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Les boissons des nomades d'Asie centrale

 

La boisson de la saison chaude est le koumis (turc qïmiz /qumiïz, mongol aïrag ), du lait de jument fermenté titrant 3%-4% d'alcool. Il faut attendre les mises bas. Rubrouck[1] décrit le procédé par le menu :

« Voici comment on fait le comos[le koumis], qui est du lait de jument : ils tendent une longue corde au-dessus du sol entre deux piquets fichés en terre et à cette corde ils attachent vers la troisième heure les poulains des juments qu’ils veulent traire. Alors les mères se tiennent près de leurs poulains et se laissent traire sans difficulté : si l’une d’entre elles est trop insoumise, un homme prend le poulain, le met au pis et le laisse téter, puis il le retire et laisse la place à celui qui est chargé de traire. Quand ils ont obtenu une grande quantité de lait — celui-ci est aussi doux que du lait de vache quand il est frais —, ils le versent dans une grande outre ou un autre récipient et commencent à le battre avec un bâton destiné à cet usage, gros à sa base comme une tête d’homme et creux par-dessous. Ils le battent aussi vite que possible : alors il commence à bouillir comme du vin nouveau et à s'aigrir ou à fermenter. Et ils le battent jusqu’à ce qu’ils en aient extrait le beurre. Ils le goûtent ensuite, et quand il est un peu piquant, ils le boivent. Il pique la langue, sur le moment, comme du vin râpé et après boire il laisse dans la bouche une saveur de lait d’amande ; il réjouit beaucoup le cœur de l’homme et, même il enivre les têtes faibles. Il est très diurétique. » (Rubrouck 85).

5 à 8 traites/jour donnent 4-5 litres de lait frais/jument. La traite des juments et la fabrication du koumis sont affaires masculines, la traite des vaches et la fabrication des fromages, yaourts, crèmes sont affaires féminines. L'été signifie abondance de koumis/aïrag. La grosse outre de 100-150 litres, chaque jour remplie de lait frais battu dégraissé, est toujours suspendue à l'entrée des yourtes.

Il existe un koumis réservé au cercle des khans, le kara koumis (koumis noir). Le lait vient de la traite du troupeau impérial :

« Ils font aussi du caracomos [kara koumis], c'est-à-dire du comos noir, à l'usage des grands seigneurs, de la manière suivante. Le lait de jument ne caille pas : il est de fait qu'il n'existe pas de lait qui caille si l'on ne trouve pas dans l'estomac du fœtus du lait caillé. Dans l'estomac des poulains, on n'en trouve pas, donc le lait de jument ne caille pas. Voilà pourquoi ils battent le lait jusqu'à ce que toute la substance épaisse qu'il contient aille au fond, comme la lie de vin : ce qui est limpide reste au-dessus et ressemble à du petit-lait ou à du moût blanc. La "lie" est très blanche : elle est destinée aux esclaves et elle fait beaucoup dormir. Quant au liquide clair, ce sont les maîtres qui le boivent : c'est à coup sûr une boisson très douce et elle a d'excellentes propriétés. »

Les khans et grands chefs de hordes ont leurs propres troupeaux pour obtenir le kara koumis. En plus, chaque éleveur du clan doit lui apporter un tiers de ses traites. Il y a là un mécanisme de collecte qui ressemble à celui des grains parmi les sociétés de céréaliculteurs.

 

Documentaire Arte 2004 Gengis Khan, Cavalier De L' Apocalypse. Extrait sur l'airag, lait de jument fermenté, son importance pour le régime alimentaire des éleveurs et la vie sociale sous la yourte des Mongols.

 

Mais pendant l'hiver, après le "lâcher des juments" (arrêt de la traite) de l'automne, une boisson fermentée à base de grains prend le relais du koumis. Turks et Tartares méridionaux, quoique semi-nomades, fréquentent les peuples sédentarisés d'Asie centrale, agriculteurs et buveurs de bière. Ils troquent leurs produits de chasse/élevage contre les produits agricoles et artisanaux des sédentaires. Fromages contre grains, peaux contre tissus, etc. Pourvus en grains suite à ces trocs, les nomades savent brasser de la bière.

