Un responsable de brasserie palatiale à Šubat-Enlil.

 

 

L'archive la plus septentrionale provient de Šubat-Enlil (actuel Tell Leilan), dans la haute vallée du Habur. Identifié avec la capitale du royaume de Haute Mésopotamie du roi Samsî-Addu (1796-1775), Šubat-Enlil occupe 90 ha ceinturés par 3,7 km de remparts hauts de 5 à 15 m[1]. En 1991, on découvrit dans un bâtiment de la ville basse, interprété comme une résidence de 12 pièces, un lot de 651 tablettes et fragments dont la majorité constitue une archive de brasserie couvrant les années 1770 à 1766.

Son intérêt est exceptionnel. Cette archive est homogène : mêmes produits et sous-produits (grains bruts, ingrédients intermédiaire de brassage, bières), même activité (brasserie), même lieu (atelier à bière[2]), même période de 20 mois entiers. Le compte détaillé des ingrédients de brassage fournis à la brasserie et utilisés pour les brassins offrent une occasion unique de suivre au jour le jour la gestion et la marche d'une brasserie mésopotamienne du 18ème siècle av. notre ère.

La plupart des tablettes, datées selon un comput connu et déchiffré propre aux royaumes septentrionaux, présentent une exceptionnelle continuité chronologique[3]. Les comptes utilisent un système de mesure (volumes secs/liquide) dont les valeurs relatives et absolues sont également connues. Bref, la structure des documents et leurs données sont comprises. L'archive ne demande qu'à être étudiée du point de vue de la brasserie et de son histoire.

L'ensemble se compose de 80 récépissés d'orge + ingrédients de brassage, et de 447 notes de livraisons quotidiennes de bière pour les occupants et les invités du palais. Cet écart numérique montre que la brasserie ne s'approvisionne pas tous les jours en ingrédients, mais qu'elle livre chaque jour de la bière fraîche. Mutu-ramê est le personnage central de ce dispositif. Il contrôle la réception des matières premières. Il comptabilise la bière livrée. Il coordonne l'activité de la brasserie. Son nom figure au bas des 447 documents de livraison. Nous ignorons si sa gestion inclue des responsabilités de brasseur, car les opérations techniques font à cette époque rarement l'objet d'écriture ou de descriptions.

Les deux volets "réception des grains/confection des ingrédients/brassage" et "livraisons par sortes de bière" sont présentées et résumés avant d'avancer quelques conclusions.

Les réceptions éclairent la confection et la gestion des ingrédients de brassage d'un point de vue qualitatif et quantitatif.

Orge et malt proviennent soit d'une aire de battage (maškanum), soit de fournisseurs désignés (Tateia 10 fois,Šamaš-dajjãn 1 fois). Cette aire de battage des grains est la surface qui sert une fois par an à battre les épis ou dépiquer l'orge avec un tribulum. Par extension, l'aire de battage désigne l'endroit approprié pour traiter et stocker les grains.

Mais dans nos documents, le terme maškanum est systématiquement associé aux livraisons de malt. L'installation pourrait aussi servir d'aire de maltage : une zone plane et propre, exposée au soleil et convenant à la germination de l'orge comme au séchage du malt vert.

 

Contraintes du maltage
5 m2 /100 litres d'orge = ratio Surface de germination/Volume initial de grains crus. Ce ratio commande aussi le séchage du malt vert au soleil.
Il faut 2 m2 pour étaler 100 litres d'orge en couche de 5 cm. L'humidification et la germination augmentent le volume (pousse des radicules et plumules, gonflement des grains) de 250% *. On doit épandre davantage cette couche pour conserver son épaisseur optimale et garantir sa bonne aération.
De Clerck 1948 Cours de Brasserie, vol. I p. 174.

