Vendre la bière chez les XhosaArticle 5 sur 5

Le partage de bière des Xhosa est-il un modèle anthropologique ?

 

McAllister prend soin de distinguer les rituels de boire-la-bière liés aux travaux collectifs des autres rituels dans lesquels la bière intervient (hommage aux ancêtres, rituels de deuil, de naissance, de passage). Les premiers connotent les questions matérielles immédiates et les relations socio-économiques entre quartiers d’habitation ou entre familles, les second adressent les relations des vivants avec les lignées des ancêtres (McAllister 111-117). Les premiers se déploient dans l’espace-temps actuel, celui que rythme le cycle agricole annuel, les second dans l’espace-temps recomposé et ancestral du clan.

La bière n’a pas la même fonction dans chacun d’eux. Bière-compensation du travail ou bière d’échange social dans les premiers, bière-offrande ou bière-hommage dans les seconds rituels qui sont plus conservateurs car ils réactivent un espace-temps mythique, celui des ancêtres protecteurs. C’est avec eux que les modes de brassage les plus anciens restent le plus longtemps pratiqués (bière de sorgho vs bière de maïs).

Les boire collectifs impliquant le brassage de la bière existent en Afrique australe depuis plusieurs siècles parmi les Xhosa, les Zoulous, et les locuteurs Bantous en général[1]. Les relations de voyage des Européens en témoignent depuis le 17ème siècle. L’un des plus remarquables documents est celui d'un jeune garçon huguenot naufragé en 1686 près de la rivière Great Kei, sur les rivages du pays Amaxhosa. Accueilli et traité comme son fils par un cousin du chef Sotope, il vit plus d'un an parmi les Xhosa. Voici ce qu’il dit du traitement des grains, éleusine ou millet pour faire du pain et de la bière, et de l’importance du lait comme boisson ordinaire :

« L'aliment de base le plus courant de ce peuple est le lait caillé. Ils ont aussi une sorte de pain, qu'ils fabriquent à partir d'une graine sucrée. Cette graine pousse sans qu'ils aient à faire autre chose que de gratter un peu le sol, la semer, et bientôt une plante de 10 à 12 pieds de haut pousse, tant le sol est excellent. Pour faire du pain, ils broient ce grain entre deux pierres, et en font cuire un gâteau sous la cendre. Il est bon à manger, mais la bière qu'ils brassent est si mauvaise qu'il faut être un Caffre pour pouvoir la boire. Pour la fabriquer, ils utilisent une graine semblable à la moutarde, qu'ils broient également entre deux pierres, et mettent la farine moulue dans de grands pots en terre cuite. Ils remplissent ces pots d'eau, qu'ils font bouillir pendant une heure, puis laissent reposer pendant trois jours. Après l'avoir préparé, ils invitent leurs voisins et boivent jusqu'à ce que tout soit vidé. Cette boisson, qui est leur plus grande délicatesse, est extrêmement amère, d'un goût désagréable, mais elle est aussi enivrante que le vin, de telle sorte que, lorsqu'ils se séparent, ils peuvent à peine se tenir debout. » (Chenu de Laujardière Guillaume 1686).

D’autres témoignages contemporains considèrent au contraire la bière des Xhosa « faite de milllet très savoureuse » (Brownlee 1933). Que les Européens aient apprécié ou pas les bières des Xhosa n'a pas d'importance ici.

L’archéologie a aussi découvert des vestiges de brassage de la bière sur le site de Mutokolwe (occupé entre 1450 et 1550) dans le Limpopo (N-E de l'Afrique du Sud) : une chambre d’audience, une hutte pour boire la bière, une autre pour cuisiner et l’office d’un nefhasi, des aménagements centrés sur la personne d’un chef impliquant des distributions et consommations collectives de bière et de viande (Fish 2000).

Les chefs Zoulous distribuent de grands volumes de bière aux guerriers avant et après les combats (McAllister 20-30 avec références). La bière sert explicitement de médium au pouvoir politique. Les grains convergent vers le kraal du chef Zoulou qui dispose du pouvoir d’accaparer sans limite les réserves du pays. En retour, il fait brasser et distribuer la bière (utshwala) pour ses guerriers, ses chefs et ses officiers chaque fois qu’une décision est prise. Il ne s’agit pas de compenser des travaux agricoles collectifs comme décrit pour les Xhosa, mais de faire circuler la bière à l’intérieur du cercle qui exerce le pouvoir politique.

