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Le voyage de Zhou Daguan à la cour des Khmers en 1286 et la bière de palmier-sagou.

 

En août 1296, Zhou Daguan (forme modernisée de Tcheou Ta-Kouan) accompagne une ambassade chinoise au Cambodge, auprès de la cour des rois khmers. La délégation chinoise reste une année dans le pays, principalement à Angkor où se trouve le Yasodharapura, l’immense complexe palatial et religieux de la dynastie Khmer alors au pouvoir et son roi Indravarman III (1295-1308). De retour en Chine fin 1297, Zhou Daguan rédige un Mémoire pour la cour des Yuan qui a ordonné cette ambassade, le Zhenla fengtu ji, ou Mémoire du Cambodge, Pays et Gens. Ce document est à ce jour l’unique description du Cambodge ancien par un témoin oculaire. Il décrit ce qu’il a observé au Cambodge, à l’apogée de sa puissance en cette fin du 13ème siècle[1]. Zhou Daguan décrit les mœurs du pays, la vie de cour, les rituels religieux, les palais et leurs architectures, la vie du peuple, etc. Nous ne disposons pas du texte original écrit par Zhou Daguan, mais d’une version abrégée intégrée dans diverses anthologies publiées sous les Yuan (1271-1368) ou sous les Ming (1368-1644)[2].

Empire Khmer au 13ème siècle et ambassade de Zhou Daguan
Empire Khmer au 13ème siècle et ambassade de Zhou Daguan

Les chapitres 27 et 28 traitent des liqueurs fermentées et des ferments à bière. Ils ont conduit à sélectionner ce document comme jalon de l’histoire de la brasserie. Ce dernier nous informe, hélas de manière succincte, des bières brassées à cette époque dans le royaume khmer : une sorte à base de riz et une autre bière brassée avec l’amidon du palmier sagou (ou d’autres espèces similaires de palmiers à moelle amylacée). Les Cambodgiens utilisent la technique des ferments à base de plantes pour brasser la bière, technique générale employée aussi en Chine à la même époque. C’est d’ailleurs parce que Zou Daguan est originaire de la Chine du sud qu’il en a compris le principe technique.

« 27. Les boissons fermentées. – Ces gens ont quatre classes de vins (jiu=酒). La première est appelée par les Chinois « vin-doux de miel » (密糖酒); on la prépare au moyen d’une drogue à fermentation mélangée avec du miel et de l’eau. La suivante, que les indigènes appelent p’ong-ya-sseu (pengyasi, 朋牙四), est obtenue avec des feuilles d’un arbre, p’ong-ya-sseu est le nom des feuilles d’un certain arbre. La troisième est la bière fait de riz décortiqué, ou de restes de riz cuit qu’on appelle bao-leng-jiao (包稜角); bao-leng-jiao signifie riz décortiqué. En dernier lieu vient le vin de sucre-brillant (糖鑑酒) [sucre cristallisé ?]; on le fait avec du sucre. Quand on descend par les rives de l’estuaire, ils ont aussi une bière de palmier à farine (茭漿酒) faite avec l’amidon des feuilles [tiges] d’un palmier [jiao] qui pousse sur les bords du fleuve. » (Paul Pelliot 1951, 29)

« 28. Le sel, le vinaigre, le soy (Soy sauce) – Dans ce pays, l’exploitation de salines n’est soumise à aucune restriction. Tout le long de la côte, à partir de Tchen-p’ou et Pa-kien, on obtient le sel par cuisson de l’eau de mer. Dans les montagnes, il y a aussi un minéral dont la saveur l’emporte sur celle du sel ; on peut le tailler et en faire des objets.

Les indigènes ne savent pas faire le vinaigre. S’ils désirent rendre une sauce acide, ils y ajoutent des feuilles de l’arbre hien-p’ing (tamarin). Si l’arbre bourgeonne, ils emploient les bourgeons ; si l’arbre est en grains, ils emploient les grains.

Ils ne savent pas non plus préparer le soy, faute d’orge et de haricots-soy.

Ils ne fabriquent pas de levain (qu) de grains. Quand ils font du vin avec du miel, de l’eau et des feuilles d’herbes, c’est d’une mère de vin qu’ils se servent, ressemblant à la mère de vin blanche de nos villages. » (Pelliot 1951, 29)

 

Tout est dit par Zhou Dagan dans ces deux chapitres. Selon le chap. 27, on a affaire dans l’ordre à un hydromel, un vin de palme, une bière de riz, un vin de canne à sucre ou un autre vin de palme, et enfin une bière à base d’amidon du sagoutier.