 

Le maltage réclame des surfaces importantes. 600 l d'orge à malter, quantité régulièrement livrée à Mutu-ramê, exigent au moins 15 m2. Le maltage complet d'un lot de grains crus (orge ou blé) dure environ une semaine. Les périodes de livraisons importantes et fréquentes de malt (1320 litres entre le 31 du mois II et le 4 du mois III par exemple) impliquent la réservation d'une surface totale de l'ordre de 33 m2, pour assurer la rotation des lots de grains à malter toutes les semaines. De grandes provisions de malt se conservent parfaitement[4].

Pourtant, la solution retenue à Šubat-Enlil privilégie les approvisionnements fréquents. L'organisation économique explique que le malt provienne alternativement d'une aire de battage (et de maltage?) et de fournisseurs comme Tateia, sans doute un malteur ou du moins une personne à qui le palais confie  des stocks de grains pour être maltés et approvisonner la brasserie palatiale. Mutu-ramê sous-traite la production de son malt et diversifie ses sources. En sa qualité de gestionnaire de la brasserie du palais, Mutu-ramê  ne manque jamais de grains. Mais il doit veiller à ne jamais manquer de bière.

 

Ce bon gestionnaire pourvoit en bière divers groupes. Son "client" permanent est le harem royal. Il fournit en moyenne entre 11,6 et 36 litres/jour selon les mois, ce qui correspond à 10-30 personnes (base de 1,2 litre/jour). Nourrices, charpentiers, cuisiniers, porteurs des armes royales, divers individus sont approvisionnés avec une régularité qui suppose leur rattachement au personnel permanent du palais. Les messagers du palais vont et viennent, présents quelques jours par mois; à l'exception des mois I et XI (limmu Zabrabu) avec des livraisons respectives de 48 et 24 litres/jour.

Des prud'hommes contrôlent la qualité et la conformité des livraisons d'orge ou de malt par rapport à la comptabilité. Ils opèrent sur l'aire de battage, à proximité des greniers. D'après les volumes de bière qui leur sont  distribués, on déduit que leur travail connaît un surcroît d'activité entre les mois XII et I de l'année assyrienne (février-avril), très certainement en rapport avec la culture et la moisson de l'orge. Ils contrôlent les champs avant moisson pour en constater les surfaces, prévoir les rendements, l’effectif des moissonneurs, et estimer ainsi les quantités de grains qui devront être livrés au palais après les moissons.

La diplomatie du palais occasionne pour la brasserie une fourniture supplémentaire de bière aux délégations, aux porteurs d'armes et aux messagers (tableau ci-dessous pour les mois I et XI du limmu Zabrabu). Une tablette découverte dans l'acropole fait état de bière et de pain donnés à un messager venu d'Ešnunna [5].

La découverte inespérée d'un jeton d'argile porteur de l'inscription « 1,2 litre de bière supérieure, (aux) serviteurs royaux » indique qu’il fait office de coupon de ration au porteur : on vient l'échanger sur place (la brasserie du palais ?) contre 1,2 litre de bière. Cette découverte exceptionnelle confirme le caractère vivant des archives de la brasserie. On notera que l'inscription elle-même suppose que le jeton parvienne entre les mains d'un scribe capable de la lire : elle ne porte ni pictogramme ni symbole facile à imiter.

Le palais s'anime, la brasserie prend sa place parmi les activités économiques palatiales. Un coup d'œil sur le tableau des livraisons rétablit sa juste échelle. Au plus fort de sa production, la brasserie livre à peine 100 litres/jour (limmu Ahuwaqar mois I). La difficulté de la tâche assignée à Mutu-ramê réside dans l'hétérogénéité de sa "clientèle" et dans la diversité de ses sources d'approvisionnement, plus que dans le volume de bière à brasser. Mutu-ramê réceptionne de l’orge, du malt et des ingrédients semi-finis de brasserie : sun (moût), titab (pain malté), agarinnu (levain). Quelles contraintes techniques ou économiques empêchent Mutu-ramê de les préparer lui-même ? Une sous-traitance complète ? Le résultat d’une comptabilité intermédiaire très détaillée ? Mutu-ramê réceptionne aussi de la bière (kaš) qui semble suppléer sa propre production.

