière (qu) n’étaient peut-être pas appliquées dans le bassin du Tarim car elles dépendent étroitement des ressources végétales locales[7].

Ce tableau révèle une autre information surprenante : la proportion des différents grains est parfaitement régulière. Les brasseurs de Dunhuang maîtrisaient leurs recettes.

Proportions régulières des grains pour brasser la bière du Shazhou, hors ferments à bière
    Millet décortiqué Orge Farine Son
1er et 2ème brassins 37% 37% 11% 15%
3ème, 4ème et 5ème brassins    74% 11% 15%

 

Il faut relever la proportion élevée de son dans ces brassins. Les enveloppes des grains de millet ou d’orge portent des levures sauvages. Le son évite aussi le compactage de la masse fermentée qui serait infiltrable à travers les tissus de coton, de laine ou de soie employés à cette époque.

Le son des céréales, mélangé à des grains moulus, sert aussi à fabriquer du vinaigre (cu 醋) à Dunhuang : 180 litres utilisés dans le compte annuel de 924 (Trombert 1999, 134). Les enveloppes de céréales hébergent aussi des bactéries acétiques et lactiques.

4.    Quand et pourquoi boit-on de la bière à Dunhuang ?

Portrait de Viśa Saṃbhava, un roi de Khotan et de sa reine consort, Xe siècle.

Les comptabilités de Dunhuang émanent de monastères bouddhistes. Les principales cérémonies du calendrier bouddhiste tiennent une place importante dans les dépenses de grains destinés au brassage de la bière. Il en existe deux sur lesquelles nous sommes bien renseignés grâce aux comptes annuels complets des années 924 et 930 : la fête du 8ème jour du 2ème mois et la célébration de l’Avalambana.

Ces mêmes monastères sont des institutions économiques majeures de la région. Elles interagissent avec les populations laïques (serviteurs, esclaves, artisans, marchands Sogdiens, chefs politiques, donateurs, autorités administratives), offrent des banquets, participent à des festivités proprement laïques. Toutes ces activités nous renseignent indirectement sur le rôle de la bière dans la société civile de Dunhuang.

Homme lançant un pot sur une roue (grotte 85, Lankavatara Sutra sur la pente du plafond est de la chambre principale)

Par ailleurs, la vie quotidienne du clergé bouddhiste est compatible avec les jarres de bière dans le bassin du Tarim à cette époque. Les directives et la discipline bouddhistes sont appliquées avec modération dans un environnement multiculturel qui favorise un certain degré de syncrétisme religieux. Les dignitaires bouddhistes doivent composer avec les us et coutumes des populations qui assurent leur prospérité économique.

Il apparaît que les moines et les laïques qui les servent boivent de la bière toute l’année, même aux périodes critiques de soudure entre deux récoltes de millet, de blé et d’orge. Les vastes greniers des monastères font office de tampon mais aussi de trésor à grains. Les monastères prêtent volontiers des semences pour les nouvelles récoltes. Le crédit de grains ou de tissus (laine, chanvre, soierie, coton) gratuit ou à intérêt, de confiance ou sur hypothèque, est l’une des principales sources de revenus des monastères (Trombert 1994, 299). Les greniers des monastères se sont substitués aux greniers publics (cang, 仓) gérés par une institution (gongxie) quand la puissance impériale des Tang s’est retirée de la région vers 907 avec l'effondrement de la dynastie, pouvoir un temps rélayé régionalement dans le Tarim par la puissante famille Cao.

 

Ruines d'un grenier à grains dans la forteresse de Hecang près du col de Yumen sous les Han occidentaux, reconstruit pendant les Jin occidentaux (280-316)Ruines d'un grenier à grains dans la forteresse de Hecang près du col de Yumen sous les Han occidentaux, reconstruit pendant les Jin occidentaux (280-316)

 

 

Les activités économiques des laïcs en lien avec les monastères.

Image de labourage peinte sur le mur sud de la grotte 85

De nombreux artisans et paysans travaillent pour les monastères. Ils reçoivent une compensation en nature : grains, bière, tissus, huile, etc. Aucune monnaie métallique ne circule dans le bassin du Tarim sous les Tang et les Song. L’économie repose sur le troc, y compris le commerce de cités en cités le long des routes de la soie. Les structures sociales reposent essentiellement sur des liens de dépendance personnelle et de servitude au sein des familles, des clans, des tribus.