La bière de riz ne pose pas de problème particulier. Les bières de riz sont communes dans tout le sud-est asiatique au 13ème siècle et depuis plusieurs siècles voire millénaires. Zhou Daguan nous livre une confirmation de son ancienneté dans la région et surtout de sa grande extension géographique et sociale au sein du royaume khmer. Seuls les moines bouddhistes et les prêtres hindouistes du royaume khmer n’en boivent pas nous dit-il (cf. infra). Le riz est décortiqué et cuit. Harris voit dans bao-leng-jiao une possible transcription phonétique chinoise du khmer baï (riz cuit) et rong-kor (riz décortiqué) tentée par Zhou Daguan (Harris 2007, note 89).

Il est cependant surprenant que le chap. 28 affirme « Ils ne fabriquent pas de levain (qu) de grains ». En Chine à la même époque, qu désigne une boulette ou une petite galette à base de riz cuit, de plantes spéciales ayant des pouvoirs amylolytiques, et de levures éventuellement. Sans ces ferments à bière, pas de bière de riz[3]. Le texte de Daguan se comprend s’il fait référence au vin de miel qui peut effectivement, d’une fabrication à la suivante, être ensemencé avec les ferments résiduels des jarres précédentes. La « mère de vin blanche de nos villages » évoque pourtant plus la substance gluante et claire des mères de vinaigre. On s’attendrait à ce que les ferments mentionnés au chap. 27 (drogue à fermentation) soient employés pour la bière de riz plutôt que pour l’hydromel qui peut fermenter spontanément quand le miel est dilué.

Ces incohérences techniques sont à mettre au compte d’un texte qui est une forme abrégée de la relation originale de Daguan, qu’on estime avoir été raccourcie de la moitié voire des 2/3. Ce n’est pas le seul problème. Les lettrés chinois compilateurs des anthologies reformataient les textes pour les rendre conformes au style et aux contenus officiellement admis par la cour impériale chinoise. On devait toujours y lire la supériorité des techniques et des productions chinoises sur celles des « barbares ». Le souci de vérité n’était pas de mise (note [2]).

Il faut aussi rappeler que le chinois n’a que l’unique idéogramme jiu (酒) pour désigner toutes les boissons fermentées : bière, vin, hydromel, alcool distillé, tout est jiu. Seules les descriptions peuvent rétablir une différence entre la bière (boisson fermentée partant de l’amidon) et le vin (boisson fermentée partant de sucres naturels), ou un complément (maï jiu = bière de blé).

La bière de sagoutier. La traduction de Harris est : « Sur les rives de l'estuaire, on trouve également un vin d'amidon de palme, fabriqué à partir de l'amidon des feuilles d'un type de palmier qui pousse sur les rives du fleuve. » Des palmiers répondant à cette description sont ceux du genre Caryota L. (‘fishtail palm’), communs dans le sud-est asiatique, ou le sagoutier (Metroxylon sagu ou Metroxylon rumphii). Au Cambodge, on connait et exploite le Corypha utan (Camb. doëm chraer) pour ses troncs et ses fruits riches en amidon (Solang & Beling Uk, 2016, 19). Ces palmiers possèdent des stipes riches en amidon et des inflorescences apicales dont on tire une sève sucrée pour faire du vin de palme. En d’autres termes, se sont des palmiers qui servent à confectionner soit de la bière soit du vin de palme selon la maturité et le cycle annuel de l’arbre. Ils poussent dans les zones humides des côtes ou le long des rivières, depuis l’Inde, Sumatra, Java et le sud-est asiatique jusqu’à Bornéo et la Papouasie Nouvelle-Guinée[4].

L’estuaire dont parle Daguan est le delta du Mékong, fleuve remonté par la délégation chinoise pour parvenir jusqu’au lac de Tonlé Sap et Angkor Tom (carte). Que le stipe des palmiers puissent se confondre avec les tiges des frondes (‘les feuilles’) découle de la morphologie caractéristique des palmiers. Ils ne possèdent pas de vrai tronc[5]. Les frondes des palmiers sagou, fishtail ou nipa servent effectivement de couverture pour les habitations. Tressées, elles résistent cinq années et plus avant d’être remplacées. Des palmiers-sagou sont plantés sur les remparts d’Angkor : « Sur le rempart, on a semé en certains endroits des arbres kouang-lang (arbres à sagou). » (Pelliot p. 11). Pelliot consacre au palmier-sagou une longue note savante pp. 130-132. Sagou vient du malais sāgū, du khmer sàku et du laotien sakhu, régions privilégiées de diffusion des espèces de sagoutiers et de leur culture.

