Les ratios de brassage à Dunhuang au 10ème siècle.

 

Ce dossier est étonnant à plusieurs titres.

Il présente les comptes annuels dressés par des communautés bouddhistes établies de longue date dans l’oasis de Dunhuang (province du Gansu, Nord-Ouest de la Chine). Ces comptabilités de grains, farines, huile, tissus et autres produits démontrent que la bière tient une place centrale dans la gestion et la vie quotidienne de ces communautés religieuses. Le détail de certains comptes permet de calculer plusieurs ratios de brassage (volume de grains brassés rapporté à chaque individu). Ces ratios qui mesurent la densité de la bière varient selon le statut social des personnes.

Dunhuang dans le bassin du Tarim au 10ème siècle

Ces documents comptables datent du 10ème siècle, une période troublée entre la dynastie des Tang (618-917) et celle des Song (960-1279), à la frontière occidentale de la Chine. Dunhuang est situé sur la bordure nord-orientale du grand bassin du Tarim. La région, traversée par la route de la soie, a entretenu des échanges économiques et culturels permanents entre populations sinisées sédentaires et populations nomades ou urbanisés d’Asie centrale, de Mongolie et du plateau tibétain.

Ces documents révèlent des faits surprenants.

Les textes bouddhiques, la Vinaya Pittaka notamment, proscrivent les boissons fermentées pour ceux qui ont trouvé refuge dans la Voie du Bouddha. Les communautés bouddhistes de Dunhuang où se mêlent religieux et laïcs en consomment largement, y compris moines, nonnes et hauts responsables religieux. Ils boivent une bière (jiu, 酒 ) à base de millet principalement, ou d’orge et de blé, brassée selon la méthode asiatique des ferments amylolytiques (qu, ).

Les occasions de boire ne manquent pas : travaux collectifs au service des sanctuaires, fêtes religieuses ou laïques, réunion du collège des moines pour clôturer les comptes annuels des monastères, repas collectifs, rétribution en nature de celles et ceux qui travaillent pour les nonnes ou les moines, etc. Les documents comptables ne cachent rien des circonstances qui justifient les dépenses de grains des monastères destinées à brasser ou faire brasser de la bière. On apprend au passage que des brasseuses et brasseurs en font un commerce lucratif. La production locale de bière trouve son origine au-delà des monastères bouddhistes de la région.

Les indications qui accompagnent les comptes détaillés ou annuels nous ouvrent une fenêtre inédite sur la vie quotidienne, les structures sociales, les mœurs des communautés de Dunhuang. Ces céréaliculteurs vivent au rythme des saisons agricoles, boivent de la bière, boisson fermentée exclusive de la région[1]. Les pasteurs semi-nomades vivant dans les régions alentour, Ouighours, Mongols, Tibétains, Qarakhanides d'origine turque, partagent épisodiquement les mêmes plaisirs avec la bière. Ce constat met en cause la frontière habituellement tracée entre céréaliculteurs buveurs de bière et pasteurs buveurs de lait fermenté d’Asie centrale.

Ces données ont une grande portée pour l’histoire de la bière qui manque souvent de données concrètes. Les comptabilités de Dunhuang fourmillent d’informations pratiques : méthodes de brassage, traitement des ferments à bière, des drêches, taille d’une jarre à bière, ration quotidienne de bière, échelle sociale traduit en volume de grains / personne, commerce de la bière, lien entre la bière et les fêtes bouddhistes, etc.

Le riche dossier de la bière à Dunhuang est présenté dans son ensemble ailleurs. Nous ne développons ici que la logique des ratios de brassage.

 

LES COMPTES ANNUELS DES MONASTERES BOUDDHISTES.

 

Les textes de Dunhuang ont été découverts en 1900 dans la grotte 17 du site de Mogdao par le moine taoïste Wang Yuanlu, puis vendus par lots à Aurel Stein en 1907, à Paul Pelliot en 1908, à une expédition japonaise en 1911, puis une expédition russe en 1914, et enfin une expédition américaine en 1924. Les documents de nature économique, en particulier les comptabilités des monastères, ne constituent qu’une part infime du trésor de Dunhuang.

Pour l’essentiel, ces documents enregistrent les recettes et les dépenses de grains pour le compte de la vingtaine de monastères de Dunhuang. Les documents conservés concernent l’un des principaux monastères, le Monastère de la Terre Pure (Jingtu si). Les comptes annuels, complets pour les années 924 et 930, permettent d’évaluer à la fois les réserves et les dépenses de grains.