L'examen attentif des documents montre que les livraisons de la brasserie ne se limitent pas aux seules rations comptabilisées. Au vu des quantités reçues d'orge et de malt, la production de bière dépasse largement les faibles volumes enregistrés de rations quotidiennes. Le total malt+orge réceptionné pour la 2ème quinzaine du mois V (sans tenir compte des lacunes possibles) est égal à 1800 litres (600+480+600+120). En appliquant le ratio orge/bière de Chagar Bazar pour la bière supérieure, ces grains produisent 1800 litres de bière supérieure (ratio 1:1). Au jour le plus fort de la même période, la brasserie livre 15 litres/jour, soit à peine plus de 228 litres par quinzaine[6]. Un tel écart, même pondéré par le décalage entre les jours de réapprovisionnement et les livraisons quotidiennes de bière finie, ne peut s'expliquer que par une distribution de bière dépassant le cadre du palais et/ou comptabilisée par des archives aujourd'hui disparues.

Un important document signé par Mutu-ramê ventile mensuellement la consommation d'orge de la brasserie. Seul le mois I (Niqmum) est détaillé par bénéficiaires. Tous les autres ne donnent qu'un total général. Les quantités calculées du mois I ne s'accordent pas avec les totaux des tablettes de livraison. Il semble que la ventilation de Mutu-ramê soit un document interne de la brasserie récapitulant les quantités d'orge réellement consommée pendant 9 mois.

 

Année

Mois

Orge (litres)

Type de bière

Bénéficiaires

limmu Aššur-taklalu

X

731

supérieure

pas de mention

 

XI

824

pas de mention (KAŠ)

idem

 

XII

24[+x]

idem

idem

limmu Zabzabu

I

866

idem

?

 

I

864

idem

porteurs de chaise

 

I

1106

idem

messagers

 

I

245

idem

harem royal

 

II

1703

idem

pas de mention

 

III

1231

idem

idem

 

IV

1244

idem

idem

 

V

539

idem

idem

 

VI

581

idem

idem

Ventilation des consommations mensuelles d'orge selon les comptes de Mutu-ramê.

 

Les archives de Šubat-Enlil offrent de la brasserie mésopotamienne une image beaucoup plus vivante. On perçoit les contraintes d’approvisionnement liées aux cycles agricoles, aux impératifs de stockage et à la diversification des sources d'ingrédients. Elles s'articulent aux impératifs journaliers de livraison : la brasserie doit procurer des qualités appropriées de bière, selon des quotas de rations spécifiques. Elle doit aussi s'adapter aux activités saisonnières de la population et de ses besoins en boisson.

La majorité des tablettes découvertes sur l'acropole de Tell Leilan comptabilisent des livraisons de bière (bonne ou supérieure), de farine et de grains. 12 d'entres elles concernent l'approvisionnement du banquet du roi, 8 autres des messagers ou des listes de bénéficiaires[7]. Malheureusement, ce lot de tablettes et l'archive de Mutu-ramê ne sont pas contemporaines. On ne peut recouper les chiffres de production de l'atelier à bière et ceux des bières reçues par les bénéficiaires du palais.

Existe-t-il deux circuits de brassage et de distribution de la bière au sein de la ville ? Un pour la ville basse (brasserie de Mutu-ramê), un autre pour l’acropole, le monde du temple et du palais, des officiels et de l'administration : sceaux et tablettes scellées en témoignent[8].

La ville basse abrite une population mélangée active, et les marchands. Tell Leilan est occupé depuis le début du 3ème millénaire. Au 19ème siècle, la ville basse est un vaste comptoir  assyrien (karum) et une étape sur la route commerciale menant vers la Cappadoce. On y consomme manifestement beaucoup de bière, ce qui explique que la production de la brasserie excède largement les rations pour le personnel du palais. Mutu-ramê sert aussi d'autres "clients" de la ville basse.

