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La brasserie sous la dynastie Shang  (1570-1046)

 

La très ancienne période Shang est connue grâce aux objets exhumés par les archéologues et au travers d'inscriptions utilisant des signes et pictogrammes archaïques. La culture d'Erligang, entre 1500 et 1300 av. n. e, correspondrait à la première phase de cette dynastie. Le site d’Anyang  (Henana livré des milliers de carapaces de tortues inscrites. Ces formules oraculaires taillées sur des os, des carapaces de tortues, des lames de bambous ou bien des signes gravés sur des objets ritualisés (récipients de bronze, poterie, pierres, etc.) restent difficiles à déchiffrer. Tous les documents littéraires évoquant cette période datent de la fin des Zhou ou des époques postérieures. Les risques d'anachronisme sont immenses.

On a découvert en 1974 les restes d'une brasserie d'époque Shang à Thai-hsi dans le Honan. Un dépôt au fond d'une grande jarre de forme dite wêng contenait des cellules de levure. Un 2ème type de poterie à fond pointu semble avoir servi de cuiseur ou fermenteur. Un troisième servait à filtrer. A coté des graines de chanvre et de jujube, le millet shi est employé en grande quantité [1] . En 1980, des récipients de bronze yu, scellés et datés de la fin des Shang, contenaient encore une boisson alcoolique dont la composition n'a hélas pas été publiée (site de Thien-hu-tshun, Lo-shan, province du Honan).

Quatre boissons fermentées (jiu) sont mentionnées dans les textes pour la période Shang :

Le Li Chi  (Livre des Rites) dit que deux d'entre elles, les boissons li et lo, sont très anciennes.

La bière-li est peu fermentée, probablement à base de malt (nie) d'orge, de blé ou de millet.

La boisson-lo est peut-être faite de fruits pressés et fermentés. Une sorte de vin. Mais certains auteurs évoquent un lait fermenté car la boisson-lo est plus tard attestée parmi les pasteurs nomades septentrionaux.

La bière-lao n'est ni filtrée ni décantée. Elle est bue avec ses grains à la manière de certaines bières traditionnelles asiatiques brassées de nos jours. Une sorte de bouillie ou gruau fermenté (Shi Ben, Livres des Origines).

La bière-chang est une boisson rituelle avec addition de plantes sans doute aromatiques. Le chang [2] est souvent mentionné sur les os oraculaires d'époque Shang et une fois dans le Yi Jing (Livre des Mutations) des Zhou.

Les classiques Shi Jing (Livre des Odes), Shu Jing (Livre des Documents), Zhou Li (Rites des Zhou vers -300) et Li Chi parlent d'une bière jiu zhang brassée avec du millet noir. Elle doit avoir tenu une place importante, si l'on en juge par l'unanimité des textes.

 

« Dans les temps anciens, il y avait (les boissons) Li et Lo; ce n'est pas avant l'avènement de Yü que le jiu fut inventé », Gu Shi Gao, Enquêtes sur les Temps Anciens, vers 250 (Huang 156). Le jiu désigne ici une bière forte obtenue à l'aide de ferments amylolytiques. Le texte semble dire que la brasserie chinoise ne maîtrisait à l'origine que le maltage et probablement une autre sorte de ferment obtenu par insalivation de boulettes de grains cuits.

   Jiu a pris au fil des siècles des significations différentes. En effet, jiu, li et chang sont souvent inscrites sur les baguettes ou les carapaces-oraculaires comme des sortes de boissons fermentées différentes. Les rois Shang semblent préférer la bière-li, mais choisissent le jiu pour les sacrifices. La dichotomie jiu et li pour les bières recouvre sous les Shang une réalité technique : bière-li à base de malts, bière-jiu à base de ferment dont la nature n'est pas précisé. Au fil des siècles et sous les Zhou, jiu devient l'unique déterminatif de tous les types de bière, quelle que soit la méthode de brassage. A partir des Han, jiu désigne plus largement toutes les boissons fermentées. Il est préfixé du signe de la céréale principale : maï jiu (bière d'orge/blé), shu jiu (bière de millet Panicum), shi jiu (bière de millet Setaria) ou tao jiu (bière de riz). Cette convention permet d'identifier sans erreur les types de bière et d'exclure les vins (jiu préfixé par le signe d'un fruit ou du raisin, très rare).

Quelles sont les méthodes de saccharification mise en œuvre sous les Shang ?

La plus ancienne mention du malt et du ferment est rédigée vers -500. Elle est capitale pour l'histoire de la brasserie en Chine :

« Ruo zuo jiu li, er wei qu nie (若柞) » (Shu Jing, Livre des Documents).

« Pour faire la bière-jiu ou la bière-li tu as besoin de ferment (qu ,) ou de malt (nie,».