 

Metroxylon sagu, les feuilles sont coupées pour le chaume. Bogor, Java occidental, Indonésie Le sagoutier pousse dans les marécages et les tourbières là où d'autres plantes ne le peuvent pas Extraits du tronc de sagoutier pour la préparation du sagou (amidon)
Metroxylon sagu, les feuilles sont coupées pour le chaume. Bogor, Java occidental, Indonésie Le sagoutier pousse dans les marécages et les tourbières là où d'autres plantes ne le peuvent pas Extraits du tronc de sagoutier pour la préparation du sagou (amidon)

 

Zhou Dagan et Ses Mémoires du Cambodge ne peuvent livrer plus d’évidences concernant les boissons fermentées des Khmers du 13ème siècle. Mais des sources chinoises légèrement antérieures donnent des informations importantes. Le palmier-sagou est en effet connu des Chinois méridionaux.

Zhao Rukuo (1170–1228) est surintendant des douanes du port de Quanzhou (sud de la Chine, province du Fujian), fonctionnaire et membre de la famille impériale des Song du sud. Il écrit vers 1225 le Zhufan Zhi ou Description des peuples barbares. A propos des îles au nord de Java, entre Bornéo et l’est de Sumatra, Zhao Rukuo mentionne deux faits importants : 1) les habitants tirent du palmier-sagou (sha-hu) l’amidon qui a le même usage alimentaire que les grains 2) cet amidon sert à faire une farine et à brasser de la bière. Cette bière est faite avec la moelle du palmier weï-pa. Cette « moelle » est l’amidon mélangé au bois que les palmiers à farine stockent au centre de leur stipe. La description technique très précise de Zhao Rukuo est sans ambigüité. La moelle des vieux palmiers à sagou est extraite et mélangée à l’eau. L’amidon sous forme de granules tombe au fond, les matières ligneuses flottent et sont jetées. L’amidon humide est séché au soleil et stocké. C’est exactement ce qui a été observé parmi toutes les populations du sud-est asiatique qui vivent du sagoutier, aujourd’hui encore en Mélanésie.

« Les pays de Ta-kang, Huang-ma-chu, Ma-li, Tan-jung-wu-lo, Ti-(wu), Ping-ya, I-wu et Nu-ku sont situés sur des îles ; chacun d'eux a son chef, et ils ont des navires qui font la navette entre eux. Il n'y a que peu d'agriculture, mais il y a beaucoup de vieux arbres, dont les parties intérieures produisent du sha-hu (sagou 沙糊), qui ressemble à la farine de blé. Les indigènes en y mélangeant de l'eau, en font des boulettes de la taille d'un petit pois. Après avoir été séché au soleil, il est emballé et stocké comme du grain. Ils le mélangent également avec du poisson ou de la viande et en font une bouillie. Ils sont friands de canne à sucre et de bananes. La première est écrasée et, en y ajoutant une certaine substance (lit. drogue), on la fait fermenter et on en fait du vin (酒) [en fait de la bière]. Ils ont aussi le wei-pa (尾巴), dont la moelle est retirée et le jus extrait pour donner du vin (酒) [en fait de la bière]. » (Hirth 1911, 84, text line 15)

Zhao Rukuo sait différencier cette moelle amylacée de la sève des mêmes palmiers dont on fait de la bière (酒). A propos des coutumes de Bornéo, le palmier-sagou est de nouveau mentionné. Comme à Java, il remplace les grains. Mais cette-fois-ci, c’est la sève du sagoutier qui est employée pour faire du vin de palme.

« Le pays ne produit pas de blé, mais du chanvre et du riz, et ils utilisent lesha-hu (palmier-sagou) comme grain ; en outre, ils ont des moutons, des volailles et des poissons, mais pas de vers à soie. Ils utilisent la soie de la plante ki-pei (chanvre) pour fabriquer des tissus. Ils tirent la sève du cœur du weï-pa (尾巴), du kia-möng [palmier-gomuti] et des cocotiers pour faire du vin. » (Hirth 1911, 155, text lines 26-31)

Zhao Rukuo décrit donc deux utilisations différentes des palmiers à sagou pour produire une boisson fermentée. Un palmier jeune, juste avant sa floraison, fournit une sève sucrée très abondante qu’on récolte en incisant l’unique bourgeon apical, sans le détruire, ce qui provoquerait la mort du palmier. D’année en année, le palmier produit de la sève dont la fermentation donne le vin de palme. Seconde utilisation : un vieux palmier sagou qui ne produit plus assez de sève va encore procurer la moelle d’amidon enfermée dans le stipe ou faux tronc. Elle est extraite en coupant le stipe par tronçons, ce qui détruit l’arbre.

