Rejet du Mabi devenu boisson d'indigène 19e–20eArticle 16 sur 16

L'oubli moderne du Mabi/Mauby de patate douce.

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On nomme de nos jours Mabi (Antilles françaises) ou Mauby (Barbade et autres iles anglophones) une boisson fermentée ou non, à base d'écorce de "bois maby" (Colubrina reclinata/elliptica, Guaïcum officinale) mêlée de gingembre et de sirop de canne. Cette décoction n'a rien de commun avec les anciennes bières de patate douce, sinon le gingembre et les écorces que les Amérindiens et plus tard les colons lui ajoutaient.

Le terme bois-maby fait croire que ces alcools modernes dérivent des anciennes bières. La confusion est si grande qu'on trouve dans la littérature ces définitions : "mabi = boisson caraïbe, fabriquée avec du bois-mabi"[1] ou "(caraïbe) mabi (infusion fermentée (?) d'un arbre appelée bwa-mabi qui a des propriétés diurétiques)"[2].

Elles sont exactes à condition de comprendre que ce bois-mabi n'a rien à voir avec la patate douce et la bière des amérindiens. La littérature se réfère à l'autorité du Père Breton (Dictionnaire Caraïbe-Français 1665) pour trouver l'origine du terme bois-mabi avec le sens "espèce de bois dont on fait une boisson".

On ne trouve rien de tel dans le Dictionnaire du Père Breton. A l'entrée Mabi, il donne "patate" en précisant plus loin qu'on peut aussi consommer l'extrémité de ses tiges fraîches, en aucun cas faire une boisson fermentée avec ces seules tiges.

Le bois-mabi actuel n'a donc rien à voir avec la tige de patate douce. Il désigne quelques arbres dont on utilise l'écorce. Cette confusion a sans doute été créée par les premiers européens qui découvrirent avec surprise dans les Petites-Grandes Antilles et les Guyanes la reproduction végétative des tubercules (patates, maniocs, ignames), ou au Pérou celle de la pomme de terre. Pour avoir de quoi faire du pain et de la bière, nul besoin de labourer, de semer des graines, ni de moissonner comme les colons avaient l'habitude de faire avec leurs céréales[3].

Les Amérindiens enfouissent tout simplement un morceau de tige du plant de patate douce, tige baptisée "bois-mabi", du nom qu'ils donnent à la patate (mabi/nap'i). Emerveillé de cette simplicité et de la grosseur des tubercules produits, le Père Breton ne laisse aucun doute sur ce qu'il appelle tige/bois de mabi :

« Quand il pleut on fait un trou en terre, où au même temps que vous les avez fouillées (si la terre est mouillée), vous prenez un brin de bois [tige] de patates que vous tournez autour de la main, et en enterrez la moitié, pendant que l’autre est hors de terre, qui pousse son bois et couvre sa terre; si vous n’en n’êtes pas pressé au bout de cinq ou six mois, non seulement les trous, mais chaque nœud a ses racines, particulièrement si elles sont plantées dans une terre légère, ou dans du Sable, on n’en saurait assez admirer la quantité et la grosseur, j’en ai vu du poids de 18 à 20 livres. » (Breton, 171).

Quant au mabi-boisson moderne des Antilles/Caraïbes et d'Amérique centrale, ceux qui la préparent et la boivent ont oublié jusqu'à l'existence des anciennes bières de patate douce d'origine amérindienne nommées mabi. Entre les mains des colons, leur préparation n'a cessé de se modifier depuis le 17ème siècle.

La tendance lourde a poussé la bière amérindienne vers un taux d'alcool plus élevé (ajout du sucre de canne), une hydrolyse imparfaite (suppression de l'insalivation) que compensait la filtration des matières solides non liquéfiées, et une aromatisation toujours plus forte (gingembre, citron, orange, écorces).

Les bières industrielles, le rhum et les alcools forts du 20ème siècle ont effacé les dernières traces des bières-Mabi dans la mémoire collective.

Les bières de patate douce sont aujourd’hui brassées parmi les communautés amérindiennes des Guyanes. Ce savoir-faire n’a pas été perdu, ni la mémoire de ses significations sociales. Il s’est transmis dans le sud de la grande aire culturelle Caraïbe-Arawak, parce que cette région continentale a été plus tardivement colonisée et seulement sur ces franges côtières. Les populations amérindiennes des îles ont au contraire subies de plein fouet les vagues successives de peuplement européens, sans échappatoire.

  


[1] Ludwig Ralph et al. 2002, Dictionnaire créole français. Servedit/Éditions Jasor.

[2] Confiant Raphaël 2007, Dictionnaire créole martiniquais-français, Matury, Guyane. Ibis Rouge Editions, 2 tomes. s.v. mabi.

[3] Cette ignorance et absence de maîtrise culturale provoquera la famine et l'échec des premiers projets de colonisation, surtout français. Longtemps, les colons s'acharnent à faire pousser leur blés et leurs orges, avant d'apprendre tout des Amérindiens.



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