Vertus et imperfections de Bière-ChangArticle 3 sur 7 Seconde réplique de Bière-Chang à Thé

Première réplique de Thé contre Bière-Chang.

Piquée au vif, la génie brune-éclatante du Thé surgit d’une théière princière et contre-attaque. Elle se nomme Sherab Drolma, « Sage Tara ».

D’emblée, Thé se place sous le patronage de la divinité indienne de la compassion et de l’illumination, Tara-la-Verte ou Tara-la-Blanche, celle dont la pratique des tantras exige un haut degré de pureté: ni viande, ni sang, ni alcool, ni saleté corporelle, ni agitation de l’esprit. L’envers semble-t-il des banquets princiers, de la table des maîtres, des parties de bière villageoises, des offrandes abondantes et de l’ivresse brutale des chefs militaires. Thé s’adresse donc au roi-religieux, non au roi-banqueteur. Le discours de Thé ne s’appuie pas sur les us et coutumes des Tibétains, fussent-ils princes, chefs ou capitaines, mais sur les triomphes du bouddhisme et de ses grands zélateurs.

Thé se réclame du Grand Lotus apparu dans le bol du Bouddha en pleine méditation, et de l’Arbre de l’illumination. Selon Thé, trois manifestations en naquirent. La plus élevée : le Grand Arbre Trishing Yongdou dans le ciel divin. Sur terre, l’arbre sous lequel le Bouddha connut l’Eveil dans la ville indienne de Bodhgaya. Dernier de cette lignée « végétale », le thé venu de Chine. Dans ce vaste tableau historico-spirituel, la légitimité du thé et de la Chine, terre précoce de propagation de la doctrine bouddhiste venue d'Inde, surpasse celle du Tibet, refuge plus tardif de la Loi du Bouddha.

« Mes premières feuilles qui poussaient au cours des trois mois de printemps,
Ont servi d'offrandes aux empereurs glorieux et aux grands Lamas,
Ainsi que pour les grands chefs;
En cela, leur prospérité a été améliorée.
Mes feuilles tardives qui se développaient au cours des trois mois d'été
Ont été utilisés pour faire du thé pour les laïcs et le clergé
Et ils se sentaient heureux à cause du thé savoureux;
Ils sont devenus calmes et plus prospères.
Mes dernières feuilles grossières qui grandissaient durant les trois mois d'automne
Ont été obtenus par les incomparables et forts Khampas (khams-pa)
[1],
Qui cuisinèrent une soupe d'os blancs contenant la moelle.
Ils sont ainsi devenus exceptionnellement forts et féroces.
»

Thé décline à son compte, à l'instar de Chang, les usages sociaux du thé. D'abord les Lamas que le thé soutient dans leurs exercices spirituels, ensuite le clergé et les laïcs pour le plaisir et la santé, enfin les éleveurs Khampas qui en retirent force et fierté. On trouve ici une opposition à peine voilée entre les cultivateurs de céréales enclins à l'indolence et l'ivresse, et les éleveurs des hauts plateaux, aux mœurs frugales et à l'esprit indomptable. Contre toute attente, les champions de Thé et de la Doctrine du Bouddha ne sont pas les paisibles villageois des plaines, mais les fiers éleveurs à l'esprit guerrier. Le Tibet a subi les influences de ses puissants voisins : l'Inde et ses royaumes gangétiques, la Chine tantôt faible tantôt impérialiste et surtout les puissants Mongols. Le Nord et l'Ouest du Tibet sont pays d'éleveurs semi-nomades. Les écoles bouddhistes se sont livrées des luttes sans merci. L'instauration de royautés tibétaines entre les 11ème et 15ème siècles n'a pas toujours été le fait de paisibles moines.

Thé résume ainsi ses mérites :

« Je suis la racine de vie de tous les pratiquants.
Je suis le marteau qui détruit l'ignorance.
Je suis le poignard qui tranche la paresse.
Je suis la plus belle de toutes les infusions.
 »

Tous renvoient aux pratiques spirituelles bouddhiques : pratiquer la discipline, combattre l'ignorance, racine de tous les maux, ne pas relâcher ses efforts. Discipliner son corps et aiguiser son esprit réclame des qualités aristocratiques. A Chang qui l'accuse d'appauvrir les hommes dans la recherche commerciale d'un produit chinois rare et lointain, Thé réplique par les exigences de la quête spirituelle :

« Par conséquent, qui n’a pas accumulé assez de mérites pendant un kalpa (ska/-pa)[2]
Peut difficilement me percevoir.
Bien sûr, ce qui est difficile s’atteint rarement
Et ce qui est rare n’a pas de prix.
»

Thé évoque ensuite l'épisode qui valut à la bière (aux boissons alcooliques en général) d'être disqualifié aux yeux du Bouddha, quand l'un de ses disciples favoris s'endormit à moitié ivre devant lui dans une posture indécente (Svagata ivre de bière devant le Bouddha). Puis Thé raconte l'histoire du roi tibétain Tri Ralpachen (Ngadag Triral Chog, 806-838) qui en 838 fut assassiné par deux de ses ministres alors qu'il prenait le soleil dans les jardins de son palais après avoir bu de la bière, comme on le faisait dans toutes les cours royales[3]. Fervent bouddhiste, ce roi était en conflit politique avec les défenseurs du Bön, religion florissante dans le pays et déjà inspirée des courants bouddhiques antérieurs au 8ème siècle, date à laquelle (vers 747) le bouddhisme est (ré ?)-introduit au Tibet. Dès le 1er siècle, des grandes vagues culturelles parties du Nord-est de l'Inde et du Pakistan propagent le bouddhisme vers l'Asie centrale et la Chine.

 


[1] Les Khampas, éleveurs organisés en fières tribus indépendantes, habitent la région sud-est du plateau tibétain. Du Kham montagneux en bordure occidentale de la plaine chinoise du Yunnan provenait le thé à cette époque.

[2] Un kalpa est une mesure de temps équivalente à 16,798,000 années employée par la cosmologie indienne et intégrée par l'hindouisme et le bouddhisme pour exprimer la quasi infinie succession des renaissances.

[3] Son frère Langdarma (glang dar ma) (r. 838-841), farouchement opposé au bouddhisme, prend le pouvoir, persécute les moines bouddhistes et fait démanteler les monastères.

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