Kvas miellé, hydromels et bière d’orgeArticle 5 sur 6 Le Domostroï et l'histoire de la bière en Russie

Chapitres 42 et 63 : drêches de brasserie et fermentations.

 

On peut tirer du Domostroï quelques informations supplémentaires sur la brasserie.

Marché de plein-air avec fûts de bière, tonneaux, charette et animaix (16ème)
Marché de plein-air avec fûts de bière, tonneaux, charettes et animaux (16ème)

Le chap. 42 concerne la viande et l’élevage du bétail. On y apprend que les drêches issues du brassage des bières d’orge sont disponibles en hiver comme en été. Ces résidus du brassage sont encore assez riches en protéines et cellulose pour alimenter des vaches, des cochons ou des volailles. « Dans une maison bien ordonnée, on peut trouver de la nourriture, été comme hiver : drêches de bière, vinaigre, kvass et soupe aux choux ; balles d'avoine, de seigle, de blé et d'orge ; restes de préparation de farine de gruau et d'avoine. » (Chap. 42, op. cit. 149).

Ceci implique que les bières d’orge sont brassées toute l’année, sans problème particulier de fermentation ou de conservation en été, ce qui n’est pas le cas à cette époque dans des pays occidentaux et méridionaux. Les réserves de glace et les « glacières » dont le Domostroï prône l’usage y sont pour quelque chose. Le texte associe de nouveau bière (braga ?) – kwas – vinaigre – choux aigre (fermentation acide). Ce noyau de boissons et aliments des Rus est fondé sur un mixte entre fermentations acides (acétique/lactique) et alcoolique. Ce couplage alimentaire historique a été étudié par A. Maurizio pour l’ensemble de l’Europe centrale[1].

Quant au recyclage des drêches humides ou séchées pour les animaux d’élevage, il remonte aux temps des Sumériens et des Babyloniens. Le Domostroï ne nous en apprend guère plus. Il confirme seulement que ces drêches (résidus de grains épuisés par le brassage) ne peuvent que provenir du brassage de bière à base de malt. Braga ou kwas ne produisent pas de drêches, pour une raison technique évidente. Ces deux sortes de bière sont brassées avec des farines crues (seigle, avoine, sarrasin), ou des pains secs émiettés, une matière première dépourvue de glumes et de germes. La macération en milieu acide ne laisse aucun déchets de grains. Cependant, certaines recettes de braga mentionnent l'utilisation de malt d’orge et de houblon, ce qui entraîne la production de drêches.

En fait, les frontières techniques entre l’hydromel, les soupes fermentées, le kwas, le braga et la bière de malt (pivo) sont parfois minces en Russie, surtout aux 15-16ème siècles. L’alimentation des paysans est à base de grains, de légumes (choux, radis, navet), de produits laitiers (lait, beurre, fromage), complétée par des baies, des herbes et du miel. C’est le complexe alimentaire idéal pour l’action des trois fermentations fondamentales : lactique, acétique, alcoolique. Eté comme hiver, le paysan russe jongle avec elles. Dans ce contexte, la différence entre aliments solides et boissons est une question de degré ou de maturation. Par exemple, pour faire du kwas: « on met un seau d'eau dans un récipient de terre, dans lequel on remue deux livres de farine d'orge [ou de seigle], une demi-livre de sel, et un peu de miel, plus ou moins selon la richesse de la famille. On place ce mélange le soir dans le four à feu modéré et on le remue. Le matin, on laisse reposer un certain temps ; le liquide clarifié est transvasé et prêt à être bu après quelques jours. » (Kennard 1908, 80)

Ce kwas est mi-bière, mi-hydromel, mi-soupe acide et alcoolique. Noter la lourde proportion de sel dont le goût devait fortement marquer ce kwas. On navigue ici entre brasserie et cuisine. Avec moins d’eau, la même recette fournit soit une bouillie acidulée (kasha), soit une pâte pour des galettes levées (bliny, pirogi). Le pain de seigle (khleb) n’est que la forme la plus solide de la palette. Il fermente avec le levain issu du kwas.

