L'Arthashastra et la brasserie en Inde vers 320-185Article 2 sur 3 Tradition brassicole indienne 1er millénaire av. notre ère

Description et compostion des bières de l'empire Maurya (Inde, 320-185).

  

L'Arthashastra recense et décrit la composition des boissons fermentées de son temps avec une précision exceptionnelle. Il faut attendre des documents techniques chinois du 6ème siècle et plus tard européens pour atteindre une telle précision technique. Le document parle de 7 boissons différentes, des ferments et des épices utilisées. Le nombre et la diversité des épices employées est stupéfiante. Certaines le sont pour des raisons techniques : apport de sucres, de principes conservateurs. D’autres servent de condiments et modifient la flaveur des boissons. Il est difficile de vérifier la complétude de cet inventaire, et improbable qu’elle existe.

La présence du ferment amylolytique kinva rattache l’ancienne brasserie indienne aux traditions chinoises et asiatiques en général. La question historique centrale est posée. Une tradition a-t-elle influencé l’autre, tradition indienne ⇔ tradition chinoise ? Et si oui, dans quel sens ?

Il semblerait, sous réserve d’études plus avancées, que chacune des traditions brassicoles ne soit pas, au 1er millénaire avant notre ère, aussi unifiée qu’on le croit. En Chine comme en Inde, plusieurs voies technologiques coexistent : bières à base de malt, bières à ferments amylolytiques et sans doute bières à fermentations acides-alcooliques, ou encore bières brassées avec des galettes insalivées d'amidon cuit.

 

L'Arthashastra parle de 7 boissons fermentées : le medaka, le prasanna, le svetasurā, l’ásava, l’arista, le maireya et le madhu.

Les 3 premières (medaka, prasanna, svetasurā) sont des bières de riz, d'orge ou de millet avec utilisation du ferment amylolytique (kinva) à base de grains ou de haricot cuits [1] .

Les 3 suivantes (ásava, arista, maireya) sont des vins de palme, de fruits ou de canne à sucre.

La dernière (madhu) est l'hydromel, mélangé de vin de canne à sucre comme substitut du miel.

    Unités usuelles
1 drona = 13,2 kg
1 ádhaka = 3,3 kg
1 prastha = 825 g
1 palas = 51 g

Voici ce long inventaire in-extenso. Sa lecture est ardue mais indispensable pour comprendre la richesse des techniques alimentaires indiennes à cette époque. On constate que la brasserie est au croisement de nombreuses techniques. La préparation des 3 sortes de bière nécessite de nombreux ingrédients végétaux (la conversion des mesures indiennes anciennes est donnée dans le commentaire après le texte). L'identification des espèces végétales est tirée de R. Shamasastry (1915) (Empire Maurya, note 2) :

 

« Des différentes sortes de boissons fermentées comme le medaka, le prasanna, l’ásava, l’arista, le maireya et le madhu :

  • le Medaka est fait avec un drona d’eau, ½ ádaka de riz, et trois prastha de kinva (ferment).
  • 12 ádhakas de farine (pishta), 5 prasthas de kinva (ferment), avec l’ajout d’épices (játisambhára) ensemble avec l’écorce et les fruits du putraká (espèce d’arbre) constituent le prasanná.
  • 100 palas de kapittha (Feronia Elephantum), 500 palas de phánita (sugar) et 1 prastha de miel (madhu) forment l’ásava.
  • En augmentant d’1/4 les ingrédients ci-dessus, une catégorie supérieure d’ásava est fabriquée; et si les mêmes ingrédients sont diminués d’1/4 chacun, cela devient une qualité inférieure.
  • La préparation de diverses sortes d’arishta pour différentes maladies doit être apprise des médecins.
  • Un gruau acidulé ou une décoction d’écorce de meshasringi (sorte de poison) mélange avec de la sève de palme (guda) et avec de la poudre de poivre-long ou poivre noir ou de la poudre de triphala (Terminalia Chebula / Terminalia Bellerica / Phyllanthus Emblica) forme du Maireya.

A toutes les sortes de boisson mélangée à de la sève de palme, de la poudre de triphala est toujours ajoutée.

Le jus de raisin est appelé madhu [2]. Sa propre origine (svadesa) découle du commentaire de telle ou telle de ses différentes formes comme le kápisáyana et le hárahúraka.

