Existe-t-il une définition de la bière que l'historien puisse réutiliser ?

Au-delà des conventions linguistiques et des multiples noms qu'elles portent d'un pays à l'autre, la Bière est-elle une boisson générique ou cette étiquette lexicale sert-elle seulemet à regrouper un ensemble disparate de boissons fermentées?

Si un breuvage nommé "Bière " traverse les millénaires et transcende la multitude des cultures humaines, comment le définir pour comparer ses différentes formules techniques et raconter ce qui devient alors sa très longue histoire.

Les définitions légales (ou fiscales) de la bière dépendent des administrations et des traditions nationales. Elles sont motivées par des politiques commerciales : le commerce intérieur de chaque pays et la logique d'import/export. Quel type de bière laisse-t-on entrer dans le pays? Quel type de bière veut-on vendre à l'étranger? Elles varient par conséquent d'un pays à l'autre, d'un continent à l'autre. Les professionnels de la bière ont fait remarquer que cette multitude de définitions ne faisaient aucune mention de la qualité du produit[1].

Ces définitions n'ont aucun fondement scientifique. Elles reposent sur une technologie de la brasserie telle qu'elle s'est figée à l'aube du 20ème siècle : bière = malt + houblon + eau. Malt et houblon sont les pivots de ces définitions, ingrédients rendus obligatoires dans des proportions variables selon chaque pays. Même dans ce cadre technique très restrictif, les définitions nationales varient.

Fruit de conventions entre les industriels de la bière et les administrations fiscales de chaque Etat, ces définitions sont non seulement inutiles pour l'historien et le technologue, mais elles font obstacle aux recherches historiques. Des débats sans fin ont par le passé tenté de trancher une question sans fondement: la cervoise médiévale ou l'ale non houblonnée anglaise étaient-elles de vraies bières ? La "vraie" bière serait née avec l'introduction systématique du houblon dans sa fabrication.

Les définitions communes des dictionnaires reprennent peu ou prou celles de la bière industrielle. La plupart sont tautologiques : « Bière = boisson qui répond aux critères de ce qu’on nomme bière dans telle ou telle langue ». Ce qui aboutit soit à des définitions très rigides (bière = eau + orge maltée + houblon), soit à des définitions si vagues qu'elles incluent toutes les boissons alcooliques (bière, vin, hydromel, alcool distillé).

Le seul terrain solide est celui de la biochimie qui décrit les processus à l'œuvre dans la fabrication de la bière. Il exige d'isoler les mécanismes les plus fondamentaux, sans souci des procédés historiques et leurs innombrables variantes connues à travers le monde depuis 10 à 8 mille ans.

Le recensement des transformations biochimiques fondamentales à l'œuvre dans la confection de la bière nous apporte les éléments d'une définition qui résiste à l'épreuve des faits historiques. Elle transcende la multitude des procédés locaux de brassage attestés par les documents anciens et modernes. Armé d'une définition technique "universelle" de la bière, l'historien peut traquer sa présence dans les témoignages anciens de toute nature et confronter les versions originales du cycle de la brasserie de toutes les aires culturelles.

Beer-Studies  propose cette définition technique.

 

LA BIERE EST UNE BOISSON ALCOOLIQUE OBTENUE PAR L'ACTION CONJOINTE OU SEQUENTIELLE D'ENZYMES AMYLOLYTIQUES ET D'ENZYMES GLYCOLYTIQUES SUR UN EMPOIS D'AMIDON.

 

Cette définition met l'accent sur la matière première, l'empois d'amidon, quelle que soit sa provenance (céréales, tubercules, graines, fruits amylacés, moelle amylacée de certains arbres, etc.). Elle définit la biochimie nécessaire: saccharification de l’amidon et fermentation alcoolique des sucres. Dans les schémas de brassage, ces deux transformations peuvent être simultanées (tradition asiatique/amérindienne) ou intervenir l’une après l’autre (tradition européenne/africaine). Cette définition générique ne mentionne pas d'autre ingrédient que l'amidon. Aromates, conservateurs, édulcorants sont des adjuvants[2]. Ils ne différencient pas la bière par rapport aux autres boissons fermentées (vins, hydromels, laits fermentés alcooliques). Ils ont beaucoup varié au cours de l'histoire de la brasserie. Le houblon a beaucoup fait parlé de lui. Employé tardivement en Europe (8ème siècle) comme aromate et conservateur de la bière, il est peu à peu devenu la plante symbole des brasseurs au 19ème siècle, éclipsant la source fondamentale de la bière : l'amidon des céréales.

Cette définition englobe les 6 voies du brassage décrites plus haut[3].

J.-P. Hébert a proposé une autre formulation synthétique : la bière est une boisson alcoolique obtenue par transformation de substances amylacées par voies enzymatiques et microbiologiques[4].

Voies enzymatiques = action des amylases pour saccharifier l'amidon.

Voies microbiologiques = action des levures (glycolyse c-a-d fermentation alcoolique) ou de certains mycéliums de champignons ou de certaines bactéries lactiques dont le métabolisme possède une voie glycolytique (sucres => éthanol + CO2).

Beer-Studies souligne le couple amylolyse-glycolyse, dont l'intervention au cours du brassage peut être soit consécutive (tradition occidentale qui sépare le travail des amylases en milieu acqueux = moût et celui des levures sur le moût), soit simultanée (tradition asiatique dans laquelle saccharification et fermentation sont deux actions simultanées en milieu semi-solide).

Ces définitions de la bière sont équivalentes. Elles caractérisent la bière comme une boisson fermentée obtenue par saccharification préalable d'une masse cuite d'amidon, quelle que soit la provenance de cet amidon .

 

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[1] Axel G. Kristiansen a recensé en 2012 toutes ces législations (Europe, Canada, USA, Vietnam, Afrique du Sud, ...) publiées à cette date. Un compendium de définitions hétéroclites avec un seul point commun, la mention du malt, du houblon et du % alcool. Ces définitions fiscales sont assises sur une logique de taxation de la bière et de classification des boissons fermentées. Elles ne se préoccupent pas des critères de qualité. Beer – is a definition possible ? Axel G. Kristiansen. 2012

[2] On peut faire de la bière sans houblon ou le remplacer par d'autres plantes. La liste des aromates employés en brasserie à travers les âges est très longue.

[3] Les technologues n'ont pas attendu une définition de la bière pour étudier les mécanismes biochimiques à l'œuvre dans l'amylolyse et la fermentation alcoolique dès le milieu du 19ème siècle. Sur l’introduction du laboratoire chez les brasseurs, voir Ingénieurs-brasseurs et le lab

[4] Professeur ENSIA, ingénieur-brasseur spécialiste des pays tropicaux. Prudent, J.-P. Hébert parle de voies microbiologiques, suspectant la découverte d'une fermentation alcoolique dans une cellule bactérienne. La définition de Beer-Studies en dérive et a vu le jour grâce aux relectures perçantes et suggestions de J.-P. Hébert.

01/04/2013  Christian Berger