Article 1 sur 7 Vertus et imperfections de Bière-Chang

La Dispute de Thé et Chang.

 

« La Dispute de Thé et Chang » est un texte classique tibétain[1]. Personnalisés par deux divinités, le Thé et la Bière d’orge tibétaine traditionnelle (chang) s’affrontent dans une joute verbale. La contestation porte sur la primauté d’une boisson sur l’autre quant au respect des vertus morales bouddhistes. Chacune vante l’aide qu’elle accorde aux hommes engagés dans la Voie du Bouddha : force, sagesse, lucidité, concentration de l’esprit, etc.

Un roi tibétain, pris d’un doute sur la légitimité de boire de la bière pour les êtres humains, suscite cette dispute. Il devra aussi l’arbitrer, dans le respect des canons bouddhistes.

Ce texte a été rédigé au début du 18ème siècle par Bon Drongpa, savant tibétain et sage ministre au service de Sangye Gyatso (1653-1705), régent du 5ème Dalaï-lama. Bon Drongpa est l’auteur de nombreux šastras, terme sanskrit désignant un traité ou une compilation de connaissances techniques. Dans la tradition bouddhiste, un šastra commente, explique, discute une idée ou une question exposée dans un sutra du corpus bouddhique initial[2]. Un šastra reste un texte secondaire donné pour éclaircir les piliers de la foi bouddhique. Il peut prendre la forme d’une histoire, d'un conte didactique ou d'une fable, mais reste porteur d’une morale ou d’un enseignement bouddhiste. Il ne vise pas une simple sagesse populaire. Bon Drongpa a composé d’autres contes, dont l'un écrit en 1726-1727 prend pour thème didactique des animaux et des oiseaux[3].

 

Nature et origine de la Dispute

Le débat contradictoire entre Thé et Chang renvoie à la règle d’abstinence de boissons alcooliques exprimée avec force par le Bouddha historique (Siddhārtha Gautama) pour l’usage de ses disciples, des moines et de ceux qui cherchent l’Eveil. Cette règle ne sera jamais étendue à toute la société laïque. Elle fut assouplie ou renforcée selon les écoles, les lieux et les époques, mais toujours réaffirmée comme précepte de la vie religieuse et de la quête spirituelle. Au 7ème siècle, l'arrivée tardive du bouddhisme indien au Tibet ne modifie pas cette exigence de renoncement. Elle donne aux débats que suscite son application une tournure particulière parce que la consommation de bière (chang) est une tradition tibétaine très ancienne qui précède le bouddhisme lamaïque parmi les peuples tibétains[4].

La Dispute nous parle aussi de la mesure et de l'intelligence des choses : chaque boisson voudra exiler l'autre, abolir son usage, voire la faire disparaître. Pire que les excès de thé ou d'alcool, l'intempérance de l'esprit est condamnée par le bouddhisme.

  

Un dilemme royal au sujet de la bière

 La Dispute de Thé et Chang a pour décor la cour royale de Rje Rangrig Gyalpo (Roi Seigneur-de-la-Conscience-de-Soi), roi imaginaire dans un passé indéterminé du Tibet. Le souverain offre un banquet, activité sociale courante des cours royales tibétaines. Outre le roi, deux génies-esprits ou entités féminines interviennent : l’une personnifie le Thé (tibétain ja/tsa), l’autre la Bière, le Chang (tibétain čan), la bière traditionnelle de céréales (orge, blé, millet ou riz) des peuples habitant les plateaux tibétains et l’Himalaya. Le roi tibétain est également chef religieux et gardien de la Doctrine bouddhiste.

 

Assemblée aristocratique et boissons au Ladakh
Fresque du temple d’Alchi, Ladakh 9è siècle, clan Dro lié à Rinchen Zangpo (958-1055).

