Les Espagnols dans les Appalaches et le Sud-ouest.Article 8 sur 18 Hollandais et Anglais au coude à coude sur l'Atlantique

Les Français au Québec, en Ontario et en Illinois (15ème - 16ème siècle).

 

Le 20 mai 1534, Jacques Cartier atteint Terre-Neuve avec ses deux navires. Durant l’hivernage de sa 2ème expédition (1535-1536), il indique que le scorbut touche 25 marins sur la centaine de son expédition. Les Amérindiens Micmacs lui montrent comment faire une décoction d’épines et d’écorce du pin annedda (cèdre blanc du Canada) pour combattre le manque de vitamines. Les marins embarquent de l’épinette pour leur voyage de retour vers la France[1] . Toutes les explorations suivantes confirment que les Algonquiens, les Micmacs, les Iroquoiens qui peuplent les régions du Saint Laurent et des Grands Lacs ne brassent pas de bière. Mais tous pratiquent la culture des Trois Sœurs et fument du tabac.

« Ils ne font point grand travail & labourent leur terre avec petits bois, comme de la grandeur d’une demi-épée, où ils font leur blé [maïs], qu’ils appellent Ofizy. Lequel est gros comme pois, & de ce même en croît assez au Brésil. Pareillement ils ont grande quantité de gros melons, concombres, & courges, poix, & fèves, & de toutes couleurs, non de la sorte des nôtres. » (Cartier 1535, 31)

La description de Stadacone, le grand village du chef iroquoien Donnacona, et du mode de vie de ses habitants, confirme l’absence de boissons fermentées sur les rives du St Laurent. Maïs, fèves, haricots ne servent qu’à préparer des bouillies ou des pains : « Pareillement ils ont greniers en haut de leurs maisons, où ils mettent leur blé duquel font leur pain, qu’ils appellent carraconny, et le font en sorte ci-après : ils ont des billes de bois comme à piler chanvre, & battent avec pilons de bois ledit blé en poudre, puis le mettent en pâte, & en font tourteaux qu’ils mettent sur une pierre large qui est chaude, puis le couvre de cailloux chauds. Et ainsi cuisent leur pain en lieu de four. Ils font pareillement force potages dudit blé et de fèves, & poix, desquels ils ont assez et aussi gros concombres et autres fruits. » (Cartier 1535, 24-25)

 

Village Iroquoien du temps de Jacques Cartier's (reconstitution)

 

Iroquoian Stadacone maison longue
Village iroquois, gravure de 1664 Femme iroquoise écrasant du maïs et un papoose dans son berceau, gravure de 1664 Femme Algonquienne portant des épis de maïs (aquarelle de John White, 1585-1586)
Village iroquoien de Stadacone et maison longue reconstitués selon les fouilles archéologiques. Village iroquois, gravure de 1664. Femmes iroquoises écrasant du maïs séché et un papoose dans son berceau, gravure de 1664. Femme Algonquienne portant des épis de maïs (aquarelle de John White, 1585-1586)

 

Dans les régions boisées du nord-est des États-Unis vivaient un grand nombre de groupes indiens qui parlaient principalement trois langues : l'algonquin, l'iroquois et le siouan. Leurs moyens de subsistance allaient de la chasse et de la pêche à la formation de grands complexes agricoles. Ils vivaient au sud du Maine et dans la vallée de la rivière Ohio. L'un des complexes agricoles, la culture Hopewellienne, était l'une des sociétés les plus sophistiquées dans le nord de l'Amérique entre 100 et 500. Elle est suivie dans la région par la culture dite Late Woodland (500-1000).

Codex canadensis, mortier a piler le bled d'inde (p._21 Louis Nicolas 1675)
Mortier à piler le maïs, Codex Canadensis, Louis Nicolas 1675.

