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La brasserie sous la dynastie Zhou(1045-256)

 

   Les techniques de brassage et le rôle socio-économique de la brasserie sont mieux cernés sous les Zhou. Les textes littéraires existent pour la fin de la période.  Le Shi Jing (Livre des Odes), dont la compilation s'étale sur 5 siècles entre 1100-600, pullule de références à la bière dans les banquets, les cérémonies officielles, les plaisirs, les chansons et poèmes populaires. D'autres textes oraculaires ont été découverts, ainsi que des comptabilités. Enfin, les vases rituels et les services à bière en bronze des Zhou ont été retrouvés par centaines.

Selon le Zhou Li (Rites des Zhou), 6 boissons sont préparées et servies pour la famille royale (Huang 97) :

Shui = l'eau brute
Jiang = l'eau de cuisson des grains bouillis
Li = une bière légère après un seul jour de fermentation
Liang = infusion de grains grillées
Yi = jus de prunes
Yi = une bouillie très légère de riz

Cette liste est par nature restreinte aux usages cérémoniels des rites conduits par les représentants de la dynastie. Le Li Chi (Livre des Rites), énumère ces 6 boissons et ajoute le jiu filtré ou non. Plus loin, il remplace dans la liste le jus de prune par le jiu (Huang 97, note 131). Sous les Zhou se développe la technique du sirop de malt yi, l'une des principaux édulcorants de la Chine ancienne. "La bienséance est au aux gens ce que le malt (nie) est à la bière-jiu" (Li Chi). Le Guan-Zi (Livre de Maître Guan) ajoute vers -400 que "le malt (nie) peut s'utiliser pour la bière-jiu".

La bière-jiu, plus forte, semble avoir peu à peu remplacé la bière-li dans le goût et les habitudes, du moins à la cour et dans les banquets officiels. Cette évolution des manières de boire des élites répond à deux évolutions majeures. L'une est technique et concerne la mise au point des techniques complexes de ferments amylolytiques (qu) évoquée plus haut à propos de Shang. L'invention de cette "biotechnologie" s'inscrit dans la profusion d'innovations technologiques de la seconde période des Zhou. L'autre est sociale : les écoles de pensée et les nouveaux modèles politiques fleurissent à partir de -700. La Chine à l'avènement des Zhou (-1050) est une mosaïque de principautés enserrées dans des liens féodaux. Moins d’un millénaire plus tard, la Chine voit s'affirmer de puissants royaumes, alliés ou ennemis, jusqu'à l'unification finale des Qin et l'organisation impériale des Han[1].

Hu vase , bronze. 5ème siècle av. JC. Cernuschi p 174
Jarre de bronze incrustée type hu pour garder la bière. H. 39,8cm. 5ème siècle av. n. ère. Royaumes Combattants (481-221). Cernuschi Museum. Paris.

 

L'envergure de ces organisations politiques favorise les militaires et la bureaucratie. Ces deux catégories sociales célèbrent banquets et festivités qui attirent la clientèle des hommes et femmes de talent et renforcent les coalitions de familles aristocratiques. Leurs goûts vont vers des bières plus alcoolisées, aux saveurs plus fortes et plus sophistiquées. La technique du ferment qu répond à leurs attentes.

 

Le raffinement des services à bière en bronze des Zhou témoigne de l'extraordinaire développement des techniques, l'alliance de la brasserie et de la métallurgie. La stratification sociale s’accentue sous les Zhou occidentaux (1046-771)[2].

 

Ces mœurs somptuaires culminent à la cour du roi et dans le palais. Selon le Zhou Li, (Rites des Zhou), parmi les quelques 4000 personnes du palais royal, 2271 (56%) s’occupent des nourritures et des boissons fermentées. L’alimentation et l’organisation des banquets sont au cœur de la vie politique. 27% du service de bouche est consacré aux boissons, dont la plupart sont fermentées (jiu). Parmi celles-ci, la bière occupe une place d’honneur. Un intendant des boissons fermentées (jiu sheng) supervise la brasserie palatiale (voir infra).

 

 
Titres / Rôles Effectif Effectif
Maîtres diététicien du roi, de la reine et des princes 162  
Spécialistes des viandes 70  
Cuisiniers de la famille royale à l’intérieur 128  
Cuisiniers des invités à l’extérieur 128  
Assistants cuisiniers 62  
Spécialistes de grains, légumes et fruits 335  
Spécialistes du gibier 62  
Spécialistes des poissons 342  
Spécialistes des tortues et crustacés 24  
Spécialistes des viandes séchées 28  
Officier des boissons fermentées (jiu ren)   110
Service des boissons fermentées (jiu)   340
Spécialistes des « 6 boissons » (voir texte)   170
Glaciers 94  
Serveurs sur plateaux de bambou 31  
Serveurs de plateau de viande 61  
Spécialiste des saumures et sauces 62  
Spécialiste du sel 62  
  1651 (73%) 620 (27%)

Tableau 1 : personnel palatial des Zhou affectés aux aliments et boisson.