Unités volumiques pour céréales et liquides à Dunhuang :
1 picul = 10 dou (boisseaux) ≈ 60 litres
1 dou (boisseau) = 10 sheng ≈ 6 litres
1 sheng ≈ 0,6 litre

 

En 924, le monastère dépense 122 piculs (73,2 hl) de grains de diverses sortes (blé, orge, millet, soja, chènevis) et sous diverses formes (grains entiers, farine, son, tourteaux). 27,1 piculs (16,5 hl) sont consacrés au brassage de la bière, soit 23% du total. Mais une part des 112 piculs rétribue des services ou sert à troquer des produits pour le monastère. Ramené au volume de grains employés pour des fins purement alimentaires, la part de la bière = 27,5%.

 

Compte annuel des grains du monastère Jingtu pour l’année 924 (Trombert 1999, 133-135)
Dépense totale 122 piculs 100%
Pour la bière 27,1 23% *
Pour la nourriture 70,6 58%
Pour troquer des tissus 7,8 6%
Son pour le vinaigre et nourrir les animaux 3 2%
Grains troqués contre des produits ou des services 13,5 11%
* ou 27,5% des « grains alimentaires » (27,1 + 70,6 = 97,7)

 

En 930, le même monastère dépense 271 piculs (162,6 hl) de grains dont 28,9 piculs (17,5 hl) servent au brassage de la bière, soit 11% du total, mais 22,4% des grains « alimentaires » du monastère.

 

Compte annuel des grains du monastère Jingtu pour l’année 930 (Trombert 1999, 135)
Dépense totale 271 piculs 100%
Pour la bière 28,9 11% *
Pour la nourriture 100,1 37%
Autres (vinaigre, nourrir les animaux, tourteaux)  63 23%
Grains troqués contre des produits ou des services  79 29%
* ou 22,4% des « grains alimentaires » (28,9 + 100,1 = 129)

 

Bannière en broderie de soie, Boudhha, Bodhisattvas et disciples, Grotte des Mille BouddhasBannière en broderie de soie montrant le Boudhha entouré de Bodhisattvas et de disciples. Donateurs en adoration en bas. Grotte des mille Bouddhas à Dunhuang (Aurel Stein 1912, Ruins of Desert Cathay Vol. 2, plate IX).

En 939, le monastère Jingtu consomme 56 piculs (33,6 hl) de grains pour la bière durant une année de grands travaux ayant occasionné une consommation plus élevée de bière. Elle reste dans la même fourchette / volume total des grains destinés à l’alimentation.

En 942, ce même monastère consacre à la bière entre 9% et 15% d’un total de 640 piculs de céréales.

Les comptes partiels des autres monastères offrent des chiffres comparables (Trombert 1999, 136).

Ces volumes de grains consacrés au brassage ne sont pas en valeur absolue très élevés : 27 piculs = 1620 litres de grains / an ; 30 piculs = 1800 litres de grains / an. Si on applique un ratio vol. grains bruts : vol. de bière = 3, on obtient environ 50 hl de bière produite / an, soit 14 litres de bière/jour[2].

 

Les effectifs des monastères sont également modestes : 10 à 20 moines ou nonnes par établissement religieux. Une grande réunion de clôture des comptes annuels ne rassemble en 932 que 18 signataires à Jingtu. La majorité des consommateurs de bière sont des laïques travaillant au service des moines en équipes de 5 à 10 personnes. Les grandes célébrations bouddhiques nécessitent le travail d’artisans pour réparer les statues, les bannières ou les charriots des défilés (Trombert 1996; Wang-Toutain 1996). Les monastères consacrent alors plus de grains à la bière pour la préparation et le déroulement de ces cérémonies.

 

 

LES COMPTES AU JOUR LE JOUR DES MONASTERES BOUDDHISTES.

 

Les comptes au jour le jour qui indiquent des ratios de brassage (Trombert 1999, 169). Tous les volumes sont convertis en litre :

Pour la clôture des comptes de l’année 930 au monastère Jingtu, « 90 litres de millet pour acheter de la bière jour après jour pour l’assemblée des comptes [présentés par] Yuanda » (rouleau P. 2049 col. 326). La dépense de 90 litres de grains réduit en farine précise pour cette même réunion précise qu’elle a duré 5 jours. Les signataires sont au nombre de 18 : Yuanda, 15 moines économes et 2 hauts responsables du clergé local.

La « ration » de farine blé/orge = 90 / 5*18 = 1 litre / jour / moine. Le « quota » de millet pour la bière = 90 / 5*18 = 1 litre / jour / moine.

Pour le banquet du lendemain qui suit cette clôture des comptes « 210 litres de blé/orge ont été concassés pour faire de la bière à l’occasion du banquet réunissant les moines pour l’assemblée des comptes de la 2ème année » (P. 2049 col. 194). On en déduit que ce banquet a réuni environ 210 moines et dignitaires bouddhistes.

Les comptes qui indiquent des ratios de brassage pour les tailleurs de pierre (Trombert 1999, 170). Un artisan a employé 5 tailleurs de pierre pendant 10 jours pour le compte du monastère. 18 litres de farine/jour, un mouton pour les 10 jours et 6 litres de grains (millet ?) pour la bière / jour.