Voici quelques cas qui sont aussi de bons exemples de brassins confectionnés avec des mélanges orge/blé + millet :

En 939 pour les bûcherons :

« Lors de l’abattage de bois de construction au domaine de Jiang Suohu, 3 litres de blé/orge et autant de millet pour faire de la bière. » (Trombert (1999,149)
« Pour la nourriture des moines lors de l’abattage du bois pour faire des poutres au domaine de Wu Xiangzi, 3 litres de farine, 6 de farine grossière, 4,5 litres de blé/orge et 4,8 de millet pour faire de la bière. Pour les bûcherons au domaine du dutou Luo, 3 litres de blé/orge et 3,6 de millet pour faire la bière » (Trombert (1999,149-150).

Pour les bergers :

« Pour les bergers, 45 litres de millet et 9 de blé/orge pour faire et pour acheter trois fois de la bière » (Trombert (1999,150).

Pour les moissonneurs, moines ou laïcs :

En 970 : « 36 litres [de grains] achat d’une jarre de bière pour abreuver les moines qui ont moissonné les champs de blé/orge du domaine du Canal » (Trombert (1999,167).

Les serviteurs et les artisans qui travaillent dans l’orbite des monastères, mais également les moines et les dignitaires, reçoivent des allocations régulières (jieliao) de grains, de bière et d’huile. Elles sont distribuées par exemple au solstice d’hiver ou au nouvel an lunaire (Trombert 1999,162).

La nourriture s’accompagne presque toujours de bière. Le rapport normal entre nourriture et boisson fermentée est de 3/1  calculé en volume de grains (Trombert (1999,170).

Les cérémonies saishen se situent à la frontière entre les activités économiques patronnées par les monastères et la fonction religieuse de ces derniers. La construction ou la réparation d’un moulin, d’un atelier d’artisan, une semaille, une moisson, une tonte de moutons, divers travaux agricoles font tous appel aux moines pour bénir le début ou l’achèvement de ces actions (Trombert 1999,165). Ces saishen ne se déroulent pas sans brasser de la bière pour les participants. Il est possible qu’une part de cette bière serve à des libations sacrificielles (cf. infra).

Les activités religieuses des monastères.

La bière est spécialement brassée et bue collectivement durant des fêtes et cérémonies proprement religieuses et bouddhistes comme la fête du 8ème jour du 2ème mois en l’honneur du Bouddha (en plein hiver) et l’Avalambana en l’honneur des âmes défuntes (du 14ème au 17ème jour du 7ème mois, en plein été).

D’autres célébrations revêtent un caractère laïque comme le Nouvel An lunaire, la fête des Lanternes, le Manger froid, le solstice d’hiver. Elles sont l’occasion de boire de la bière comme le montrent les tableaux ci-dessous.

Éric Trombert a pu isoler les dépenses liées aux cérémonies annuelles du calendrier bouddhiste pour les années 924 et 930. Les dépenses de grains pour brasser la bière sont importantes comparées à celles de grains ou d’huile consommés à des fins purement alimentaires.

Dépenses de grains (litres) pour les fêtes organisées par le monastère Jingtu, année 924 (Trombert 1996, 31)
Fête Grains pour la bière Blé Millet Farine Huile Soja Farine grossière Tourteaux
8ème jour du 2ème mois vers le 20 mars 84   78 75 2,7    
Manger froid (5 avril) 84     42 1,2      
Nourriture du Bouddha (printemps)       189 2,4      
Banquet de printemps 42     7,5 1,8      
Avalambana (mi-août) 126     234 16,2 6 6 5 pièces
Nourriture du Bouddha (automne)       204 3,6      
Solstice d’hiver (20 décembre) 402 234   12 0,3      
Cérémonies du 12ème mois       54        
Nouvel an 925 (18 février)       66 0,3      
Fête des Lanternes         30      

 