Plus à l’est, sur la côte du Mozambique, la cour du roi Quiteve de Sofala en offre un bel exemple. En 1609, João dos Santos donne une des plus anciennes relations du royaume de Monomotapa dont Sofala est un des tributaires. Il décrit comment la bière de sorgho intervient dans les cérémonies, les cultes dédiés aux ancêtres et durant les négociations politiques avec les chefs locaux : « Ce Quiteve [chef africain du territoire côtier de Sofala, vassal en théorie du royaume de Monomotapa] a l’habitude d’avoir, dans un endroit de sa maison où il parle avec les parties, quelques grands pots remplis de vin que les Cafres font avec du sorgho. Ils appellent ce vin pombe. Il a l’habitude d’inviter ceux qui vienne le voir avec ce vin, aussi bien Cafres que Portugais. » (João dos Santos, 105).

La bière-pombe est bue lors de la commémoration des ancêtres : « Ce Quiteve, toutes les années au mois de septembre lorsqu’apparaît la nouvelle lune, gravit une montagne très haute, située près de la ville dans laquelle il habite, appelée Zimbaoé. Au sommet de celle-ci, il fait de grandes funérailles aux rois ses ancêtres qui ont tous une sépulture ici. A cet égard, il emmène de nombreuses personnes avec lui, qu’il fait appeler, aussi bien de sa ville que des nombreuses autres parties de son royaume. La première chose qu’ils font dès qu’ils arrivent en haut de la montagne est de manger et de boire leur pombe, jusqu’à ce qu’ils soient tous enivrés. Le roi est le premier à faire cela (chose très habituelle et non censurée entre les Cafres). Ils passent huit jours dans ces repas et boissons, avec beaucoup de fêtes … » (João dos Santos, 106)

Dos Santos offre également une rarissime description technique du brassage du pombe qu'il serait trop long d'analyser ici. La méthode recouvre en partie les techniques employées par les peuples brasseurs d'Afrique australe, notamment le maltage et les multiples cuissons des trempes.

Cette version politique du boire-la-bière a été mise en œuvre par d’autres sociétés africaines : en Ethiopie par les diverses dynasties régnantes, en Tanzanie (Iraqw), au Kenya (Iteso, Bukusu), dans les royaumes des Grands Lacs (Burundi, Rwanda, Uganda), dans la région du lac Tchad (Kanem-Bornou), par les sociétés lignagères du Mali (Dogons), du Burkina Faso (Mossi, Lobi), du Cameroun (Dupaa) ou du Sénégal (Bedik) (Huetz de Lemps 2001, 111-114). On en trouve la trace plus ancienne, quoique mal documentée, au 15-16ème siècles avec les empires du Mali et du Songhaï (Premières confédérations africaines).

Ce boire-la-bière ritualisé est-il documenté dans le monde au cours des 2 derniers millénaires ? Il l’est en Europe avec les Celtes, les Scandinaves, les Germains quoique dans un contexte guerrier qui occulte la dimension agraire, domestique et paysanne de ces sociétés du Bronze et du Fer[2].

A-t-il valeur de modèle explicatif pour comprendre le fonctionnement des sociétés anciennes et le rôle central que la bière a joué dans leur histoire ? Les Shang ou les Han en Chine, les Gupta en Inde, les royaumes Khmers en Asie du Sud-est, les Incas et les royaumes qui les ont précédés en Amérique du Sud, ou encore l’empire Mongol.

Remontant le temps, la pratique sociale des festins et des distributions de boissons fermentées, la bière tout spécialement, a servi de modèle pour expliquer l’évolution des communautés agraires égalitaires vers les premières sociétés hiérarchisées et restructurées par une autorité politique naissante. Quels moyens de domination ont prévalu aux 7ème ou 6ème millénaires av. n. ère en Asie du Sud-Ouest par exemple ?

La guerre et l’accumulation de biens de prestige certes. Mais également des redistributions ritualisées de boissons fermentées, de la bière principalement, brassée avec des surplus de grains collectivement consommées sous forme de bière. Ces mécanismes que les archéologues tentent de reconstituer articulent plusieurs domaines de la vie sociale : une technologie alimentaire, une logique économique (céréaliculture), une dimension politico-religieuse.

Les marges d’erreur de ces reconstructions sont grandes. L’archéologie ne fournit pas des données aussi précises que celles de McAllister. Néanmoins, l’échange ritualisé de grains contre de la bière reste un des mécanismes socio-économiques fondamentaux attesté sur presque tous les continents durant la protohistoire de l’humanité. Une piste prometteuse explorée par de nombreux chercheurs.

 

Sources et bibliographie :

.    Bird John (1885), The Annals of Natal Vol. I Part 1. https://books.google.fr/books?id=VesxAQAAMAAJ&hl=fr&source=gbs_book_other_versions

.    Brownlee Frank (1933), Native Beer in South Africa, Man 33, 75-76. www.jstor.org/stable/2790570.

.    Bryant Alfred Thomas (1949), The Zulu people as they were before the white man came, Pietermaritzburg. webcms.uct.ac.za

.    Chenu de Laujardière Guillaume (1686), Relation d'un voyage à la côte des Cafres, 1686-1689 (1996), Guillaume Chenu de Laujardière (1672-1731), Paris : les Ed. de Paris : diff. Harmonia mundi, 1996.