La nourriture comme les boissons ne sont pas séparées des rites et des cultes. Les fondations essentiellement agraires du pouvoir dans la Chine ancienne légitime la royauté si elle garantit l’abondance des fruits de la terre. La prospérité agricole signe la bénédiction du Ciel. Les boissons fermentées, tout spécialement les boissons de céréales comme la bière, sont surchargées de significations symboliques.

De nombreux textes oraculaires sur carapaces de tortue parlent des offrandes de bière. On interroge les dieux sur l’opportunité de faire tel ou tel « sacrifice de bière » tel ou tel jour et pour tel motif. Les rites couvrent un large éventail d’activités sacrificielles : offrandes propitiatoires pour requérir moissons abondantes, guérison ou longévité; prières aux dieux; cérémonies funéraires; honneurs rendus aux ancêtres; divination. Chaque fois, les divinités reçoivent de la bière, des grains grillés et des viandes sacrificielles. La bière dans les textes oraculaires chinois fera l’objet d’articles spécialisés de Beer-Studies.

Le Li Chi (Livre des Rites) abonde de références aux diverses sortes de jiu, la manière de préparer ces bières pour les offrandes et de les faire couler en libation aux dieux. Au chapitre des Ordonnances Mensuelles (Yue Liang) , il est dit pour ce qui correspond au 9ème mois du calendrier actuel (octobre) : « Au second mois de l'hiver, ordres sont donnés au Surintendant de la Bière (jiu cheng) de contrôler si le millet et le riz sont prêts, le ferment et le malt de saison, le trempage et chauffage conduits proprement, l'eau parfumée, les jarres de terre cuite en bon état, et le feu correctement réglé. » Ce Surintendant dirige la brasserie du palais, sa logistique, ses moyens techniques et son personnel. Tout y est : le souci des stocks de grains et de combustible, la fraîcheur de l'eau, la qualité du malt et des ferments qui ne doivent pas être trop vieux, c'est-à-dire conservés de l'année précédente. En octobre de chaque année, les moissons sont faites, le millet et le riz nouveaux sont récoltés.

On note la présence simultanée du malt et du ferment. A la fin de la dynastie Zhou, ces deux techniques de brasserie coexistent parfaitement au cœur du palais, centre politique du pays.

Au 1er mois d'été, les Ordonnances Mensuelles prévoient que « le Fils du Ciel divertit (ministres et princes) avec de la bière-zhou », une bière très forte. Selon les commentaires des Han, la bière-zhou s'obtient en saccharifiant 3 lots successifs de grains cuits dans la cuve de saccharification-fermentation. Cette méthode permet de renforcer la teneur en alcool, résultat qui ne peut s'obtenir qu'avec les ferments amylolytiques.

Le dernier mois du printemps, « le Fils du Ciel présente des robes jaunes (ju i) comme les feuilles du murier au Divin Souverain". Le signe ju i qui dénote la couleur jaune serait une variante du signe qu, le ferment. Les spores d'Aspergillus oryzae sont jaunes. Il n'y a qu'un pas pour penser que les ferments d'époque Zhou sont comme aujourd'hui une culture d'Aspergillus du riz.

Le rituel des Zhou explore très avant la symbolique du brassage. Chaque étape de la fermentation est nommée et fait l'objet d'une étape spécifique dans le déroulement du rituel. En voici le tableau d'après Wang Chin[3] et Huang (164).

 

 

Nom Utilisation Commentaires des Han Etape du brassage
Yuan jiu  Grand Rituel Eau pour la bière Matière première
Les 5 qi (5 rituels)
Fa qi  Rituel >Bulles et morceaux flottent en surface Fermentation début
Li qi  Rituel Liqueur épaisse et bouillonnante Fermentation forte
Ang qi  Rituel Liqueur bouillonne, parfum renforcé Fermentation forte
Ti qi  Rituel La liqueur bouillonne et rougit Fermentation forte
Chen qi  Rituel La lie se dépose Fin de fermentation
Les 3 jiu (3 sortes de bière)
Shi jiu  Boisson Décanter quand les drêches se déposent Bière jeune
Xi jiu  Boisson Bière gardée Bière de garde
Qing jiu  Boisson Bière clarifiée Bière de cave

Tableau 2 : bières rituelles des Zhou et désignations de leurs états intermédiaires

 

On relève dans le Shi Jing, ce compendium des traditions populaires des Zhou, que la bière fait l'objet d'un commerce sur les marchés ou auprès d'artisans, hommes ou femmes spécialisés dans le brassage.