Dépenses de grains (litres) pour les fêtes organisées par le monastère Jingtu, année 930 (Trombert 1996, 35)
Fête Grains pour la bière Millet Farine Huile Soja Farine grossière Tourteaux
Banquet pour chasser les sauterelles 84   84 3    
8ème jour du 2ème mois vers le 20 mars 162 228 246 6,48      
Manger froid (3-5 avril) 84   64,8 1,83      
Nourriture du Bouddha (printemps)     210 3,6   12  
Avalambana (mi-août) 24 126 273 17,4 12   5 pièces
Banquet d’automne 42   78 2,4      
Nourriture du Bouddha (automne)     210 3,6   12  
Solstice d’hiver (20 décembre) 108   15        
Cérémonies du 12ème mois     54 2,4      
Nouvel an 931 (18 février) 108   12 0,3      
Fête des Lanternes 18 30 15 0,06      

 

La fête du 8ème jour du 2ème mois se déroule entre le 27 février et le 29 mars selon les années du calendrier lunaire chinois. Cette fête marque la reprise des activités agricoles, notamment les semailles. Calendrier bouddhiste et cycle agraire s’interpénètrent. C’est l’une des plus importantes célébrations annuelles avec l’Avalambana qui a lieu en été.

Les dépenses de grains pour brasser la bière récompensent et nourrissent les laïcs, les moines et les nonnes qui assurent les préparatifs, réparent les statues des bouddhas, les dais, les enseignes, les chars de procession, etc. qui seront montrés et promenés durant les cérémonies. On comprend à travers le détail au jour de jour de ces comptes que les monastères grouillent de vie. Chaque monastère ne regroupe qu’une dizaine de moines ou de nonnes, mais les laïcs doublent ou triplent ces effectifs durant l’année et spécialement durant ces festivités (Trombert 1996).

Dépenses de grains (litres) pour la fête du 8ème jour du 2ème mois, vers le 20 mars de l’année 924 (Trombert 1996, 29)
Principaux évènements de la fête Millet pour la bière Farine Huile
Zhai* offert aux gardiens des bouddhas et aux moines, le 8 du 2ème mois 84 39 1,5
Préparation des pâtes en soupe pour le zhai du 8   18 0,6
Collation à la porte Nord de la ville aux porteurs des statues   18 0,6
Collation aux gardiens des bouddhas 36    
Millet aux gardiens des bouddhas pour aller chez Hanku boire de la bière et fêter la fin de leur tâche (9ème jour) 18    
Millet à l’association de procession des statues pour acheter de la bière 24    
* Repas collectif théoriquement maigre mais bien pourvu en bière

 

Dépenses de grains (litres) pour la fête du 8ème jour du 2ème mois, vers le 20 mars de l’année 930 (Trombert 1996, 33)
Principaux évènements de la fête Millet pour la bière Farine Huile
Confection des couronnes de boddhisattva par les orfèvres, ācārya*, artisans étameurs pour leurs 3 repas quotidiens (20 au 29 du 1er mois) 24 108 2,4
3 repas quotidiens des nonnes qui ont cousus les dais (2 au 6 du 2ème mois) 42 90 2,52
Zhai des moines pour la remise en culture des jardins, banquet du 8 du 2ème mois   12 0,61
Banquet de l’association de procession des statues pour faire de la bière et cuire des baotou, hubing et xibing** 126 72 2,46
Collation aux porteurs de statues à la porte Nord 36 24 0,6
Aux porteurs des bouddhas et leurs aides (7 du 2ème mois) 72    
Illumination des lanternes (7 du 2ème mois)     0,6
Banquet maigre des moines (9 du 2ème mois)   12 0,3
3 repas quotidiens pour 2 autres journées à coudre les dais par les nonnes et les moines 30 36 1,2
Pour fêter le sengsheng (9 du 2ème mois) 72 12 0,3
Festin de l’enlèvement des dais pour tous les artisans et les moines de notre monastère (Jingtu) (9 du 2ème mois) 84 138 3,12
* les ācārya sont des maîtres ou précepteurs spirituels. ** des gâteaux, galettes, raviolis frits ou cuits à la vapeur.

 

L’Avalambana en l’honneur des âmes défuntes s’accompagne d’un prêche du soir. Le monastère brasse de la bière le 15 du 7ème mois pour les dignitaires bouddhistes et laïcs de l’assistance (Trombert 1999,165).

Les Banquets maigres (zhai) des moines s’accompagnent aussi de bière (Trombert (1999,161).

En 930 : « 2100 litres de blé/orge concassé en farine pour faire la bière (weimian wojiu) pour le banquet maigre des moines de l’assemblée des comptes de la 2ème année [ère changxing] » (Trombert (1999,154)

De même la lecture de Sūtra en divers endroits de la ville le 12ème mois (Trombert (1999,160).