La ration de farine = 6 litres / 5 = 1,2 litre / jour / tailleur de pierre.

Le « quota » de grains pour la bière = 6 litres / 5 = 1,2 litre / jour / tailleur de pierre.

Dignitaire Ouïghour de Turfan assisté par ses serviteurs, peint sur la grotte 409 de Mogao ( 11e-13e_siècle),

 

Éric Trombert (1999, 170) mentionne les dépenses de bière offertes aux émissaires ouïgours reçus à Dunhuang pendant un mois au printemps 887. Chacun a reçu l’équivalent de 1,5 litre de grains par jour sous forme de bière et jusqu’à 3 litres par jour les jours de réception.

 

Éric Trombert (1996, 64) a également listé les rations de grains pour la bière et la farine distribuées aux porteurs des statues du Bouddha pendant les processions de Dunhuang. Sur la base d’une ration quotidienne de farine de 1 sheng (0,6 litre), on calcule le nombre de porteurs par rapport aux rartions de farine qu’on applique ensuite aux rations de millet pour la bière. Le quota de grains pour la bière des porteurs se situe entre 1,2 à 0,9 litre selon les années (tableau infra).

 

Collations de bière et portions de farine offertes aux porteurs. Litres de grains (et d’huile)
  Bière Farine     Huile
  Millet pour la bière  Ration (litres/jour)  Farine (litres/jour) Effectif calculé  
A la porte Nord          
Année 924 36 36/30 porteurs=1,2 18 18/0,6 = 30 0,6
925 ? ? 18 18/0,6 = 30 ?
930 36  36/40 porteurs=0,9 24 24/0,6 = 40 0,6
939 36 36/30 porteurs=1,2 18 18/0,6 = 30 0,6
943 ? ? 18 18/0,6 = 30 0,6
Lieu non précisé          
945 36 36/30 porteurs=1,2 ? ? 0,6
? 36 36/30 porteurs=1,2 ? ? ?

 

Les données analysées par E. Trombert permettent de calculer la part de grains accordée aux nonnes pour leur bière dans le cadre des repas collectifs.

L’année 930 entre le 2ème et le 6ème jour du 2ème mois, des nonnes doivent ravauder des bannières cérémonielles en vue de la fête bouddhiste du 8ème jour (Trombert 1999, 167). Pour ces 5 jours, 90 litres de farine sont distribués par le monastère pour leurs 3 repas quotidiens, soit 18 litres/jour. Effectif estimé des nonnes : 18 litres/0,6 sheng (ration d’une nonne)/3 repas = 10 nonnes. Et 42 litres de millet sont distribués pour leur bière, soit 8,4 litres/jour et 8,4/10 nonnes = 0,8 litre de millet par nonne pour sa bière quotidienne.  

 

LES RATIOS DE BIERE SELON LES CATEGORIES SOCIALES A DUNHUANG.

 

Synthèse des ratios (en litre de grains) pour la bière, en ordre décroissant.
Emissaires ouïghours 1,5 à 3 (pour une fête)
Tailleurs de pierre 1,2
Porteurs de statues  1,2 à 0,9 selon les années
Moines 1
Dignitaires bouddhistes 1
Nonnes     0,8
Serfs, serves, domestiques, jardiniers, … ? (Tableau infra)

 

Les rations quotidiennes de farine pour les paysans et les serfs hommes ou femmes servant de domestiques sont listées ci-dessous. Elles concernent leurs 3 repas. Nous n’avons pas de correspondance avec les grains dévolus au brassage de leur bière, si jamais de tels rations ont existé. Ces catégories les plus basse dans la hiérarchie sociale devaient peut-être prélever sur leurs rations alimentaires de grains pour brasser leur propre bière.

 

Rations quotidiennes de farine pour les paysans et les serfs (Trombert 1996, n. 71).
Paysan libre (baixing) 1,8 litre de farine (3 sheng)
Serf homme (si’er) 1,2 litre de farine (2 sheng)
Jardinier de monastère 0,9 litre de farine (1,5 sheng)
Cuisinière ou serve (nüren) 1,5 litre de farine grossière (2,5 sheng)

 

Les quotas de grains dévolus à la bière ne semblent pas varier beaucoup selon les catégories sociales, si on met à part les émissaires politiques et les serfs, chacun à une extrémité de la hiérarchie sociale.

Il faut cependant prendre ces chiffres avec précaution.

Le brassage domestique et commercial (tavernes et vente publique de bière) ne rentre pas dans les comptes des monastères bouddhistes. Les serviteurs, jardiniers et paysans à leur service peuvent brasser pour eux-mêmes ou troquer de la bière contre des grains auprès de brasseurs/brasseuses de métier. Les monastères eux-mêmes font appel à ces derniers quand ils doivent se procurer des volumes plus importants de bière pour certaines festivités religieuses (Trombert 1999, 137-141).