Le chap. 63 du Domostroï éclaire cet univers technique des fermentations alimentaires (Instruction pour un Intendant, sur la Façon d'Entreposer les Conserves dans la Cave : Aliments dans les Baquets, Boîtes, Mesures, Cuves, et Seaux ; Viande, Poisson, Choux, Concombres, Prunes, Citrons, Caviar, et Champignons.). A côté du séchage (viande, poisson), il est ici question de tout ce qui fermente et se conserve dans des saumures ou des vinaigres. Pour les boissons : « Traitez toutes les boissons de la même manière (hydromel, bière, jus de fruits, cerises au sirop, pommes et poires au sirop et dans le kwass, jus de canneberge). Gardez les jarres pleines et enfouies dans la glace. Lorsque vous en buvez d'une, remplissez-la à nouveau et remettez-la dans la glace. Si vous soupçonnez qu'une jarre est gâtée, a tourné ou a moisi, percez-y un trou avec un petit ustensile pour s'en assurer. » (Chap. 63, op. cit. 176).

Le kwas acidulé sert également à conserver les fruits en hiver, en été avec l’aide de la glace stockée. L’addition de baies et de fruits dans le kwas est devenue au fil des siècles un moyen de faire varier le goût de cette bière. Ces baies (bourdaine, airelle, groseille à maquereau, framboise, vigne sauvage, myrtille, airelle rouge, ...) et ces fruits sont aussi des élements acidifiants qui génèrent le milieu acide dans lequel l'amidon cru (non malté) va saccharifier plus rapidement. Cette méthode de saccharification est l'une des 6 méthodes de brassage universelles.

 

Une autre indication concerne le savoir-faire des femmes en matière de brassage, sous réserve de la valeur et de la portée sociologique du Domostroï.

« L'épouse doit savoir comment cuisiner chaque plat, viande et poisson, pour la fête et le jeûne, et doit enseigner ces techniques à ses serviteurs. De même, elle doit savoir comment faire de la bière, de l'hydromel, de la vodka, de la bière légère, du kvass, du vinaigre et du chou aigre - tous les liquides normalement utilisés en cuisine et dans la confection du pain. » (Chap. 29, op. cit. 125-126). La spécialisation des femmes dans le brassage de la bière en contexte domestique est une constante de l’histoire de la brasserie jusqu’à l’ère industrielle. Ici, nous sommes dans une société fortement hiérarchisée à la limite de la ségrégation : la maîtresse de maison supervise le brassage de la bière, mais le travail effectif est entre les mains des servantes et du personnel servile féminin. De même pour le maître de maison : il contrôle, calcule, supervise, mais ne travaille pas lui-même.

Le Domostroï livre une dernière indication générale sur les boissons fermentées. Les réceptions, les célébrations collectives, les fêtes s’accompagnent d’une consommation semble-t-il sans limite d’alcool, du moins pour les personnes libres et les hommes. Le texte fourmille d’instructions pour surveiller les invités, compter le volume des boissons, éviter les vols, les bagarres, et contenir les débordements de toute nature. L’influence de l’Eglise ne semble pas très forte dans ce domaine. L’hydromel est omniprésent dans les rituels de mariage, les échanges et les repas entre les deux familles.

 

En résumé, la Moscovie dépeinte par le Domostroï est à un tournant de l’histoire générale de la brasserie. Les anciennes boissons fermentées (braga, kwas) des communautés paysannes sont encore à l’honneur dans la vie quotidienne des familles citadines aisées. On brasse des bières à base d’avoine et de seigle. L’hydromel, la boisson symbolique des guerriers des sociétés archaïques, porte toujours des valeurs fortes : ivresse sacrée, boisson de fécondité, etc. Cet ancien monde de la brasserie « villageoise et guerrière » (ou du paysan-soldat) côtoie désormais celui de la brasserie émergente, celle des bières à base de malt d’orge et houblon, affaire d’artisans spécialisés et de commerce à plus longue distance. L’obsession de la propreté dans la cuisine, dans les caves-glacières et tout spécialement dans la brasserie fait écho à cette lente transformation technique et sociale du 16ème siècle. Fini les brassins dans des jarres jamais rincées au milieu des champs avec un mélange de grains et des ajouts hasardeux de plantes sauvages (tableau un peu caricatural) ! Les recettes de bière d’orge du Domostroï ne sont pas encore celles de la brasserie savante européenne de la fin du 18ème siècle. Mais elles annoncent un souci de contrôle de la bière, sa force, son goût, sa salubrité, pour maîtriser le brassage et ne pas jeter des fûts entiers de bière putride. Un souci d’économie domestique en somme.