"En hiver, ils font une excellente boisson à partir de riz, de millet, de froment, de miel, claire comme du vin. Le vin est importé de régions éloignées. En été, ils ne boivent que du comos. Il y  a toujours du comos dans la partie antérieure de la maison, près de la porte, et à côté se tient un cithariste avec son petit instrument" (Rubrouck, 83).

A l'approche de l'hiver 1253 dans la steppe, la modeste caravane de Rubrouck, en vue des Monts Alatua, oblique au sud vers le Kyrgyzstan :

« A l'octave de la Toussaint [8 novembre], nous entrâmes dans une ville des sarrasins nommée Kinchat. Son capitaine vint, hors de la ville, au-devant de notre guide, avec de la cervoise[2] et des coupes. C'est en effet l'usage que, de toutes les villes qui leur sont soumises, on vienne avec nourriture et boisson au-devant des envoyés de Batou et de Mangou-chan (Möngku-Khan) … Un grand fleuve sortait des montagnes; qui arrosait toute la région, et dont il suffisait de diriger les eaux à volonté. Ce fleuve ne se jetait dans aucune mer, il était absorbé par la terre et formait aussi de nombreux marais. Je vis là des vignes et bus du vin à deux reprises. » (Rubrouck, 124).

Ce fleuve est le Talas. Il arrose une vallée fertile. La bière de grain (orge, blé) y côtoie le vin de raisin.

  « Ensuite on nous apporta à boire : c'était de la cervoise de riz, du vin rouge semblable au vin de La Rochelle, et du comos. Alors, la dame, une coupe pleine à la main, les genoux fléchis, demandait la bénédiction, tous les prêtres chantaient à pleine voix, et elle vidait la coupe toute entière. » (Rubrouck, 261).

« Beaucoup de gens vinent rendre visite à notre guide, on lui apporta de la cervoise de riz, dans de longues bouteilles, étroites par le haut. Je n'aurais pu en aucune façon la distinguer du meilleur vin d'Auxerre, sauf qu'elle n'avait pas l'odeur du vin. » (Rubrouck, 141).

Pendant son voyage, Rubrouck boit également de la bière de millet glutineux quand il parvient à l'est dans le voisinage de la cour impériale mongole.

« Nous arrivâmes à notre maison qui était froide et démunie de tout. On nous fournit des lits et des couvertures, on nous apporta aussi de quoi faire du feu, on nous donna la viande d'un mouton petit et maigre, pour nous trois, qui devait nous nourrir pour six jours, et une ration quotidienne d'un bol de millet et un quart de cervoise de mil par jour» (Rubrouck, 153).

Les chinois baptisent cette bière huang chiu, litt. "bière jaune". Elle semble être ici une bière de seconde catégorie, d'après le traitement précaire réservé aux deux moines et à leur guide.

Les nomades asiatiques, quoique éleveurs et transhumants, n'ignorent rien des secrets de la bière. Une fabrication spécifique de leur mode de vie matérialise l'alliance du produit laitier et des grains : le beurre fermenté. Le lait de vache, de yak chez les tibétains, est chauffé pour extraire le beurre, mélangé à de la farine d'orge ou de millet, et mis à rancir. Ce beurre durci se conserve tout l'hiver.
 

 

[1] Rubrouck Guillaume de, Voyages dans l'Empire mongol 1253.1255. Traduction et commentaire de Claude-claire et René Kappler. Imprimerie nationale Editions Paris, 1993, 2007. Un autre voyageur : Plancarpin Jean de, Histoire des Mongols, traduit et annoté par Dom Jean Becquet et Louis Hambis. Paris, Adrien-Maisonneuve, 1965.

[2] Cervoise traduit le latin cervisia que le moine franciscain, très érudit, choisit à bon escient (il s'agit bien de bière), au lieu des périphrases classiques grecques ou romaines "vin de riz" ou "vin d'orge". Rubrouck est flamand et familier d'une culture brassicole. Il écrit "cervisia de millio" quand il parle de la bière de millet de karakorum.

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