Au sujet de Palembang (Sumatra oriental) et ses boissons fermentées, Zhao Rukuo montre que les auteurs chinois avaient une bonne connaissance du rôle des ferments confectionnés localement : « Ils ont du vin de fleurs, du vin de noix de coco, du vin de noix d'arec et de miel, tous fermentés, mais sans levure d'aucune sorte, mais ils sont enivrants à boire. » (Hirth 1911, 60). Ceci rend le texte sur le Cambodge plus difficile à comprendre quand Zhou Daguan évoque une « drogue à fermentation mélangée avec du miel et de l’eau ».

L’usage du sagou à des fins alimentaires alternatives aux céréales était connu des auteurs chinois. Toujours à propos de Palembang, Zhao Rukuo écrit : « Ils surnomment leur roi Lung-ts'ing. Il ne peut pas manger de grain, mais est nourri de sha-hu [sagou] ; s'il agissait autrement, l'année serait sèche et le grain cher. Il se baigne aussi dans l'eau de rose ; s'il utilisait de l'eau ordinaire, il y aurait une grande inondation.» (Hirth 1911, 61). De même pour Bornéo quand les hommes vont chercher du camphre dans les forêts profondes : « Lorsque les indigènes vont dans les collines afin de cueillir le camphre, ils y vont par troupes de plusieurs dizaines d'hommes ; ils sont munis de vêtements en écorce d'arbre (ou en fibre) et de provisions de sha-hu (sagou) pour la nourriture. » (Hirth 1911, 193)

 

Other woFemmes portant le sagou au bord de la rivière où une série de plateformes de lavage ont été construites pour laver la pulpe du sagou et en séparer l'amidon (Papouasie).men carried the sago to the riverbank where a series of washing platforms had been built the day before Granules d'amidon séché du sagoutier (Metroxylon sagu) ; Simeulue, Indonésie. Célèbre vin de palme préparé à partir de Salfi (Caryota urens) à Bastar, Chhattisgarh, Inde.
Femmes portant le sagou au bord de la rivière où une série de plateformes de lavage ont été construites pour laver la pulpe du sagou et en séparer l'amidon (Papouasie) Granules d'amidon séché du sagoutier (Metroxylon sagu); Simeulue, Indonésie Célèbre vin de palme préparé à partir de Salfi (Caryota urens) à Bastar, Chhattisgarh, Inde

 

On note au passage que les formules descriptives de Zhao Rukuo en 1225 et Zhou Daguan en 1387 sont très proches. Ceci ne confirme ni n’infirme le brassage de la bière de sagoutier sur les rives du Mékong en 1387. Zhou Daguan ne parle pas du palmer à farine weï-pa mais du palmier jiao. Les traducteurs ont associé ce dernier au palmier-nipa sur la base de son habitat dans les zones marécageuses et les mangroves. La question de cette identification reste ouverte. Celle du p’ong-ya-sseu demeure également mystérieuse.

Distribution du palmier-sagou en Asie de Sud-Est, Indonésie et Mélanésie
Distribution du palmier-sagou en Asie de Sud-Est, Indonésie et Mélanésie

La bière de sagou (l'amidon frais ou séché extrait du sagoutier) est attestée par l’ethnologie de Papouasie Nouvelle-Guinée, Bornéo, Java, Sumatra et Malaisie (Coiffier 2000, 101-105; Le Roux 2002, 166). Les descriptions de la bière de sagou sont rares, plus encore les usages et les coutumes qui concerne son brassage et sa consommation. Ce qui survit de cette bière à l’époque moderne a pour cadre la Papouasie, des populations forestières encore itinérantes, fuyant les régions côtières des îles et le contact avec les multiples vagues de colonisation, sans parler des razzias de chasseurs d’esclaves organisées par les Musulmans.