Mais également une stratégie sociale. La bière d’orge houblonnée n’est pas destinée à la majorité de la population qui continuera longtemps à boire ses « bières paysannes »[2]. Le Domostroï ne laisse transparaître aucun mépris pour le braga ou le kwas. Nous sommes encore dans une période charnière.

Banquet du tsar au 17ème et profusion de boissons fermentées
Banquet du tsar au 17ème et profusion de boissons fermentées

A la fin du 17ème siècle, ce ne sera plus le cas. Sous les règnes de Pierre 1er et Catherine II, le divorce est total entre les boissons fermentées des « élites » (bière d’orge, vins importés d’Europe occidentale) et celles de l’immense paysannerie russe. Braga et kwas sont alors devenus synonymes de misère et de servage, de boissons populaires des plus pauvres, ceux qui trouvent juste assez de grains pour ne pas mourir de faim. Ceci explique aussi la survivance du braga et du kwas. Manger un pain mal moulu et mal cuit ou bien boire ces bières à base de seigle ou d’avoine avait le même effet. Sur le plan nutritionnel, on peut même donner avantage aux bières enrichies en vitamines et oligo-éléments par les fermentations alcoolique et lactique. Misère pour misère, le serf russe préfère brasser le braga ou le kwas chez lui plutôt que de moudre des grains et cuire du pain. Ceci explique aussi que le kwas, les soupes acidulées, la galette de seigle entrent dans la même catégorie alimentaire, mi-bière mi-pain mi-soupe à peine fermentée.

Le Domostroï parle souvent des bières acidulées (braga et kwas) et des soupes dans le même paragraphe, comme les deux faces d’un même usage alimentaire. Les bonnes années, la relative abondance de grains avec lequels on peut épaissir la soupe transforme cette dernière en une bière légèrement fermentée. En période de famine (elles furent très fréquentes en Russie), n’importe quel végétal sauvage réduit la soupe à un bouillon aigre. En l’absence de cuisson, la fermentation acide pré-digère les fibres et la cellulose. On peut qualifier le braga et le kwas de bières de survie pour un monde paysan toujours au bord de la disette.

Mendiants, misère populaire et processions religieuses
Mendiants, misère populaire et processions religieuses en Russie.

La Chronique de Novgorod décrit les conséquences épouvantables des famines pour les paysans, et par contraste les fructueuses ventes de grains réalisées par les nobles, les boyards et les marchands qui font main basse sur les stocks : « (Année 1215) Le même automne, beaucoup de maux ont été infligés ; la gelée a tué les récoltes de céréales dans tout notre district ; mais à Torzhok, tout est resté intact. Le Knyaz [prince] s'est emparé de tout le grain de Torzhok, et n'a pas laissé entrer une seule charrette dans la ville ; ... Et à Novgorod, c'était très mauvais, on achetait 1 kad (105 l) de seigle pour dix grivnas, un d'avoine pour trois grivnas, une charge de navets pour deux grivnas ; les gens mangeaient de l'écorce de pin, des feuilles de tilleul et de la mousse. Ô frères, alors survint le malheur ; ils livrèrent leurs enfants à l'esclavage. Ils creusèrent une fosse publique et la remplirent entièrement. O, il y avait des malheurs ! Cadavres sur la place du marché, cadavres dans la rue, des cadavres dans les champs ; les chiens pouvaient manger les hommes ! Les gens de Vod moururent tous ; le reste fut dispersé. » (Michel & Nevill 1914, 54)[3].

 


[1] Adam Maurizio, Geschichte der gegorenen Getränke, Paul Parey Verlag, Berlin 1933.

[2] C’est pourquoi A. Maurizio pourra encore les observer et les décrire dans ses enquêtes de terrain en Pologne et en Ukraine au milieu du 20ème siècle.

[3] 1 grivna = 20 nogaty = 25 kuny. Le grivna du 10ème siècle = 1 lb de fourrure de marte, au 12ème siècle = ¼ lb de fourrure. 1 kad ou 1 osminka = 11 pecks = 105 l.

Kvas miellé, hydromels et bière d’orgeArticle 5 sur 6 Le Domostroï et l'histoire de la bière en Russie