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La brasserie sous le grand empire des Han (Chine, -202 à +220).

 

L’édifice impérial de la dynastie Han bouleverse la place économique de la brasserie en Chine, tout en conservant la plupart de ses traditions techniques.

Les principales évolutions de la brasserie sont:

  • La brasserie est vue par l’administration impériale comme une activité économique générale, une ressource financière pour le trésor, un possible monopole impérial et, sous l’impulsion des légistes, un secteur soumis au contrôle des autorités. Une classification générale des bières est mise en place, sur le critère de leur qualité/densité, pour servir de base de taxation aux administrations impériale et provinciales.
  • Une certaine standardisation des bières locales et régionales s’ensuit.
  • Le procédé des ferments amylolytiques se généralise. Cette méthode complexe de brassage est mature sous les Han. La confection des ferments qu devient une spécialité technique, une activité économique associée et complémentaire à la brasserie, enfin une source de nouvelles taxes.
  • Cette évolution technique répond aux stratifications sociales de plus en plus accusées au sein de l'empire. Sous les Han, lettrés et aristocratie accentuent un mode de vie différent des mœurs populaires. Confucius lui-même n’achète pas sa bière au marché. Ce qui implique qu’un brasseur ou une brasseuse travaille pour lui et pour le groupe de ces adeptes, et leur procure tous les jours une bière saine, une bière "privée" brassée selon les directives du maître (Brasserie sous les Zhou).
  • La régionalisation entre les bières de millet au Nord et les bières de riz au Sud s’estompe au sein d'une organisation économique impériale qui favorise les échanges entre les provinces et le commerce de la bière. Le courant de pensée des Légistes scrute et contrôle la production et la circulation des grains, aliments de première nécessité et source de prospérité pour le gouvernement impérial.

 

Trois céréales principales figurent aux banquets des Han : 2 sorte de millets dont le liang (Setaria italica) glutineux, le riz (ordinaire ou glutineux) et le blé. Les boissons fermentées (jiu) suivent la même déclinaison : bières à base de millet, de blé ou de riz.

La distinction entre 2 types de bière est plus tranchée, quelle que soit la ou les céréales employées.

La bière-li : sous les Han, on utilise encore le malt pour brasser la bière-li avec du nie jiu (lit. grains germés pour le jiu ). Ici jiu est pris dans le sens général de boisson fermentée. Mais le ferment qu peut aussi s'employer. La bière-li à base de blé est mentionnée dans la lettre de Tai Yong à Yuan Shao (début 3ème siècle).

La bière-jiu : à base de ferment qu, forte et très fermentée. Comme pour la précédente, toutes les sortes de céréales peuvent être utilisées.

« La bière-li est faite avec moins de ferment qu et plus de riz que la bière-jiu » (Han shu 36:26). Le Chi Bian Cao (Doctrine des Cultures de Ferment, vers 985) dit que le li est clair, le jiu foncé, mais c'est un document tardif.

 

A la cour du Prince Yuan de Ch’u, Mu le Confucéen n’aime pas le jiu. On lui fait préparer du Li à la place pour les cérémonies[1]. Depuis l’antiquité, li et jiu sont mis dans des gobelets tsun séparés (Yi li section Xiang-yin-jiu li ). Une chanson des Han fait aussi clairement la différence : « Pour divertir les invités dans la salle du Nord … il y a deux récipients-zun, un pour le clair (jiu), un autre pour le blanc (li) ». Donc une bière filtrée, la bière-jiu, une bière non-filtrée et laiteuse, la bière-li.

Les 33 jarres de bière, découvertes en 1968 dans les tombes de Man-ch’en (province de Hopei) des Han antérieurs, portaient ces inscriptions : « Shu jiu » (bière de millet glutineux), « doux lao », « tao jiu » (bière de riz), « Shu jiu shang-zun » (bière de millet de qualité shang-zun>).

Ici, la qualité shang-zun renvoie à un type de bière. Le même concept zun refait surface dans une loi des Han (Ying-shih Yü, 69) :

·    La bière de riz (tao-jiu ) est classée shang-zun (qualité supérieur).

·    La bière de millet chi (chi-jiu ) est classée chung-zun (qualité intermédiaire).

·    La bière de millet shu (shu-jiu ) est classée hsia-zun (qualité inférieure).