La qualité de la bière varie. La bière « standard » est à base de millet. Une qualité semble-t-il supérieure est brassée avec un mélange orge/blé, ou de blé uniquement (Trombert 1999, 151, 177-180). L’utilisation de grains plus ou moins décortiqués, le millet surtout, influe sur le calcul des ratios selon que le volume de grain est celui des grains bruts ou du gruau de grains déjà décortiqués. Les documents ne fournissent pas ces précisions. En appliquant uniformément une ration de 1 sheng (0,6 l) /repas quelle que soit la catégorie sociale, nous avons gommé les problèmes de qualité des grains dévolus aux repas ou au brassage de la bière.

Enfin, la technique des ferments amylolytiques (qu) employée à Dunhuang ne modifie pas la façon dont on peut estimer la quantité de grains (décortiqués ou non) attribuée à chacun pour la bière qu’il boira. Mais cette méthode de brassage implique que le volume et la densité de la bière dépendent de la dilution effective de la masse de grains fermentés et filtrés au moment de boire (note [2]).

Cette question devient cruciale quand les textes évoquent la livraison de jarres de bière. Leur contenance peut être estimée : 40 à 60 litres selon les cas. Mais que contiennent-elles ? Une masse de grains fermentés plus ou moins liquéfiée ou de la bière déjà filtrée ? La gestion spécifique des drêches, résidus solides du brassage, laisse penser que ces jarres sont remplies de bière filtrée, le liquide alcoolique obtenu après dilution/filtration de la masse de grains fermentés.

Applique-t-on à Dunhuang une échelle de ratio vol. grains/vol. bière en fonction des catégories sociales ? Elle transparaît si on compare le volume de grains brassés pour les émissaires ouïghours et celui qu’on accorde aux artisans ou aux porteurs. Elle n’a pas l’amplitude constatée en Mésopotamie ou en Egypte au 2ème millénaire av. n. ère pendant lequel les ratios varient d’un facteur 1 à 3 du plus bas au plus haut de la hiérarchie sociale[3]. Si on accorde à la grille des ratios vol. grains/personne une valeur sociale, on constate que la société de Dunhuang montre un visage plus « égalitaire », sous réserve que notre échantillon de textes soient représentatifs d’une hiérarchie sociale au-delà de la seule communauté bouddhiste de Dunhuang.

 

BIBLIOGRAPHIE

Trombert Éric (1999), Bière et bouddhisme : la consommation de boissons alcoolisées dans les monastères de Dunhuang aux VIIIe-Xe siècles. In: Cahiers d'Extrême-Asie, vol. 11, 1999. Nouvelles études de Dunhuang. Centenaire de l'École française d'Extrême-Orient. pp. 129-181. https://www.persee.fr/doc/asie_0766-1177_1999_num_11_1_1152

Trombert Éric (1996), La fête du 8ème jour du 2ème mois à Dunhuang, in De Dunhuang au Japon. Etudes chinoises et bouddhiques offertes à Michel Soymié, (J-P Drège éd.), Hautes Etudes Orientales 31, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris.

 

Notes


[1] A environ 1000 km vers l'ouest, les vignobles et les vins de Kutcha sont à cette époque réputés. Kutcha est l'une des ville-oasis sur la bordure septentrionale du bassin du Tarim, capitale du royaume tokarien de Koutch dont le moine chinois Xuanzang, parti en Inde durant l'été 629 pour étudier le bouddhisme, a écrit : « Le sol est favorable au millet rouge et au froment. Il produit, en outre, du riz de l'espèce appelée gengtao, des raisins, des grenades et une grande quantité de poires, de prunes, de pêches et d'amandes. On y trouve des mines d'or, de cuivre, de fer, de plomb et d'étain ». (Julien Stanislas, Mémoires sur les Contrées occidentales traduits du Sanskrit en Chinois en l'an 648 par Hiouen-Thsang, et du Chinois en Français, 1857, p. 3)

[2] La bière jiu est brassée en milieu semi-solide. Le rapport entre le volume des grains fermentés et la bière obtenue après dilution(s) de cette masse fermentée est éminemment variable. Il dépend en fait des manières de boire. Les convives réunis autour de la jarre de bière décident du degré de dilution au moment de boire. Ceci est vrai si la bière jiu n'a pas déjà été diluée et filtrée au moment de remplir la jarre. Jiu peut désigner deux états successifs de la bière : semi-solide quand elle fermente, puis liquide quand elle est bue.

[3] C’est-à-dire 1 à 3 fois, parfois 4, plus de grains pour brasser le même volume de bière.

20/01/2022  Christian Berger