Resultat de votre parcours [16 articles]
De la bière amérindienne à la bière des esclaves.
A partir du 17ème siècle, des vaisseaux venus d'Europe débarquent sur les côtes des cargaisons de pauvres gens avec promesse de fortune facile et d'existence nouvelle. Le plus souvent, le rêve devient cauchemar. Mal préparés au climat tropical, mal nourris, mal outillés, ignorants les techniques de culture, de chasse et de pêche, ces premiers colons mènent une vie difficile.
De nombreuses colonies échouent. Celles qui survivent le peuvent grâce à l’aide des Amérindiens.
Avec la mise en place du système esclavagiste, les colons font appel à une main d'œuvre servile, habituée aux climats tropicaux mais non-autochtone, donc incapable de fuir se réfugier dans un arrière-pays peuplé des siens. Les Amérindiens fuient les mauvais traitements et se sauvent chaque fois qu’ils le peuvent pour rejoindre leurs villages et leurs familles. Les esclaves arrachés d'Afrique ne le peuvent pas, du moins dans les premières décennies des plantations coloniales. Il est arrivé que des communautés amérindiennes accueillent et protègent des esclaves échappés, effrayées par la cruauté des blancs et conscientes de partager à terme le même sort.
Avec les débuts du système esclavagiste dans les îles, une situation paradoxale et choquante s'instaure. Les Amérindiens, quand ils sont réduits à la fonction d'esclaves, se voient privés de leurs boissons traditionnelles, bières de manioc et bières de patate. Les colons s'en réservent le privilège tout en laissant aux femmes indiennes la tâche de les brasser, savoir-faire qu'on leur reconnaît. Elles savent traiter le manioc amer toxique pour le débarrasser de son poison. Elles savent brasser la bière-mabi mieux que les colons. L'île de la Barbade exploitée par les Anglais est un cas exemplaire.
En 1652, Heinrich Von Uchteritz[1] témoigne de cette nouvelle situation. D'origine allemande, il participe en Angleterre à la guerre des royalistes contre Cromwell. Dans le parti des vaincus, il est déporté vers la Barbade comme serviteur sous contrat. Il vit plusieurs mois une condition quasi servile et partage l'existence des esclaves amérindiens et noirs de la colonie anglaise, ce qui nous vaut des détails sur le régime servile que les autres récits taisent à cette époque :
« Les habitants et les anglais vivent entièrement et font commerce du sucre, du tabac, du gingembre et du coton qui sont produits en grandes quantités. L'argent est peu utilisé et ils vendent seulement les marchandises mentionnées plus haut; les uns et les autres leur sont précieux. Les esclaves doivent faire tout le travail. Ils plantent et binent le tabac, le gingembre et le sucre. Les cannes à sucres poussent dans des champs comme des roseaux de plus d'un pouce d'épaisseur dans les endroits humides. La canne est d'abord écrasée puis bouilles dans une chaudière. Le meilleur de la canne est pressé et le reste est donné aux cochons comme fourrage. Après avoir été pressé et affinée, ils laissent reposer le sucre au soleil ou dans un endroit chaud pour que l'humidité restante soit enlevée. Ce qui reste est alors le sucre. J'ai dû balayer la cour de la plantation le premier jour; puis un autre jour, je nourris les porcs et par la suite que je devais faire le genre de travail habituellement exécuté par les esclaves. Notre nourriture était très mauvaise et ne comprenait que des racines. L'une d'elle appelée batatas [pomme de terre], est cuite dans de grands pots et a presque le goût de la châtaigne. La racine de manioc est appelé de laquelle pousse un petit arbre mais infructueux. La racine de manioc est assez grande. Avant de la manger, elle doit d'abord être râpée et le jus doit être complètement retiré. Ensuite, elle est aplatie comme une galette, placée au-dessus des charbons rouges, et est couverte avec des charbons afin qu'elle sèche complètement. L'eau extraite est un pur poison. Le manioc est la nourriture des esclaves. Ils ne reçoivent pas de viande et aucun n'en a, sauf de petites quantités de viande de porc que seule la petite noblesse peut se permettre.
Les petits notables font une boisson de racine de patates. Ils mettent les racines dans un sac, les trempent dans l'eau et les écrasent ensemble. Ceci est ensuite versé dans un pot de pierre où il fermente comme font les autres boissons. Ils ajoutent ensuite du sucre et du jus de citron. Ceci fait une boisson agréable et de qualité. Comme le vin et la bière sont importés des autres pays, ils sont très chers. Les esclaves, cependant, ne boivent que de l'eau ordinaire avec du sucre et du jus de citron. »
Les colons modifient le procédé amérindien par addition de sucre de canne et jus de citron. Les amérindiens ajoutent ce sucre, mais pour masquer l'acidité qui survient dans la bière de patate après 2 ou 3 jours de fermentation. Ce qui change avec les Européens, ce sont les proportions de sucre et le caractère systématique de son ajout avant la fermentation. Le goût européen favorise les boissons plus alcoolisées. Le jus de citron confère à la bière l'acidité du cidre que les Anglais apprécient, contrairement aux amérindiens.
A noter que toutes les techniques et outils des femmes amérindiennes sont désormais entre les mains des esclaves noirs (grattoir, tamis, presse à manioc, sole à cuire la cassave), hommes ou femmes selon la nature du travail.
D’après LABAT, Jean-Baptiste (1663-1738). Nouveau voyage aux isles de l'Amérique, contenant l'histoire naturelle de ces pays ...T. 1 – Publié à La Haya 1724 planche p. 127. gallica.bnf.fr
[1] Uchteritz Heinrich von 1652, A German Indentured Servant in Barbados in 1652: The account of Heinrich von Uchteritz. Edited and translated by Alexander Gunkel and Jerome S. Handler, Journal of the Barbados Museum and Historical Society, May 1970. " Au début de l'année 1652, après que nous ayons été détenus à Londres pendant un quart d'année, 1300 d'entre nous ont été envoyés sur des bateaux à l'île antillaise de la Barbade, que les Anglais possédaient. Pour autant que je sache, personne n'en est revenu à part moi. Cette île se trouve en face de nombreuses autres petites îles. Sa circonférence est de seize milles. Chacun de nous a été vendu pour huit cents livres de sucre. Un comte [graf] nommé Weitecker m'a acheté en même temps que
dix-neuf autres. Ce comte était un chrétien, né en Angleterre, qui avait cent chrétiens, cent nègres et cent Indiens [wilde] comme esclaves. " A GERMAN INDENPURED SERVANT IN BARBADOS in 1652.pdf