 

Cette classification semble être fonction de l'origine des grains. On note que les bières d'orge/blé (mai jiu ) ne figurent pas dans la liste.

L’inscription sur les tombes du prince Liu Shen de Chang-shan et de sa femme « Shu jiu de qualité shang-zun » (bière de millet de qualité supérieure) contredit cette pseudo-évidence. Appliqué à la bière, le concept zun renvoie en réalité à la densité des bières. Les 3 qualités-zun correspondent à 3 densités différentes de la bière, quelle que soit la nature des céréales brassées. La classification s’inspire d’une logique quasi-fiscale. Les Han instituent un certain nombre de monopoles (sel, fer) et mettent en place des taxes sur la brasserie, c'est-à-dire la production et la vente des bières.

Comme dans tout édifice impérial, les Han dirigent l'économie du point de vue des recettes financières. La politique impériale d’expansion et de contrôle territorial, surtout aux frontières Nord, engage les Han dans de coûteuses campagnes militaires.

Face aux Xiongnu, la force militaire impériale échoue. Les Han se lance alors dans la diplomatie matrimoniale. Le Jian Han Shu (Histoire des Hans Antérieurs, -206+26) raconte que les grains germés mi nie et la soie sont envoyés comme cadeaux (ou tribut caché) aux pasteurs Xiongnu qui nomadisent dans le Nord de la Chine, menace permanente pour l'empire et ses sédentaires. A l'occasion d'un mariage avec une princesse Han, le chef Xiongnu réclame, parmi d'autres présents, une dote annuelle de 10.000 piculs de grains germés pour la bière (nie jiu), soit environ 600 tonnes de malt/an !

On remarque que les nomades préfèrent la bière-li. Pour des raisons pratiques évidentes : le malt sec se transporte bien et constitue le meilleur des ingrédients de brassage prêt à l'emploi. Mais le goût des pasteurs pour le lait fermenté de type koumys suggère que la bière-li devait avoir l'acidité, la consistance épaisse de la bière non-fliltrée et la légèreté en alcool qui leur convenaient.

Un conseiller des Han, Jia Yi (201~169), propose à l'empereur Wen (202~157) d’attirer les nomades Xiongnu de la frontière nord en installant des auberges servant du riz, des viandes rôties et de la bière :

« Lorsque les Xiongnu auront développé une soif de notre riz cuit, du ragoût keng, des viandes rôties et de la bière, ceci deviendra leur faiblesse fatale. » (Ying-shih Yü, 66).

Les poèmes de Chang Heng indiquent un certain ordonnancement des fêtes dans le milieu aristocratique : a) on joue de la musique et organise des divertissements b) on sert ensuite les boissons fermentées c) quand l'ivresse des convives est visible, des jeunes filles viennent danser. (Ying-shih Yü, 67). C'est probablement avec de tels dispositifs que la cour des Han espérait affaiblir les moeurs guerrières des incontrôlables Xiongnu.

 

Après les Han, les lettrés qui s'interrogent sur la naissance des boissons fermentées prennent tous pour originelle la technique du ferment qu. Alors que les textes occidentaux anciens insistent sur la germination spontanée des grains de céréales (origine supposée du malt), les textes chinois se concentrent sur la moisissure spontanée. Ils constatent que des graines cuites (fan), quelles que soient la céréale et la cuisson (bouilli/vapeur), moisissent après un temps plus ou moins long. Sèches, ces cultures se gardent bien. Réhydratées et trempées dans une bouille de céréales, elles provoquent à la fois sa transformation en liqueur sucrée et la fermentation alcoolique de cette dernière. Ce mécanisme "naturel" signe à leurs yeux la naissance du ferment qu. Vers 300, Jiang Tong expose cette théorie dans le Jiu Gao (Règles de la Bière) :

« La bière-jiu fut préparée à la demande des anciens rois. La légende dit que ce fut grâce aux efforts de la princesse I Di ou du prince Du Kang. Plus vraisemblable, des restes de grains cuits (fan) furent laissés à l'air libre. Bientôt ils se couvrirent d'une couche verdoyante (moisissures), et après davantage de conserve, une liqueur parfumée s'ensuivit »[2].