La consommation de boissons alcoolisées dans cette région est peu documentée. Il existe des preuves que les Hurons fabriquaient une bière douce à base de maïs. Les Hurons brassent une sorte de pain-bière de maïs qui est rarement décrite comme une bière mais plutôt comme un pain fermenté. Les Hurons-Wendats habitent aux 16-17ème siècles l’Ontario avant d’être exterminés par les Iroquois. Gabriel Sagard, missionnaire de l’ordre des Récollets, séjourne parmi eux en 1623-24 et décrit l’une des trois manières de préparer le maïs :

« Ils font encore du pain d’une autre sorte, c’est qu’ils cueillent une quantité d’épis de blé [maïs], avant qu’il soit du tout sec & mûr, puis les femmes, filles & enfants avec les dents en détachent les grains, qu’ils rejettent par après avec la bouche dans de grandes écuelles qu’elles tiennent auprès d’elles, & puis on l’achève de piler dans le grand Mortier : & pour ce que cette pâte est fort molasse, il faut nécessairement l’envelopper dans des feuilles pour la faire cuire sous les cendres à l’accoutumée; ce pain mâché est le plus estimé entre eux, mais pour moi je n’en mangeais que par nécessité & à contre-cœur, à cause que le blé avait été ainsi à demi mâché, pilé et pétri avec les dents des femmes, filles & petits enfants. » (Sagard 1632, 136-137).

Maison longue, site Huron de Onhoüa, Chetek8e Wendake près de Québec
Maison longue, site Huron de Onhoüa, Chetek8e Wendake près de Québec.

Mâcher les grains de maïs encore mous, c’est une façon très ancienne de saccharifier l’amidon avec la salive. En faire des boules enveloppées de feuilles de maïs accélère les fermentations alcoolique et acétique. La cuisson superficielle sous la cendre devait laisser le cœur de ces boules de maïs encore humide et fermenté. Peut-on parler de bière ? Non, parce que ces boules à demi-cuites de maïs sont consommées comme du pain et non comme une boisson. Oui, parce que le procédé technique est similaire à celui des pains-bières dans l’antiquité européenne, asiatique ou africaine. Par ailleurs, le même Sagard vante l’abstinence des Hurons (op. cit. 144-146). Mais nous savons qu’elle est toute relative. C’est la vision d’un missionnaire. Les Hurons boivent les alcools distillés des trappeurs français ou anglais.

Sagard décrit également la préparation du maïs puant ou indohy :

« Pour le indohy ou bled puant, ce sont grande quantité d’épis de blé, non encore du tout sec et mûr, pour être plus susceptible à prendre odeur, que les femmes mettent en quelque mare ou eau puante, par l’espace de deux ou trois mois, au bout desquels elles les retirent, & cela sert à faire des festins de grande importance, cuit comme la Neintahouy, & aussi en mangent de grillé sous les cendres chaudes, léchant leurs doigts au maniement de ces épis puants, de même que si c’étaient cannes de sucre, quoique le goût et l’odeur en soit très-puantes, & infectes plus que ne le sont les égouts mêmes, et ce blé ainsi pourri n’était point ma viande, quelque estime qu’ils en fissent, ni ne le maniais pas volontiers des doigts ni de la main, pour la mauvaise odeur qu’il y imprimait et laissait pour plusieurs jours. » (Sagard 1632, 140-141).

Sagard décrit une fermentation des épis entiers de maïs poussée à l’extrême, puis une cuisson qui ôte toute trace d’alcool et une consommation sous la forme de bouillie (Neintahouy). Ce maïs fermenté n’est pas consommé comme une boisson. Reste que la fermentation des grains, leur décomposition et "pourrissement" est connue et appréciée des Hurons. La frontière est mince entre le fermenté alcoolique et le pourri[2].

Codex Canadensis, tubercules Ounonnata Louis Nicolas 1675
Tubercules Ounonnata, Codex Canadensis de Louis Nicolas 1675.

La confédération des Iroquois célèbre six cérémonies majeures dans l’année : la fête de Nouvelle Année en hiver, la Fête de l’érable au printemps, la Plantation du Maïs, la fête de la fraise, la fête du maïs vert et la récolte de Thanksgiving. L'esprit principal est le Grand-Créateur de toutes les choses sur Terre. Ils vénèrent aussi le Tonnerre et les Trois Sœurs, les esprits du maïs, des haricots et des courges. Et pourtant, aucune boisson fermentée à base de grains, quotidienne ou spécialement brassée pour des cérémonies, sinon le sirop d’érable dilué pour faire une boisson fermentée.