La gestion économique et technique sophistiquée de Mutu-ramê modifie le tableau souvent très réducteur qu'on dresse de la brasserie dans l'antiquité. Elle apparaît ici dégagée des tâches domestiques, parfaitement organisée et adaptée à la production régulière des diverses sortes de bière. Il faut envisager que ces ateliers à bière soient des lieux novateurs, une réponse à deux contraintes très puissantes :

A)  brasser des bières standardisées (bière des rations) mais également les bières spéciales (messagers, famille royale, envoyés des autres palais de la région).

B) justifier et suivre comptablement l'utilisation des grains à travers toutes les opérations de transformation du brassage, de sorte que les réserves de grains couvrent les besoins de la brasserie tout au long de l'année.

Les documents montrent un gestionnaire administrant plusieurs sources d'approvisionnement, plusieurs moyens de stockage, tenant ses comptes de matières premières, d’ingrédients et de sous-produits variés, livrant des bières de diverses qualités selon des rythmes variés et des exigences sociales multiples. Chaque jour, Mutu-ramê doit résoudre un vrai casse-tête !

La production de Mutu-ramê reste cependant modeste comparée aux énormes volumes de bière brassée par les grands complexes urbains pendant la dynastie d'Ur III (2112-2004) dans le Sud mésopotamien. Les gestionnaires de brasserie y produisent et distribuent la bière par centaines d’hectolitres chaque jour. Ces responsables ont la tâche écrasante de concentrer d'importants moyens d'approvisionnement et de stockage des ingrédients de brassage pour les brasseries des grandes cités mésopotamiennes. Les échelles de production et les contraintes d'organisation économique ont en retour influencé les schémas et les techniques de brassage.

 

 ^                                    >


[1] Harvey Weiss H. et al. 1990, 1985 Excavations at Tell Leilan, Syria, American Journal of Archaeology 94, 534 sq.

[2] Le regroupement de toutes les tablettes (comptes des ingrédients de brassage reçus/confectionnés + livraisons des bières finies) dans des paniers d'archivage de la même pièce du bâtiment corrèle Gestion+Brassage des ingrédients avec Fourniture des sortes de bière. La réunion des deux types de documents n'implique pas que les lieux physiques de production soient identiques. Aire de maltage, atelier de confection des ingrédients, atelier de brassage, réserves de bière, distribution de jarres de bière sont autant de lieux différents.

[3] On s'accorde à considérer ces archives comme vivantes au moment de leur ensevelissement : tablettes soigneusement rangées dans des jarres elles-mêmes entreposées dans un seul endroit, la pièce n° 12 du palais.

[4] Van De Mierop 1994, The Tell Leilan Tablets 1991 : a preliminary report, Orientalia Nova Series 63. L'auteur fait une petite erreur p. 315. Le malt sec se conserve très bien. La phase de germination n'est que transitoire avant séchage (au soleil ou au four). Mutu-ramê pouvait faire malter à l'avance de gros volumes de grains et les stocker sans danger. Le risque d'une conservation défectueuse du malt n'est pas technique mais économique : affecter par avance une partie des stocks d'orge au maltage représente un coût (le maltage dure une semaine et occupe des personnes), mais surtout transforme irréversiblement les grains de céréales. Les grains de malt ne peuvent plus germer et resservir de semences en cas de besoin. 

[5] Harvey Weiss et al. 1990, op. cit. p. 565.

[6] Autre exemple : entre les 3 et 6 du mois VIII, Mutu-ramê reçoit 1116 litres de malt. Ces mêmes jours, il ne délivre que 152 litres de bière supérieure.

[7] Harvey Weiss et al. 1990, op. cit. p. 569, 576-577.

[8] Harvey Weiss et al. 1990, op. cit. p. 566-597.

06/06/2014  Christian Berger