Un drona d’une pâte de másha (Phraseolus Radiatus) soit bouillie soit crue, 3 parts de riz, et un karsha de morata (Alangium Hexapetalum) ou son équivalent forment du kinva (ferment).[3]

Dans la confection de medaka et de prasanna, 5 karshas de poudre (chacun) de páthá (Clypea Hermandifolio), de lodhra (Symplocos Racemosa), de tejovati (Piper Chaba), d’eláváluka Solanum Melongena), de miel, de jus de raisin (madhurasa), de priyangu (grains de famine), de dáruharidra (sorte de curcumin), du poivre long et du poivre noir sont ajoutés comme sambhára, épices obligatoires.

La décoction de madhúka (Bassia Latifolia) mélangée avec du sucre en grains (katasarkará), confère une couleur agréable si on l’ajoute au prasanna.

La quantité requise d’épices qui doit être ajoutée à l’ásava est 1 karshá de poudre chacun de chocha (écorce de canelle), de chitraka (Plumbago Zeylanica), de vilanga et de gajapippalí (Scindapsus Officinalis), et 2 karshas de poudre chacun de kramuka (noix de bétel), de madhúka (Bassia Latifolia), de mustá (Cyprus Rotundus) et de lodhra (Symlocos Racemosa).

L’addition de 1/10 des ingrédients ci-dessus (i.e., chocha, kramuka, etc.) donne le bíjabandha.

Les mêmes ingrédients qui sont ajoutés au prasanná le sont aussi à la bière-blanche (svetasurá).

La boisson qui est faite avec des fruits du manguier (sahakárasurá) peut contenir une plus grande proportion d’essence de mangue (rasottara), ou d’épices (bíjottara). Elle est appelée mahásurā si elle contient du sambhára (épices décrites plus haut).

Si une poignée (antarnakho mushtih, i.e., autant qu’une main peut en contenir, les doigts étant si repliés qu’on ne voit pas les ongles) de poudre de sucre en poudre est dissoute dans une décoction de moratá (Alangium Hexapetalum), de palása (Butea Frondosa), de dattúra (Dattura Fastuosa), de karanja (Robinia Mitis), de meshasringa (une sorte de poison) et l’écorce d’arbres laiteux (kshiravriksha) mélangée à une moitié de pâte formée en combinant les poudres de lodhra (Symplocos Racemosa), de chitraka (Plumbago Zeylanica), de vilanga, de páthá (clypea Hermandifolia), de mustá (cyprus Rotundus), de kaláya (graines de légumineux), de dáruharidra (Amonum Xanthorrhizon), d’indívara (lotus bleu), de satapushpa (Anethum Sowa), d’apámárga (Achyranthes Aspera), de saptaparna (Echites Scholaris), et de nimba (Nimba Melia) est ajoutée à (même) un kumbha de boisson payable au roi, cela la rend très agréable. 5 palas de phánita (sucre) sont ajoutés à la (boisson) ci-dessus pour améliorer son goût. » (Arthasastra, Livre II, Chapitre 25).

 

La précision technique de ce texte impressionne[4]. La bière occupe la première place, par son déploiement géographique, son importance économique et son rôle social. Nous allons analyser la technique de la brasserie indienne sous l'empire Maurya d'après les recettes ci-dessus, spécialement les ratios Matières Premières (M.P.) / bière finie.

La bière-medaka = 13,2 kg ou litres d’eau + 3,3 kg de riz + 0,825 kg de ferment. Le ferment est composé de matière amylacée, qu’on supposera ici être aussi du riz. 4,1 kg de M.P., soit 4.5 l (riz = 0,9 g/cm3). Donc un ratio vol. M.P./eau de 1 :3,5 qui entre dans la fourchette des bières traditionnelles de densité ordinaire.

La bière-prasanná = 39,6 kg de farine (pishta) + 4,125 kg de ferment + épices. Soit 43,7 kg de M.P. Le volume d’eau n’étant pas donné, un ratio volumique n’est pas calculable. On notera seulement que la proportion du ferment-kinva est 2 fois plus faible, rapporté au poids de farine, que pour la bière de riz-medaka.

La bière svetasurā, litt. « blanche boisson fermentée» : le traité ne donne pas le détail de sa composition.

Le ferment-kinva = 13,2 kg de pâte de Phaseolus Radiatus (graines de Vigna radiata, nom commun du haricot-mung originaire d’Inde) + 39,6 kg de riz + 160 graines d’Alangium Hexapetalum.