« Quand nous avons de la bière, nous la pressons, oui !
  Quand nous n'en avons pas, nous l'achetons, oui !
  Nous pouvons ainsi
  Boire de la bière clarifiée.
 »

Cette plainte d'une aubergiste habituée à recevoir des ivrognes éclaire le petit commerce de la bière dans la Chine des Zhou. Elle sert à manger et à boire.

« Quand les hôtes sont soûls,
Ils hurlent et braillent,
Renversent mes paniers et mes plats,
Font des cabrioles, dansent et tombent.
Car ceux qui sont ivres
Ne savent rien des fautes qu'ils commettent.
 »

Cette tavernière est probablement aussi brasseuse. Dans l’antiquité chinoise, le brassage commercial est une activité aussi bien féminine que masculine. Cette brasserie-taverne de village ne fonctionne pas comme la brasserie palatiale. Celle-ci est au service du palais et de l’aristocratie, supervisée par des intendants, des brasseurs et un personnel nombreux comme le montre le Tableau 1.

A la fin de la dynastie Zhou (-256), tout est en place pour que la brasserie joue un rôle économique et social central dans l'empire en gestation. Au plan technique, les céréales de brasserie sont nombreuses. Les techniques sont multiples. Les 2 principales méthodes de brassage sont le maltage et le ferment amylolytique. Elles permettent de brasser un très large éventail de matières premières. Ce noyau technique peut s'appliquer à l'immense territoire chinois.

Au plan économique, la bière est bue par toutes les catégories de la population. La richesse des techniques de brasserie permet de produire une sorte de bière pour chaque catégorie, de la vendre et de la boire n'importe où.

Au plan symbolique et religieux, la bière est sortie des palais et des temples. Elle continue de servir d'offrande et de libations dans les rites agraires. Mais les pouvoirs politiques forts et centralisés voient désormais dans la bière une boisson profane, soumise aux règles de la vie économique. Confucianisme, Légisme et Taôisme préparent une vision unifiée de l'homme.

Pour un confucianiste, la bière est la boisson des bienséances, offerte avec respect aux ancêtres, la boisson du lien social bue dans la symbolique de l'échange. Le Maître dit :

« Hors de la maison, je remplis mes devoirs envers le prince et ses ministres; à la maison, je le fais envers mes parents et mes frères aînés; j'observe le mieux possible toutes les prescriptions du deuil; j'évite l'ivresse. Où est la difficulté pour moi ? » (Lunyu IX. 16. 225).

Des habitudes de Confucius, les Annales disent :

« Lors même que les viandes abondaient, il ne prenait pas plus de viande que de nourriture végétale. La quantité de bière (jiu) dont il usait n'était pas déterminée; mais elle n'allait jamais jusqu'à l'enivrer. Il ne voulait pas de bière ni de viande séchée qui eussent été achetées[4] » (Lunyu X. 8. 248).

Pour un Légiste, la bière est un dilemme. Source de taxes, elle est opportune pour le pouvoir fort qui doit augmenter ses finances. Mais la brasserie consomme les précieuses céréales que l'Etat prévoyant stocker en cas de disette ou famine. Faut-il encourager ou interdire la brasserie ?

Pour un Taoïste, la bière brouille l'esprit et empoisonne le corps, mais l'ivresse entrouvre aussi une petite fenêtre par laquelle l'homme perçoit le Dao (7.2).

Autant de vues, autant de visages de la bière. En réalité toujours la même. L'organisation impériale des Han va fusionner ces multiples visages de la bière (5.3).

 


[1] Entre le milieu du 5ème siècle et -221, sept Etats s'affrontent pendant la période dite Royaumes Combattants, jusqu'à la domination de l'un d'entre, le royaume de Qin appuyé sur le bassin du Sichuan au sud-ouest.

[2] Constance Cook 1997, Wealth and the Western Zhou, Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 60 (2), 253-294.

[3] Wang Chin 1921, Chung-kua ku-tai chiu-ching fa-hsiao yeh chich i-pan, Kho Hsüeh 6(3), 270-282.

[4] La bière et la viande risquaient d’être corrompues. De même « Il ne mangeait pas la bouillie qui était moisie et gâtée, ni le poisson ni la viande avariés. Il ne mangeait pas un mets qui avait perdu sa couleur ou son odeur ordinaire. » http://wengu.tartarie.com/wg/wengu.php?l=Lunyu&no=248

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