La famille des palmiers Metroxylon présente une grande diversité en Nouvelle-Guinée et dans les îles des Moluques, deux régions d’origine de ces palmiers, du moins de leur très ancienne utilisation à des fins alimentaires. Ceci reste soumis à discussion depuis que des archéologues chinois ont découvert sur la côte méridionale de la Chine (site de Xincun) des restes de sagou, de bananes, de fougères et tubercules des zones humides datés de 3350-2470 av. notre ère, période qui précède la domestication du riz dans cette région (Xiaoyan & al. 2013). L’usage alimentaire du sagoutier décrit par les sources chinoises les plus anciennes pourrait aussi avoir une origine en Chine méridionale.

 

Daguan note que le clergé bouddhiste ou hindouiste s’abstient d’alcool.

« Les bonzes mangent tous du poisson et de la viande, mais ne boivent pas de jiu [bière ou vin]. » et « Les pa-sseu-wei [tapasvi= prêtres hindous] ne partagent pas la nourriture d’autrui, ni ne mangent en public. Ils ne boivent pas non plus de jiu [bière ou vin]. » (Pelliot 1951, 14-15)

A propos d’un rituel annuel de défloration des jeunes filles par les bonzes, Daguan remarque que l’entretien des monastères et des bonzes incombent aux riches familles locales qui les patronnent : « Les familles mandarinales ou riches font au prêtre des cadeaux en jiu [beer or wine], riz, étoffes, soieries, arec, objets d’argent, qui atteignent jusqu’à cent piculs, et valent de deux à trois cents onces d’argent chinois. » (Pelliot 1951, 17)

Daguan souligne la structure hiérarchique très forte de la société Khmer. Chaque catégorie sociale boit dans des récipients de formes et de matières très différentes. « Quand ils boivent du jiu [bière ou vin], ils le font avec un gobelet d’étain nommé qia qui contient environ trois ou quatre petites coupelles*. Ils boivent le jiu dans des gobelets d’étain ; les pauvres emploient des écuelles de terre. Les maisons nobles ou riches emploient pour des récipients d’argent, quelquefois même d’or. Pour les fêtes royales, on emploie nombre d’ustensiles en or, de modèles et de formes particulières. » (Pelliot 1951, 31) *Phrase absente dans l’édition de Pelliot.

 

En conclusion, Zhou Daguan décrit au 13ème siècle un royaume khmer riche en boissons fermentées. Elles sont hiérarchisées, comme la société Khmer. Dans l’ordre :

  1.     L’hydromel et son mystérieux ferment
  2.     Le p’ong-ya-sseu : vin de fruit, de « feuilles » ou de stipe de palmier ?
  3.     La bière de riz décortiqué et cuit brassée avec des ferments à bière
  4.     La bière de sagou brassée avec l'amidon emmagasiné dans son stipe
  5.     Le vin de palmier-nipa fermenté avec sa sève

Il est très difficile de trouver une illustration de ces boissons sur les bas-reliefs de palais et temples khmer de cette période. Les scènes inspirées de mythologie hindouiste n’en présentent pas. Les scènes de cérémonies palatiales, de guerre ou de vie quotidienne non plus, à notre connaissance. Les recherches archéologiques reconstituent les gigantesques aménagements hydrauliques qui impliquent une relative abondance de riz et une forte densité démographique.

Dernière remarque. La coexistence de ces boissons a impliqué la collaboration de nombreux microorganismes (champignons, bactéries, …) provenant du miel et de végétaux très différents : céréales, palmiers, fruits. Il est inévitable que ces écosystèmes aient favorisé des évolutions-mutations de microorganismes en interaction avec les activités alimentaires humaines.

Sources :

Abel-Rémusat Jean-Pierre - Description du royaume de Cambodge par un voyageur chinois qui a visité cette contrée à la fin du XIIIe siècle, précédée d'une notice chronologique sur ce même pays, extraite des annales de la Chine, Paris 1819. Description_du_royaume_de_Cambodge

Barrau Jacques – The Sago Palms and other Food Plants of Marsh Dwellers in the South Pacific Islands. Economic Botany 13.2 1959, pp. 151-162. www.jstor.org/stable/4288014?seq=1

Coiffier Christian - Le sagou fermenté dans la région du Sépik (Papouasie). In Ferments en folie, Fondation Alimentarium N° 29 Nestlé, 2000, pp. 100-105.

Crawfurd, History of Malay Archipelago I, 1820, 387. History of the Indian Archipelago, containing an account of the manners, arts, languages, religions, institutions, and commerce of its inhabitants. Vol. I

Harris Peter - Zhou Dagan, a record of Cambodia, the land and its people, Silkworm Books 2007.

