Dispute tibétaine de Thé et Bière-Chang Article 2 sur 7 Première réplique de Thé contre Bière-Chang

Vertus et imperfections mutuelles de Bière-Chang et de Thé.

 

Chaque génie, instruit des interrogations du roi, défend sa cause devant lui et prendre tour à tour la parole. Sous l’apparence d’un génie féminin couleur turquoise, Chang (la Bière) entame la Dispute :

« Je suis la meilleure de toutes les boissons dont le nom est Amrita.
Alors, s'il vous plaît permettez-moi de vous raconter mon histoire réelle.
Pendant longtemps dans le vaisseau du monde extérieur
Selon le Karma, toutes sortes d'êtres animés sont nés.
En règle générale, à cause des bons mérites des êtres sensibles,
En particulier, grâce à la chaleur et la moiteur nourrissante de la grande compassion de Bouddha,
Et grâce aux nombreuses voies des manifestations qui en dépendent
La Miséricordieuse Mère-Orge
-Blanche est née
Pour leur fournir de la nourriture.
Cette même Mère a donné naissance à deux enfants :
Le premier était mon frère, Précieux Tsampa,
Le second, moi-même, Deden Dutsi (bde-ldan bdud-rtsi).
»

L’origine de Chang est inscrite dans la création du monde, des êtres humains, de la Mère-Orge-Blanche (orge pure) de qui naquirent tsampa (l’orge grillée) et chang (la bière).  Nourriture et boisson fermentée comme frère et sœur issus de la même céréale. Le thème est agraire et commun à de nombreuses cultures qui rattachent la naissance de la bière aux céréales et à l’agriculture. Le Tibet ne fait pas exception. Même dans les hautes vallées, la base matérielle est agricole. Les champs d'orge et les yaks sont les principales ressources des habitants.

 

Dispute between tea and Chang

Chang (Deden Dutsi) à gauche portant le vase à bière, Thé (Sherab Drolma) à droite.

 

Le texte souligne la relation technique et culturelle forte entre les aliments solides farine/pain/galette (tsampa = orge grillée) et la forme liquide des boissons fermentées à base de grains. Il faut relever que le chang est souvent brassé avec une orge brune spécialement cultivée pour la bière, différente de l'orge blanche réservée à la farine.

La bière-chang se surnomme Deden Dutsi, « Nectar de Joie » en tibétain. L'allusion à l'ivresse merveilleuse coule de source. Deden est aussi l'autre nom tibétain pour la boisson d'immortalité des dieux indiens, l'amrita. Les origines à la fois céleste (esprit enivré) et terrestre (Mère-Orge-Blanche) de la bière sont ici soulignées avec force.

 

La bière-chang ancrée dans la société tibétaine

 

 Chang, alias Deden (Dutsi), poursuit son plaidoyer :

« Depuis des temps immémoriaux en Inde, le Pays des Arya(s)
Ainsi que dans le Pays Céleste entouré de montagnes enneigées,
Les Lamas (bla-ma), les yidams (yi-dam) et les Dakini(s)
M'ont offert, moi Deden, pour le sacrifice spécial.
Les souhaits immaculés et les prières étaient satisfaits dans ce domaine.
C'est pourquoi bénédictions et réalisations tombèrent sur eux comme la pluie.
Même les abbés, les Acharya (s) et les Siddha (s) se servaient de moi comme boisson.
Ils m'ont offert - Deden - comme la meilleure des offrandes à boire.
Et leur connaissance à grandi graduellement comme des feuilles d'un noyer,
Leurs accomplissements sont devenus de plus en plus mûrs comme le fruit d'un noyer.
Des foules de rois et leurs ministres, ainsi que les grands chefs
M'ont prié, moi Deden, de leur apporter du plaisir.
Et leur sagesse a progressivement augmenté comme les jours d'été,
Leur grandeur flamboyante de plus en plus brillante comme le soleil levant.
Toutes les jeunes reines et les belles dames
Se sont servis de moi - Deden - comme la meilleure des boissons.
Ayant été remplies de chang, elles riaient joyeusement.
Beaucoup de chants mélodieux ont retenti encore et encore.
Des foules de généraux et de capitaines héroïques,
Ainsi que leurs fidèles soldats m'ont aussi bu, moi Deden.
Ainsi, la flamme de leur courage devenait de plus en plus tranchante.
Et comme des lions, ils ont attaqué leurs ennemis encore et encore.
Des foules de parents âgés et de jeunes parmi les sujets
Ont étanché leur soif avec moi, le Chang Doré,
Et leur bonheur et leur joie a augmenté comme le soleil levant,
Et leur fortune a grandi comme l'herbe d'été.
 »