A côté du maïs, des tubercules amylacés sont de possibles sources pour brasser de la bière. C’est le cas du wapato ou pomme de terre indienne (Sagittaria latifolia) que Louis Nicolas identifie en 1664-1675 et nomme par son nom iroquois ounonnata. Cette plante aquatique originaire d’Amérique du Nord produit des rhizomes riches en amidon, une ressource alimentaire essentielle pour les Amérindiens qui la collectent en automne et en hiver. Certaines espèces de Salsepareille (Smilax) à racines amylacées ont servi à brasser de la bière au Canada sans qu’on sache si cette fermentée boisson, cette bière, existait avant la colonisation[3].

 

 

Les Français en Floride (1562-1565).

 

Fuyant les guerres de religion qui ravagent le royaume de France entre 1562 et 1598, des Huguenots tentent la colonisation de la Floride entre 1562 et 1565. Les documents révèlent des informations importantes sur les mœurs des Amérindiens Timucuas, Potanos, Saturiwas et Tacatacuru, ceux du soldat-peintre Jacques Le Moyne de Morgues notamment. L’alimentation repose sur la culture du maïs, des tubercules, la pêche et la chasse. Les Européens sont acceptés à condition de participer à des alliances militaires. Les récits sont par conséquent dominés par la guerre. Les cérémonies qui préparent les guerriers comportent la consommation collective de cassiné que Le Moyne décrit et illustre dans le détail (-> Bière et plantes psychotropes).

 

Village fortifié Timucua en Floride (1565) Champs de maïs cultivés par les Indiens Timucua (1565). Récoltes de maïs et de fruits apportées dans des greniers, 1565 Préparatifs de sagamité pour un festin Timucua, 1565
Village fortifié Timucua en Floride, 1565. Champs de maïs cultivés par les Indiens Timucua, 1565. Récoltes de maïs et de fruits apportées dans des greniers, 1565. Préparatifs de sagamité pour un festin Timucua, 1565.

 

Aucune mention de boissons fermentées. Laudonnière parle incidemment du manioc et de la patate douce, produits échangés sur les côtes de Floride avec les îles des Caraïbes comme Cuba ou les Bahamas. Racines de manioc : « … la barque ayant pris la traicte de la coste [longeant la côte est de la Floride] … prit, près du lieu nommé Archala, un brigantin chargé de quelque nombre de cassana, qui est une espèce pain que se fait en racines, et néanmoins fort blanc et bon à manger, et quelque peu de vin. » (Laudonnière 1564, 121). Autre tubercule cultivé à l’intérieur des terres : manioc ou patate douce ? «  il y avait une isle située dans une grand lac d’eau douce appelé Serropé, grand environ de cinq lieues, fertille en plusieurs sortes de fruicts, principallement en dattes, qui proviennent de palmes, dont ils font une merveilleuse traficque, toutefois non ni grande que d’une sorte de racine, de laquellle ils tirent une farine si propre à faire du pain, que n’est possible d’en manger de meilleur, à qu’à quinze lieues à l’entour tout le pays en est nourry, qui est cause que les habitans de l’isle attirent de leurs voisins une grande richesse ; car on n’a de cette racine qu’à bonnes enseignes, avec qu’ils sont tenus pour les plus belliqueux hommes de la terre. » (Laudonnière 1564, 133)

A cette même époque, les peuples Caribes utilisent ces tubercules pour brasser des bières. Ils brassent notamment une bière de patate douce nommée mabi (ou mapi). Il est surprenant que les Amérindiens de Floride n’aient pas adopté cette technique.

 


[1] Cette décoction porte à tort le nom de bière (spruce-beer pour les anglais).

[2] Les célèbres études de Lévi-Strauss (« Le Cru et le Cuit » 1964) ont explicité pour l’Amérique du sud les rapports entre la tekhnè culinaire et la construction symbolique du monde amérindien.

[3] Le dossier historique de la « root beer » est très maigre. Son origine amérindienne n’est pas prouvée, bien que les diverses plantes qui servent d’ingrédients le soient. Nous rencontrons avec les tubercules amylacés le même problème que celui du maïs. Ces plantes cultivées ou collectées sont amérindiennes, sont des matières premières idéales pour brasser de la bière, mais les témoignages manquent pour le Nord-est du sous-continent américain. La "bière" de maïs des Hurons semble être un cas unique et à vrai dire inexplicable.

Les Espagnols dans les Appalaches et le Sud-ouest.Article 8 sur 18 Hollandais et Anglais au coude à coude sur l'Atlantique