Offrandes aux divinités bouddhiques, grotte de Mogao 85

La bière n’est pas seulement la boisson des repas collectifs. Elle sert d’offrande sacrificielle, intégrée aux rites qui ont un rapport direct avec le cycle agraire. On fait des offrandes de bière pendant le Manger froid et le solstice d’hiver, deux célébrations héritées du fond religieux chinois et intégrées dans le calendrier de Dunhuang. La bière symbolise l’abondance de céréales, un espoir porté par les prochaines moissons et accordé par la nature renaissante au solstice d’hiver sous la bienveillance des divinités agraires. On brasse ainsi « de la bière pour les offrandes sacrificielles et les prières (jibai jiu) » (Trombert (1999,164).

Le Alang (prince-gouverneur de la région de Dunhuang) achète de la bière pour les plateaux d’offrandes aux divinités du panthéon chinois et aux grandes figures du bouddhisme sinisé.

Les rituels funéraires intègrent la bière en tant que boisson d’offrande, que le défunt soit laïc ou religieux, une jarre de bière dans un cas ou l’équivalent de 18 litres de grains dans un autre (Trombert (1999,166).

 

Les activités diplomatiques des monastères bouddhistes.

 

Des jarres ou des cornes de bière sont offertes à des dignitaires bouddhistes ou laïcs dans certaines circonstances codifiées.

Orchestre sogdien à la joueuse de pipa. Période Tang moyenne, 762-827. Grotte N° 46 ou 112

Quand un maître de discipline et un maître-artisan partent pour l’Ouest vers la fin de l’été 924, le monastère offre de la bière, sans nourriture. On se réjouit en buvant sans manger. En 930, une réception est offerte en l’honneur du linggong (directeur de secrétariat) revenu d’un voyage dans l’Est. De grandes quantités de bière sont brassées pour recevoir des émissaires venus de Tourfan ou de Khotan, ou encore pour fêter le départ d’un maître bouddhique vers l’Ouest (Trombert 1999,163).

Une corne de bière accueille un senglu (ecclésiastique de rang moyen) venu de Shouchang, une ville voisine. Les cornes de bière semblent avoir signifié « bienvenue » et « fraternité ». Elles sont aussi distribuées parmi des équipes d’ouvriers ou comme ration de bière à des nonnes-cuisinières et des hommes ayant cousus des peaux.

Dignitaires étrangers, grotte 85, dynastie Tang (618-907)

 

Les jarres de bière sont offertes comme cadeaux protocolaires. « Le 6 du 11ème mois de la 4ème année qingtai (décembre 937), Longbian administrateur général du dusengtong (saṃgha) de la région de Shazhou et ses deux acolytes Huiyun et Shaozong remercient le sikong [prince-gouverneur de la région de Dunhuang] de leur avoir envoyé des condiments et deux jarres de bière de blé/orge » (Trombert (1999,152).

 

En 982, le monastère Jingtu achète de la bière pour « traiter la femme ou la fille du préfet ».

5.    Comment boit-on la bière à Dunhuang ?

Les comptabilités de Dunhuang nous renseignent sur les manières de boire de ses habitants. La principale méthode de brassage employée implique que la bière pouvait être bue déjà filtrée ou bien aspirée avec un chalumeau quand la masse fermentée plus ou moins liquéfiée venait d’être diluée.

La bière est brassée, vendue et probablement consommée dans des jarres dont on peut estimer la contenance. Quand la bière est brassée par les monastères, les volumes moyens de grains sont le plus souvent des multiples de 42 litres (Trombert 1999,143). Après décorticage (millet), concassage, cuisson et ajout de ferment, le volume final de la masse fermentée se situe entre 50 et 60 litres. C’est sans doute le volume d’une grande jarre de bière ou bien de 2 petites contenant 25-30 litres.

Enfin, un compte de l’administration générale du saṃgha daté du milieu du 10ème siècle fournit une équivalence volumique entre les grains et les jarres de bière : « 2100 litres de blé/orge concassé en farine (wei baimian), et 1008 en farine tamisée (wei luomian) pour faire 30 jarres de bière » (Trombert (1999,154). On doit supposer que seule la farine tamisée a servi au brassage : 1008 litres/30 = 33,6 l de farine par jarre de bière. Là encore, la contenance estimée d’une jarre de bière ≈ 40-50 litres après brassage de la farine.