Avant de désaltérer les hommes, le chang honore les puissances spirituelles. Les lamas qui suivent le Vajrayana l’offrent en dévotion à leurs esprits protecteurs personnels, Yidams et Dakinis, qui les guident. Abbés, Acharyas et Siddhas, des maîtres accomplis du bouddhisme, font entrer la bière-chang dans leur sacrifice, ce qui n’implique pas qu’ils en boivent.

Mais rois, reines et leur suite, chefs et ministres en consomment abondamment. Chang se surnomme Deden Dutsi, « Nectar de Joie », thème évident de l’ivresse libératrice. Et récurrence du thème agraire : les sacrifices accompagnés de chang apportent la pluie bienfaisante sur les plateaux tibétains au climat rude et sec.

Le tibétain dutsi traduit le sanskrit Amrita, l’ambroisie des dieux hindous qui confère l’immortalité. Danses, chants et bonheur accompagnent chang, thème moins fréquent de la bière culturelle, de la boisson noble de l’esprit, du breuvage raffiné des cours royales. Chang offre le courage aux armées, du général au simple soldat, ce qui rappelle le caractère militaire de l’ancienne royauté tibétaine, certes au service de la Doctrine bouddhiste, mais entourée de nombreux ennemis.

Enfin, le peuple trouve dans la bière son réconfort des peines quotidiennes et l’assurance de sa prospérité grâce aux honneurs rendus aux puissances protectrices des pays : montagnes, vallées, rivières. On lance des gouttes de chang sur le sol avant de porter les lèvres à sa coupe de boisson. Ces puissances doivent boire en premier. La bière- chang leur est due. Elle provient des épis d’orge ou de blé sortis de la terre.

Sous la plume de Bon Drongpa, Chang déroule une véritable théorie sociale : à chaque strate de la société tibétaine son usage de la bière. Bénéfice spirituel pour les lamas, bénéfice politique pour le roi et sa cour, bénéfice militaire pour les soldats, bénéfice économique pour le peuple des cultivateurs-éleveurs. De la couche sociale des artisans, les relégués, les exclus, on ne parle pas. Au passage Chang ne manque pas de rappeler qu’il se nomme aussi gser-skyems dans le langage cérémoniel, littéralement « or-boisson », le « chang doré ». Possible allusion aux vases de cuivre ou dorés pour servir la bière lors des banquets royaux, en dehors de la couleur de la bière elle-même.

Voici pour la première autoglorification de Chang. A ses yeux, Thé est un tard venu sur la scène tibétaine, un vagabond entré depuis l’Est de la Chine. Accusé de mal nourrir, il pousse le sage à la détresse. Mêlé de beurre et de sel qu’on doit se procurer à grands efforts (le sel vient de loin à dos de yaks, quand les épis transformés en bière poussent au pied des maisons), le thé appauvrit le peuple, mobilise ses efforts et sa peine qui détournent de la quête spirituelle. Bref, le travail des gens humbles contre le bénéfice d'une classe sociale aristocratique.

 

Dispute tibétaine de Thé et Bière-Chang Article 2 sur 7 Première réplique de Thé contre Bière-Chang