Offrandes de bière ponctuant le cycle de l’orge.

 

Dans l’agriculture irriguée mésopotamienne du 3ème millénaire, observer le travail de la nature ne suffit plus. Un comput annuel coordonne les tâches collectives : irrigation, labours, semailles, moissons collectives. La répartition de l'eau en amont des champs et l’anticipation des crues annuelles exigent une organisation sociale forte et un calendrier agricole. L'année agricole est ponctuée de rituels et de célébrations religieuses qui mobilisent le travail et demandent l’aide des divinités du sol et des plantes.

Le calendrier agraire de Lagaš, une cité-état mésopotamienne florissante au milieu du 3ème millénaire, prévoit des rituels qui s’accompagnent d’offrandes de bière. En Mésopotamie, la puissance politique n'est que régisseuse du vaste territoire agricole confié par la divinité poliade. Le palais est un des acteurs des cultes agraires organisés tout au long de l'année. Les fêtes du cycle de l'orge se répartissent selon 4 séquences chronologiques qui coïncident avec 4 moments forts de la culture de cette céréale[1]. Et chaque fois, la relation entre la culture de l'orge et le brassage de la bière est réaffirmée aux travers des rituels.

 

Du 4ème au 8ème mois (mi-juillet à mi-novembre), on laboure les champs irrigués puis on sème l’orge ou le blé. Prières et offrandes implorent la bonne germination des grains. Les rites protègent les semences des rongeurs, oiseaux et insectes, comme de la moisissure qui guette graines et jeunes pousses après l'inondation contrôlée et répétée des champs. On apporte aux temples les offrandes dûment comptabilisées par les scribes des sanctuaires : moutons, diverses farines, dattes et enfin jarres de bière. La bière se nomme bière-dida (KAŠ-DIDA[2]. Ni le déroulement, ni le contenu des rites ne nous sont parvenus. Seule indication, le rituel signifie "prière-siskur offerte pour le champ qui mange quelque chose ". Les offrandes nourrissent la terre, qui à son tour fait grandir les semences. A chaque étape du croît de l'orge, on réitère ces rites. Ils consistent en libations de bière, comme pour la fête des semailles attestée à Umma et Girsu durant l'époque d'Ur III (cf. infra). Un document d'époque sargonique (2340-2154) provenant de la ville d'Adad  fait état de galettes nig-ar-ra livrées par la cuisine du palais "pour ouvrir le silon "[3]. La galette nigara est un ingrédient de brasserie, au même titre que le malt ou le pain-bière.

 

Du 12ème au 1er mois de l'année suivante (mi-mars à mi-avril), les divinités reçoivent de nouveau farines variées, dattes et bière. D'après les "Instructions du Fermier", ces offrandes accompagnées de prières préparent le fauchage des épis. En voici le détail selon une tablette d'Umma : " Bière ordinaire 1 (jarre de) 15 l, 4 l de farine grossière, 10 l de farine de pois, 120 l de (farine) eša, 21 l de dattes; pour offrande avec prière au champ Ukunuti … "[4]

 

Au 1er mois (mi-avril), les prières s'adressent au champ fauché que l'on veut "lier" magiquement, pour qu'il conserve ses pouvoirs et sa fertilité. Un prêtre maš-maš officie après avoir compté la bière et les moutons offerts. La qualité des offrandes indique l'importance du rituel : bière, mais aussi huiles, parfums, lait et orge (nouvelle ?).

 

En avril-mai se déroule le 4ème groupe de rites sur l'aire de battage des grains. Les Instructions du Fermier s’adressent d’une part à l'orge impure (non nettoyée), et d’autre part aux grains purs convoyés vers les greniers. Les cérémonies impliquent cette fois de hauts personnages. Sur l'aire de battage, on promène symboliquement la reine, son substitut ou une prêtresse sur un traineau cérémoniel de bois, couvert d'un baldaquin et tiré par des bœufs. Le passage de ce tribulum[5] sur les gerbes mime les opérations de dépiquage des grains. Un sceau ancien découvert à Arslantepe (Sud-Est anatolien) représente une telle scène[6]. Le rite du tribulum est un moment-clé du cycle agraire. Les grains iront dans les silos. La précieuse paille hâchée composera, avec l'argile, les briques des murs et la poterie utilitaire ou, mêlée d'excrément animal, fournira un combustible de haut rendement. Toute la vie matérielle repose en Mésopotamie sur ces briques d’argile : maisons, silos, palais, temples.

Char-tribulum dans la tombe de la reine Pu-abi, ville d'Ur, 2700-2600 av. n. ère

Ce tribulum se transforme en objet symbolique. Le traîneau de bois richement décoré découvert dans la tombe de la reine ou prêtresse Pu-abi à Ur était un tribulum cérémoniel tiré par des bœufs[7]. Daté de 2700-2600, cet objet rare renvoie aux fonctions de la défunte. Il fut choisi, avec deux bœufs sacrifiés, pour l'accompagner dans la mort. Ce traîneau est associé à l'aire de battage. Or celle-ci peut aussi servir d’aire de maltage, ce qui nous ramène à la bière. Chaque surface à battre dessine un cercle de 5 à 20 m de diamètre pour les plus grandes[8], soit une surface moyenne de 30 m2. Elle permet de faire germer et sécher au soleil environ 1200 l de malt. Au début du 2ème millénaire, les archives de brasserie de Šubat-Enlil et du service des grains de Chagar Bazar en Syrie comptabilisent du malt provenant des aires de battage et livrés directement au brasseur.

 

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[1] Tohru Maeada 1979, On the Agricultural Festivals in Sumer, Acta Sumerologica (Japon) : pp 19-31. Girsu, l'une des cités du royaume de Lagaš, nous a légué quelques 2000 tablettes administratives dont une partie dévoile l'existence de fêtes agricoles et la gestion des flux d'offrandes.

[2] A. Leo Oppenheim 1948, Catalogue of the Cuneiform Tablets of the Wilberforce Eames Babylonian Collection, American Oriental Series 32 : tablettes D22 et R3.

[3] Yang Zhi 1989, Sargonic Inscriptions from Adab : 257

[4] Shin T. Kang 1973, Sumerian Economic Texts from the Umma Archive. Sumerian and Akkadian Cuneiform Texts in the Collection of the World Heritage Museum of the University of Illinois Vol II : 319

[5] Instrument agraire avant tout, ce tribulum est un assemblage de planches ou de roseaux liés par des lanières de cuir et incrusté, sur sa face inférieure, de lames de silex (lames dites "cananéennes") enfichées et retenues par un mélange de bitume et de sable fin. Trainé sur les gerbes étalées au sol par des ânes ou des bœufs, il dépique les grains des épis et hache finement leurs tiges.

[6] M. Littauer & J. Crouwel 1990, Ceremonial Threshing in the ANE, IRAQ 52 : p 15; Piotr Steinkeller 1990, Threshing Implements in Ancient Mesopotamia Cuneiform Sources, IRAQ 52 : p. 19.

[7] M. Roaf 1991, Atlas de Mésopotamie et du Proche-Orient Ancien : 123.

[8] P. Anderson 2003, Observations on the threshing sledge and its products in ancient and present-day Mesopotamia, dans "Le traitement des récoltes. Un regard sur la diversité du Néolithique au présent", 419.

15/01/2012  Christian Berger