Les comptes de deux brasseurs travaillant pour le gouvernement de Dunhuang en 887 indiquent qu’une jarre weng de bière s’échange contre 36 litres de grains (Trombert 1999, 151, n. 27). En 970, les comptes d’un monastère indiquent « 36 litres [de grains] pour achat d’une jarre de bière » (Trombert 1999,167 ). On aurait affaire dans ces deux cas à une jarre plus petite.

Quelle que soit la contenance des jarres de bière, boire collectivement à partir de ces jarres implique l’utilisation de chalumeau ou de paille pour en aspirer la portion liquide.

En revanche, le boire individuel dans des gobelets ou des coupes implique une dilution et une filtration préalable de la masse fermentée et clarifiée.

Les documents de Dunhuang ne disent rien de coutumes qui sortiraient du cadre de la comptabilité des biens matériels. Ces deux manières de boire la bière, collective-chalumeau vs individuelle/coupe, devaient suivre une division sociale : boire collectif pour la grande majorité, boire individuel pour les élites économiques, politiques ou religieuses.

Il existe une troisième façon de boire la bière : la corne à bière. Elle reflète à l'évidence la part des activités pastorales dans l’économie régionale du bassin du Tarim. Les cornes à boire font partie de la vaisselle domestique mais aussi honorifique. On ne sait rien de leur origine (bouc, bovins, antilope ?). Les cornes d'antilope font partie des cadeaux protocolaires, avec les parfums, les aromates et le jade (Trombert 1999, 152-152). Peut-être décorées ou gravées, elles ne contiennent que quelques litres de bière.

L’administration laïque de Dunhuang a « dépensé une corne de bière pour les personnes qui ont cousu les peaux » (Trombert 1999, 152-153, cité ci-dessus). Le 27 du 11ème mois 930, une corne de bière a été servie pour accueillir le senglu venu de Shouchang (Trombert 1999,163-164). Le 2ème mois de 982, le recteur Li d’un monastère reçoit une corne de bière pour surveiller les semailles de blé/orge (Trombert 1999, 167, n. 58). Des nonnes ācārya ont travaillé 2 jours pour préparer un festin et reçoivent chacune une corne de bière (Trombert 1999, 173).

 

6.    Conclusions

Les moines bouddhistes ne devaient accumuler ni richesses matérielles ni posséder autre chose que leur vêtement et leur bol d’aumône. A contrario, la propriété inaliénable et permanente de la communauté bouddhiste, la saṃgha, était source de prospérité, de sa relative autonomie économique vis à vis des autorités laïques, et de sa longévité à travers les tumultes politiques.

Est-il vraiment surprenant que les grains, principal trésor matériel des monastères, et leur conversion en bière tiennent une place aussi importante dans la vie quotidienne du clergé bouddhiste ?

Dames donatrices khotanaises. Grotte 61 de Mogao, Dunhuang, Xe siècle

Ses membres vivaient-ils comme des assoiffés de bière ? Pas plus semble-t-il que le reste de la population. La consommation régulière de bière était en Chine le privilège des familles les plus riches et les plus puissantes. Les volumes de bière enregistrés par les comptes annuels des années 924 et 930 semblent impressionnants. Ramenés à une consommation moyenne de 16 litres par jour, ils deviennent infimes rapportés à l’effectif du monastère Jingtu et du personnel gravitant autour de lui.

La bière est principalement bue au cours des cérémonies et de leurs préparatifs, des banquets, des travaux collectifs et des réceptions protocolaires. En d’autres termes, la bière des monastères bouddhistes est une boisson de la convivialité, un lubrifiant social, une boisson fermentée coutumière, une boisson qu'on boit à la conclusion des contrats commerciaux ou des accords politiques.

La recherche de l’ivresse par la bière est à chercher du côté des familles laïques de brasseuses et de brasseurs, de leurs échoppes à bière. Paysans, bergers, artisans, marchands, moines parfois, viennent y troquer un peu de millet, d’orge ou de blé contre une jarre ou une corne de bière.