Hirth Friedrich, Woodville Rockhill William, Chau Ju-kua: His Work On The Chinese And Arab Trade In The Twelfth And Thirteenth Centuries, Entitled Chu-fan-chï 1911.

Juillerat Bernard – Le sagou dans une société de Papouasie Nouvelle-Guinée. In Cuisines, reflets des Sociétés, Ed. Sepia – Musée de l’Homme 1996, pp. 45-55.

Karim A. A., Tie A. Pei-Lang, Manan D.M.A., Zaidul I.S.M. - Starch from the Sago (Metroxylon sagu) PalmTree – Properties, Prospects, and Challenges as a New Industrial Source for Food and Other Uses. CRFSFS 2008, vol. 7.

Le Roux Pierre - Des Hommes Aux Dieux : Boissons Fermentées Rituelles et Festives D’Asie du Sud-est et Au-delà - Journal of the Siam Society 90- 2002

Pelliot Paul - Mémoire sur les coutumes du Cambodge. Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 2, 1902. pp. 123-177. www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1902_num_2_1_1117 ou doi.org/10.3406/befeo.1902.1117

Pelliot Paul - Mémoires sur les coutumes du Cambodge de Tcheou Ta-Koun. Version nouvelle suivie d’un commentaire inachevé, Paris 1951.

Rauwerdink JB. - An essay on Metroxylon, the sago palm. Principles 30 - 1986:165–80.

Uk Solang & Beling – Customs of Cambodia, Zhou Daguan, DatAsia Press 2016.

Xiaoyan Yang, Barton Huw, Wan Zhiwei, Li Quan, Ma Zhikun, Li Mingqui, Zhang Dan, Wei Jun, Sago-Type Palms Were an Important Plant Food Prior to Rice in Southern Subtropical China, PLoS One 8(5), 2013. journals.plos.org/plosone/article

 


[1] Pelliot a indiqué que cette ambassade avait pour principal motif le versement d’un tribut à l’empereur de Chine, tribut dont s’acquittait l’ancienne province du Funan et que ne versait plus la dynastie Khmer qui avait en partie annexé cette province. Il faut y ajouter la victoire de Kubilaï Khan, mongol vainqueur des Song du Sud le 4 février 1276 avec l’abdication du dernier empereur de la dynastie Song. Son successeur en 1294, Temür Khan fait reconnaitre la suprématie de la dynastie Yuan par les royaumes du Sud.

[2] Au 17ème siècle, le bibliophile chinois Qian Zeng compare une version manuscrite originale du texte de Zhou Daguan avec l’anthologie des Ming Mer d’Histoires Anciennes et Nouvelles (古今说海, Gu jin shuo hai). Il dit de cette dernière : « Ce volume a été copié sur un exemplaire manuscrit des Yuan. L’édition (postérieure) du [Gu jin] shuo hai a des contradictions, des erreurs, des omissions ; il lui manque six ou sept dixièmes de l’original ; elle donne à peine l’idée du livre » (cité et traduit par Pelliot 1951 p. 8).

[3] Le décorticage du riz arrache le germe des grains. Le riz décortiqué ne peut pas être malté. Ces ferments à bière sont la seule façon de transformer l’amidon en sucres fermentescibles avant de laisser agir les levures. Qu ne doit pas se traduire par « levures » ou « wine yeast » mais par « ferment à bière », « beer ferment ». Ces ferments contiennent surtout des champignons amylolytiques, accessoirement des levures. Le principal problème des brasseuses et brasseurs de l’antiquité n’était pas de déclencher une fermentation alcoolique, mais de saccharifier l’amidon cru pour le convertir en sucres simples et fermentescibles. Une donnée fondamentale trop souvent oubliée.

[4] La langue khmère emploie aussi « m’sauv sagu » pour désigner le sagu, une farine de tubercules amylacées de Maranta arundinaca, une herbe pérenne originaire d’Amazonie et récemment adapté au Sud-Est asiatique. On extrait de ses racines un amidon pour faire des galettes, des soupes et autres préparations alimentaires (Solang & Beling Uk, 2016, 21). Ce sagu khmer ne doit pas être confondu avec le sagou de palmier.

[5] Les frondes ou feuilles spatulées sortent du seul bourgeon apical des palmiers (Palmae, Arecaceae). La croissance des frondes forme le stipe, un faux tronc. Le stipe accumule les réserves d’amidon du palmier. A l’époque de Daguan, cette structure a fait croire que l’amidon trouvait son origine dans ‘les feuilles’ du palmier.

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