.    Chenu De Chalezac Guillaume (1686), The 'French Boy': The Narrative of his Experiences as a Huguenot Refugee, as a Castaway among the Xhosa, his Rescue with the Stavenisse Survivors by the Centaurus, his Service at the Cape and Return to Europe, 1686-9. Edited by Randolph Vigne. Cape Town: Van Riebeeck Society, Second Series No. 22,1998.

.    Fish W. S. (2000), Early Venda History and the Mutokolwe Ruins near Tshiendeulu. MA dissertation, University of the Witwa­tersrand, Johannesburg.

.    Huetz de Lemps Alain (2001), Boissons et civilisations en Afrique, Presses universitaires de Bordeaux.

.    Hunter Monica (1979), Reaction to conquest: effects of contacts with Europeans on the Pondo of South Africa, Cape Town.

.    João dos Santos, Ethiopia Orientale, L’Afrique de l’Est et l’océan Indien au XVIe siècle, Editions Chandeigne 2011, La relation de João dos Santos (1609). Edition de Florence Pabiou-Duchamp. Préface de Rui Manuel Loereiro.

.    Magoma Munyadziwa, Badenhorst Shaw, Pikirayi Innocent (2018), Feasting among Venda-speakers of South Africa. the Late Iron Age fauna from Mutokolwe, anthropozoologica, Publications scientifiques du Muséum, Paris. https://doi.org/10.5252/anthropozoologica2018v53a17

.    Mandelso (1616-1644), Voyages célèbres & remarquables, faits de Perse aux Indes Orientales par le Sr Jean-Albert de Mandelso, 1719. Troc entre les Anglais et les habitants du Cap en 1639 : « Ils ne paraissent vers la mer que lorsqu’ils y croient faire fortune, en troquant leurs bestiaux ou bien les peaux de bœuf, de lion, de léopard, & de tigre, & de plumes d’autruche, qu’ils donnent pour des couteaux, des miroirs, des clous, des marteaux, des haches, & autre vieille ferraille, avec beaucoup d’avantage pour ceux qui y abordent. » (Mandelso, 640) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1054528k.image

.    McAllister Patrick A. 2001, Building the homestead. Agriculture, labour and beer in South Africa’s Transkei. Africa Studies Centre Leiden, Research Series 16/2001.

.    McAllister Patrick A. 2004, Xhosa Beer Drinking Rituals. Power, Practice and Performance in the South African Rural Periphery. Carolina Academic Press, Durham, North Carolina.

.    McAllister Patrick A. 1986, XHOSA BEER DRINKS AND THEIR ORATORY. Thesis at Rhodes University. core.ac.uk/download/pdf/145054019.pdf

.    Müller-Kosack Gerhard (2003), The Way of the Beer. Ritual Re-Enactment of History among the Mafa. Terrace farmers of the Mandara Mountains (North Cameroon).

.    Shaw Ella Margaret, van Warmelo Nicolaas Jacobus (1981), The Material Culture of The Cape Nguni : Part 3 : Subsistence.

.    Theal George McCall (1898), Records of South-Eastern Africa. Vol. I . Printed for the Government of the Cape Colony. archive.org/details/recordssoutheas01theagoog

.    Theal George McCall (1901), Records of South-Eastern Africa. Vol. VII. Printed for the Government of the Cape Colony. archive.org/details/recordsofsouthea07theaiala

.    Van Wyk B-E., Tilney P.M., Magee A.R. (2010), A revision of the genus Glia (Apiaceae, tribe Heteromorpheae), South African Journal of Botany 76 (2010) 259–271. sciencedirect.com/science/article/pii/S0254629909003378

.    Wilis Justin (2002), Potent Brews. A Social History of Alcohol in East Africa 1850-1999. Eastern African Studies.

 


[1] Bryant 1949, 197, 277-278. Autre exemple des Pondos d’Afrique australe et de l’illama, jour prévu pour le sarclage des champs qui peut réunir jusqu’à 200 personnes arrivées, chacune munie de sa houe. Les pots de bière circulent entre les travailleurs et travailleuses toutes les heures. Hunter 1979, 88.

[2] Le fonctionnement économique de l’empire carolingien en est le meilleur exemple, quoique tardif. L’économie agraire des domaines royaux et de la noblesse carolingienne institutionnalise la brasserie. Les Francs promeuvent le brassage de la bière dans le nord de l’empire. En revanche, la bière est chassée du domaine du sacré par le vin des Chrétiens. Le boire collectif de la bière subsiste parmi les communautés paysannes de l’empire, en Germanie, en Saxe et en Europe centrale.

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