Ce troc de grains contre de la bière est une constante des sociétés agricoles anciennes, qu’il se déroule dans un village ou une ville. Ces micro-transactions passent presque toujours sous le radar des archives économiques de la planète : elles ne laissent pas de traces écrites et concernent les catégories sociales pauvres et précarisées. L’un des mérites des études d’Éric Trombert est de les avoir mis en lumière dans le Dunhuang du 10ème siècle.

 

7.   Bibliographie

  • Chia Ssu-hsieh, (translated by) Huang Tzu-ch'ing and Chao Yun-ts'ung, (introduction by) Tenney L. Davis (1945). The Preparation of Ferments and Wines, Harvard Journal of Asiatic Studies, Vol. 9, No. 1, pp. 24-44 jstor.org/stable/2717991 + Corrigenda to HJAS 9.24-38 in Harvard Journal of Asiatic Studies, Vol. 9, No. 2 (Jun., 1946), p. 186.
  • Gernet Jacques (1956). Les aspects économiques du bouddhisme dans la société chinoise du Vè au Xè siècle, Publications de l’EFEO, Vol XXXIX, Paris.
  • Huang H. T. 2000, Fermentation and Food Science in Science and Civilisation in China (Needham J. ed.) Vol. 6 Part. V, 161.
  • Trombert Éric (1994). Prêteurs et Emprunteurs de Dunhuang au Xe Siècle. T’oung Pao, 80(4/5), 298–356. jstor.org/stable/4528639
  • Trombert Éric (1996). La fête du 8ème jour du 2ème mois à Dunhuang, in De Dunhuang au Japon. Etudes chinoises et bouddhiques offertes à Michel Soymié, (J-P Drège éd.), Hautes Etudes Orientales 31, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris, 25-72.
  • Trombert Éric (1999). Bière et bouddhisme : la consommation de boissons alcoolisées dans les monastères de Dunhuang aux VIIIe-Xe siècles. Cahiers d'Extrême-Asie, vol. 11, 1999. Nouvelles études de Dunhuang. Centenaire de l'École française d'Extrême-Orient. pp. 129-181. persee.fr/doc/asie_0766-1177_1999_num_11_1_1152
  • Trombert Éric (2001). Culture du vin et de la Vigne en Chine.  Misères et succès d'une tradition allogène I - JA 289.
  • Trombert Éric (2002). Culture du vin et de la Vigne en Chine.  Misères et succès d'une tradition allogène II - JA 290.
  • Wang-Toutain Françoise (1996). Le sacre du printemps. Les cérémonies bouddhiques du 8ème jour du 2ème mois, in De Dunhuang au Japon. Etudes chinoises et bouddhiques offertes à Michel Soymié, (J-P Drège éd.), Hautes Etudes Orientales 31, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris, 73-92.

 


[1] La vigne est cultivée depuis le 5ème siècle dans les marges occidentales du Bassin du Tarim, à Tourfan et à Kutcha, deux royaumes tokhariens (Trombert 2001 et 2002). Elle a semble-t-il été cultivée sous les Tang dans le Shanxi avant de disparaître.

[2] Pour le bouddhisme, il y a plusieurs degrés de perfection selon les individus dans une de leurs existences. Il y a aussi plusieurs manières de cohabiter avec des non-bouddhistes. Les conversions par la violence ne font pas partie de son arsenal. L’histoire économique du bouddhisme en Chine a été étudiée par J. Gernet (1956).

[3] Le rapport volumique imposé par les autorités entre millet brut et décortiqué est à cette époque de 1 pour ≈0,6-0,7.

[4] La traduction qu = levure (ou levain) est malheureuse. Les ferments à bière sont avant tout le moyen de saccharifier l’amidon grâce au mycélium qui produisent des amylases. Ces mêmes mycéliums déclenchent également la fermentation alcoolique, ou bien les levures symbiotes qui leur sont associés. Voir Schéma de brassage

[5] Ces galettes-ferments existent aussi sous forme de pastilles en Chine, au Tibet, ou dans le nord de l’Inde.

[6] Il faut intégrer le volume des ferments à base de grains et tenir compte des annotations du comptable.

[7] Chia Ssu-hsieh, Huang Tzu-ch'ing, Chao Yun-ts'ung, Davis T. 1945, The Preparation of Ferments and Wines, Harvard Journal of Asiatic Society 9, 25-29. Huang H. T. 2000, Fermentation and Food Science in Science and Civilisation in China (Needham J. ed.) Vol. 6 Part. V, 161.

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