Le sambhára est un mélange d’épices ajouté optionnellement à la bière-medaka ou la bière-prasanna. Les ingrédients du sambhára sont tous obligatoires : 800 graines de poudre de Clypea Hermandifolio, idem de Symplocos Racemosa, idem de Piper Chaba, idem de Solanum Melongena, du miel, du jus de raisin, des grains priyangu (identification inconnue), une sorte de curcumin, du poivre long et du poivre noir. La sophistication du mélange répond sans doute aux désirs des cours indiennes de l’empire. Elle a également un rôle technique. Les poivres sont antiseptiques. Miel et jus de raisin contiennent des sucres et des levures qui activent la fermentation alcoolique.

La décoction de Bassia Latifolia mélangée avec du sucre en grains (katasarkará), confère une couleur agréable si on l’ajoute à la bière-prasanna.

« Les mêmes ingrédients qui sont ajoutés au prasanná le sont aussi à la bière-blanche (svetasurá) » dit le texte.

 

On prépare aussi un arsenal de bière aux vertus médicinales.

Enfin, certaines recettes utilisent la bière comme excipient pour avaler des médecines miraculeuses. Leur composition est parfois tout à fait inhabituelle. Parmi les recettes merveilleuses, l'une permet de jeûner un mois complet :

« La farine de másha (phraseolus radiatus, un pois), de yava (orge), de kuluttha (Macrotyloma uniflorum, un pois originaire du sud de l'Inde) et la racine de darbha (herbe sacrificielle) mélangée avec du lait et du beurre clarifié; le lait de valli (sorte de plante grimpante) et le beurre clarifié qu'on en tire sont mélangés en proportion égale et combinés avec la pâte préparée à base de racine de sála (shorea robusta) et de prisniparni (hedysarum lagopodioides); si on boit (tout) cela avec du lait; ou une dose de lait avec du beurre clarifié et de la boisson fermentée, tout deux préparés avec les ingrédients ci-dessus, on sera capable de jeûner pendant un mois. » (Arthashastra Livre XIV, chap. 2. Artifices merveilleux et illusoires).

Analyse détaillée des boissons fermentées : Empire des Maurya.

La boisson fermentée qui aide, avec le lait végétal, à avaler cette mixture, est en fait une bière. Elle est brassée avec de l'orge, des haricots-mung et des pois-kuluttha : ce sont des sources d'amidon, certes inhabituelles pour les haricots et les pois, mais parfaitement utilisables d'un point de vue technique pour faire de la bière.

 


[1] La confection de ce ferment procède comme suit : la pâte cuite de pois, haricots mung ou farine de céréales sert de support pour cultiver, par ensemencement spontané, des moisissures capables d'hydrolyser l'amidon grâce à des enzymes spécifiques. Les galettes ou boulettes recouvertes de mycélium sont ensuite séchées et employées plus tard comme "ferment" au moment de brasser diverses bières. Mélangées à la maische (bouillie d'amidon), elle la transforme en bouillie sucrée (amylolyse) à température ambiante. La fermentation alcoolique est concomitante si ces mêmes boulettes de ferment amylolytiques portent aussi des levures du genre Saccharomyces. La fermentation alcoolique débute dès que les sucres fermentescibles sont libérés dans la trempe. De la sorte, un tel ferment agit à la fois comme agent de saccharification de l'amidon et comme "levain" pour déclencher la fermentation alcoolique.

[2] La racine indo-européenne madhu désignait l’hydromel. La traduction Madhu = vin résulte peut-être d'une influence grecque des campagnes d’Alexandre le Grand et des colonisations grecques qui s’ensuivirent en Iran et au Pakistan.

[3] Le Phraseolus Radiatus été versé dans le genre Vigna. Phraseolus Radiatus (le haricot mung) est désormais classé Vigna Radiata. Ne pas confondre avec le haricot commun Phraseolus Vulgaris originaire d'Amérique centrale et des Andes.

[4] On sait que l’Arthashastra a été amendé et enrichi au fil des siècles. Les bières et leurs recettes peuvent faire référence à des traditions et des techniques en cours bien après la fin de l'empire Maurya.

L'Arthashastra et la brasserie en Inde vers 320-185Article 2 sur 3 Tradition brassicole indienne 1er millénaire av. notre ère