   Cette prescription très laconique prouve l'existence de deux procédés distincts associés à deux types de bière. Le ferment amylolytique qu pour faire la bière-jiu, et le malt nie pour la bière-li. Mais cette indication tardive date de la fin des Zhou. Il peut être abusif d'assimiler la bière-jiu de ce texte avec la bière-jiu des textes oraculaires Shang et d’en conclure que le ferment amylolytique qu était déjà maîtrisé à l'époque reculée des Shang. La similitude des sinogrammes peut cacher des réalités techniques différentes à l'échelle des millénaires.

Que nie désigne le malt ne fait aucun doute. Le dictionnaire Shuo Wen écrit nie = "grain germé", et le Shi Ming explique au 2ème siècle que

"nie est obtenu en trempant des grains (mai = orge/blé) dans l'eau jusqu'à ce qu'ils germent" (Huang 158).

   Il n'est pas exclu qu'on ait pu faire du malt de millet, quoique cette céréale s'y prête mal. Le Shi-ming ajoute que le li peut être prêt (fermenté) en une nuit. Ceci correspond au brassage rapide des bières de malt, sous condition du malt prêt à l'emploi : infusion de quelques heures de malt concassé dans l'eau chaude, filtration optionnelle et fermentation du moût durant la nuit.

On a proposé une autre traduction du Shu Jing :

« Pour le li fermenté (jiu-li), il faut du ferment-malt (qu-nie) » (Huang 159-160).

   Nous l’avons dit, sous les Zhou jiu peut aussi préfixer li et signifier « bière de type li ». Mais cette variante butte sur l’incohérence technique du qu-nie. Du ‘malt-moisi’ ? Non-sens brassicole. La voie du maltage consiste précisément à stopper la germination par séchage. Un malt moisi est un malt gâché, un mauvais ingrédient. Du ‘malt-fermenté’ ? Autre non-sens : le maltage implique de séparer les opérations de saccharification et de fermentation. Quand on utilise du malt, il faut en plus des levures. Du ‘malt-germé’ ? Nie seul signifie déjà « grain germé » ! Qu-nie envisagé comme un seul ingrédient n’a pas de réalité pratique.

Song Ying-Xing explique en 1637 que " Dans l'antiquité, qu était utilisé pour faire de la bière-jiu, et nie pour la bière-li. Plus tard, la confection de la bière-li fut interrompue car sa saveur était trop légère et l'art d'utiliser le malt (nie fa ) fut par conséquent perdu ". Ce témoignage très argumenté intervient plus d'un millénaire après l'effacement du malt de brasserie, qu'on place au 7ème siècle entre les Sui et les Tang. Encore faut-il bien comprendre la remarque de Song Ying-Xing. La technique du maltage ne tombe pas dans l'oubli. Les Chinois continuent de produire un sirop de malt (yi) jusqu'à nos jours. C'est l'emploi du malt en brasserie qui s'efface au profit d'une utilisation quasi-exclusive des ferments amylolytiques qu. Encore faut-il nuancer ce phénomène selon les provinces du vaste empire.

Peut-on élucider la nature du ferment qu sous les Shang ? A partir des Han, qu désigne vers -200 sans conteste un ferment amylolytique. Il permet de brasser des bières plus fortes, mieux atténuées et plus facile à conserver dans des jarres hermétiquement closes. Est-ce le même qu sous les Shang ? Manifestement, les jarres de bronze et terre cuite exhumées par les archéologues contenaient des bières relativement alcoolisées. Mais on peut techniquement obtenir ce résultat avec un brassage à base de malt. C'est la proportion d'amidon/eau qui détermine la densité des sucres fermentescibles, pas le ferment.

Il faut noter que des boulettes insalivées de grains cuits (fan) peuvent à une époque archaïque avoir joué le même rôle technique que le ferment amylolytique qu, être conservées séchées et avoir été nommées "ferment". Le brassage de la chicha de maïs et des bières de manioc repose sur ce principe très efficace. Il procure des bières dont la teneur en alcool est fonction du temps de fermentation, calculé en jours. L'insalivation comme technique de brassage est attestée au pourtour de la Chine, en Asie du Sud-est, à Taïwan ou au Japon dans l'Antiquité. Pourtant, aucune source chinoise n'en fait mention à notre connaissance. La question de la nature du qu sous les Shang reste ouverte.

 
   Les Annales historiques racontent comment Yin, dernier roi de la dynastie Shang, perdit à la fois son royaume et la faveur du Ciel, plongé dans le délice des boissons fermentées.

« Il construisit  un étang rempli de bière et une forêt de supports avec de la viande suspendue, afin qu'ils puissent se délecter et s'ébattre nus toute la nuit. »

 

 


[1] Huang H. T. 2000, Fermentation and Food Science in Science and Civilisation in China (Needham J. ed.) Vol. 6 Part. V, 151-153.

[2] Ne pas confondre avec le chang tibétain, bière autochtone à base d'orge et de ferments amylolytiques.

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