Plus les siècles passent, plus le souvenir des bières de malt (jiu-li) s'efface dans la mémoire des lettrés chinois. En 1117, Zhu Gong écrit dans son Bei Shan Jiu Jing (Canon de la Bière du Mont Nord) :

« Selon les anciens, si des grains cuits (fan) contaminés étaient fermentés avec du millet ou du blé, une riche liqueur (lao) s'ensuivait. Ceci est l'origine de la bière (jiu). Le Shuo Wen dit "la bière trouble (jiu pai) est appelée sou". Sou signifie fan moisi; cela veut aussi dire vieux. Si les grains cuits (fan) vieillissent, ils deviennent moisis. Si les grains cuits ne sont pas vieux, la bière ne sera pas douce. » [Huang 161]. (bière douce : il faut comprendre sucrée et fermentée. Sans moisissures actives, l'hydrolyse de l'amidon des grains ne se produit pas, la bière fermente mal).

Après les Han, Jia Sixie rédige vers 544 le Chi min Yao Shu (Techniques Essentielles pour le Bien-être des Etres), premier traité pratique et complet sur la totalité des techniques agricoles chinoises, depuis la culture jusqu'à l'économie domestique. La brasserie occupe 4 chapitres (sur 92) consacrés aux boissons fermentées, à la confection des diverses sortes de ferments qu, à la conduite du brassage et la conservation des bières. Le brassage du jiu clair est décrit comme un processus complexe, introduit par la technique des ferments. Le traité fait aussi sa place au maltage qui précède la confection des sirops de malts[3]. Le Chi min Yao Shu mérite une étude séparée qui rende justice à sa richesse technique exceptionnelle.

 

La bière occupe une place centrale à la cour et dans le cercle des militaires et administrateurs de haut rang. Qu'en est-il des simples lettrés ? Un repas avec des invités sous les Han est décrit dans le Dong Yue (Contrat d'esclave) écrit par Wang Pao en -59. Parmi les innombrables tâches que Wang Pao assigne à son esclave Bian-liao :

« Quand il y a des invités à la maison, il doit porter un chaudron et  aller chercher de la bière-jiu; tirer le l'eau, préparer le diner; laver des bols, arranger les plateaux; cueillir l'ail du jardin; découper les légumes, émincer la viande; attendrir la viande, faire un ragoût de racines; trancher le poisson, rôtir la tortue; faire bouillir le thé, remplir le nécessaire » (Ying-shih Yü, 70).

Le luxe relatif de ce repas appartient à la minorité des lettrés, pas à l'ordinaire des quelques 50-60 millions de Chinois sous les Han. Ils se contentent d'une nourriture céréalière (les 6 ou 8 grains) complétée de légumes (haricot, soja), et mangent rarement de la viande. Quant à la bière assez sophistiquée à base de ferment qu, c'est un luxe. En revanche, rien ne permet d'affirmer que la bière de malt non filtrée n'était pas populaire.

Il est également possible que dans le sud de la Chine, les peuples nouvellement soumis à l'empire Han aient brassé de la bière à base de racines et de tubercules amylacés (igname, taro, plantain). Cette tradition existe encore aujourd'hui en Asie du Sud-Est, et le long de la frontière sud de la Chine.

Il est également probable que les deux techniques de brassage (ferment et maltage), clairement séparées par les textes émanant de l'aristocratie, aient été complémentaires et employées indistinctement par la brasserie commerciale (auberge, taverne) ou domestique à cette époque. C'est une question fascinante pour l'histoire globale de la brasserie. Si la Chine des Han et des dynasties suivantes a utilisé et perfectionné deux méthodes très différentes de brassage, qu'en est-il de la tradition brassicole occidentale ? Trouve-t-on trace d'un brassage de la bière à l'aide de ferments amylolytiques en Europe à cette même époque, à côté de la technique du maltage qu'on présente habituellement comme la seule et unique façon de brasser la bière ?


[1] Ying-shih Yü 1977, "Han " in Food in Chinese Culture, ed by K. C. Chang, 68-69.

[2] Huang H. T. 2000, Fermentation and Food Science in Science and Civilisation in China (Needham J. ed.) Vol. 6 Part. V, 161.

[3] Chia Ssu-hsieh, Huang Tzu-ch'ing, Chao Yun-ts'ung, Davis T. 1945, The Preparation of Ferments and Wines, Harvard Journal of Asiatic Society 9, 25-29.

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