 

Au moment de faire servir les boissons, le roi se demande si la consommation de bière-chang est encore, malgré la tradition, conforme aux canons bouddhistes du contrôle de soi. « Si quelqu'un boit trop de chang, il pourra se sentir heureux pendant un court laps de temps, mais plus tard son esprit est certain de s'assombrir. Il semble par conséquent que le chang apporte seulement du déplaisir, même si je devais me limiter en le buvant. Mais si les autres veulent en boire, je ne vais pas les restreindre. Néanmoins, je ne les encouragerai jamais à abuser du chang. Peut-être devrais-je commander que le chang soit remplacé par du thé? »

Les doutes sont exprimés dans une forme conforme aux sutras relatifs à l’abstinence d’alcool et surtout aux cas pratiques prévus par eux (Histoire Générale / Bouddhisme). Une distinction pratique et morale est établie quant à l’abus de bière. Se protéger soi-même par la connaissance des effets enivrants du chang et le contrôle de soi n’empêche pas qu’on puisse infliger indirectement cet excès aux autres. Si le roi possède le savoir (l’ébriété mène à l’ivresse) sans le pouvoir de refréner l'excès de ses sujets, il est coupable aux yeux de la morale bouddhiste.

D’où le dilemme. L’hospitalité de la cour ne peut pas être limitée. Le roi, généreux par fonction, ne peut bannir le chang du palais. Mais le roi-défenseur de la Doctrine du Bouddha devrait commander que le thé remplace la bière, du moins parmi les moines.

Venu de Chine, le thé fait son apparition sur le plateau tibétain entre les 10ème et 11ème siècles. Les caravaniers tibétains troquent des peaux et de la laine contre le thé des commerçants du Yunnan à l’Est. Le thé convient aux communautés monastiques qui font vœux d’abstinence d’alcool. Le thé est valorisé pour ses propriétés médicinales. Bientôt adopté par le pouvoir royal tibétain en plein essor, l’importation des briques de thé sert de support à la collecte de taxes pour le trésor royal. Les monastères aussi financent, voire organisent, des caravanes commerciales entre les régions orientales et centrales du Tibet. Le thé fait sa place au fil des siècles dans les monastères et les palais des royaumes tibétains. Il concurrence la très ancienne boisson des peuples tibétains, le chang des cultivateurs d’orge, de blé, de millet. La bière-chang accompagne chaque moment de leur vie : réunions familiales, fêtes villageoises, rituels agraires, naissance, mariage, funérailles. La bière et le lait sont les deux boissons traditionnelles du pays.

Bon Drongpa a composé sa šastra au début du 18ème siècle, mais elle fait écho aux débats qui agitèrent les communautés bouddhistes du Tibet quelques siècles plus tôt. Ils concernent la liberté de consommer des boissons fermentées dans l’entourage des maisons royales et parmi les communautés religieuses qui fleurissent au Tibet. Le texte situe la Dispute dans un passé lointain, au palais de Daljor Lhundrub Tse dans la ville de Bagchag Nangwa. Le roi doit arbitrer la querelle et légiférer, d’un point de vue bouddhiste. Ses décrets démontrent sa vaste connaissance des traditions et sa profonde sagesse bouddhiste — celles de Bon Drongpa bien sûr.

 


[1] Fedotov Alexander, SANGYE TANDAR NAGA Chary 1993, The Dispute Between Tea and Chang. Ja-chang Iha-mo’I bstan-bcos by Bon-grong-pa, Library of Tibetan Works and Archives (LTWA).

[2] Un sutra désigne la mise par écrit de l'enseignement oral du Bouddha. Il en existe plusieurs : Sutra du Lotus, Sutra du Cœur, Sutra du Diamant, Sutra de la guirlande du Bouddha … Sutra signifie « fil » en sanskrit : fil conducteur de la pensée, mais aussi trame des fils formant l'Enseignement.

[3] Publié dans Tibetan Didactic Tales on Animal and Bird Themes, par Damchoe Sagpoe, 1978-79.

[4] La vie de Jetsün Milarepa, sage et grand mystique tibétain du 11ème siècle, est émaillée de référence à la bière-chang. Elle fait partie de son univers familier et n'est pas bannie des pratiques religieuses de son temps (Milarepa ou Jetsun-Khabum. Vie de Jetsün Milarepa. Traduite du tibétain par le Lama Kazi Dawa-Samdup. Edité par Dr. W. Y. Evans-Wentz, trad. française R. Ryser, 1980).

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