Surplus d'amidon et différenciation sociale.

 

La situation change vers 4700 en Mésopotamie. Les villages et leurs zones cultivées s’agglomèrent en centres urbains établis le long des voies d'eau. Les territoires contrôlés couvrent en moyenne 100 km2 et englobent les villages amont. Ces organisations régionales rudimentaires intègrent hameaux, campements, villages et premiers centres urbains. Elles se fondent sur la coopération économique et l’émergence d’une hiérarchie politico-religieuse.

Des entités comme Ur, Eridu et Uqair se caractérisent par leur stabilité politique, leur agriculture irriguée génératrice d'importants surplus de grains, une spécialisation économique au sein de la population, une centralisation politique régionale et pas seulement locale, et enfin une organisation économique plus ou moins planifiée (vastes bâtiments associés aux réserves de grains, greniers collectifs et grandes jarres de stockage, travaux collectifs d'irrigation).

L’accumulation des produits de prestige est faible (armes, métaux précieux, matériaux rares, bijoux, etc.). Ces derniers signent habituellement l'inégalité sociale fondée sur le troc de produits rares, sur la guerre ou les stratégies d'expansion par la force, celles que  commande une minorité pour son bénéfice.

Comment interpréter ces données et comprendre la dynamique de la culture obeidienne récente (5300-4000)? Comment passe-t-on des modestes  communautés agraires relativement autarciques à des sociétés régionales hiérarchisées? Quel rôle la brasserie a joué dans cette évolution?

Les chercheurs proposent deux modèles pour cerner la réussite des premiers centres de pouvoir élargi, qu'on baptisera "chefferies" par commodité[1].

 

Les premières chefferies au Proche-Orient ?

 

Dans le premier modèle (Greniers primitifs), le pouvoir naissant repose sur la mobilisation des denrées de base (les céréales en l'occurrence), clés de la survie des individus et du groupe. Le groupe qui met la main sur les grains contrôle toute la communauté, le ventre des hommes. Mais il ne s’agit pas de piller les greniers communautaires. Une médiation rend l’accaparement socialement acceptable. Un groupe dominant accumule des grains en mobilisant du travail agricole collectif (défrichage, irrigation, culture, moisson, transport, stockage). Comment ? En distribuant des brassins de bière avant, pendant et après les travaux agricoles.

Contrôler la culture des céréales et les silos implique une économie agraire limitant les risques et les coûts liés au transport et au stockage. C'est le fait de petites communautés très stables, établies sur des territoires couvrant leurs besoins. Le pouvoir appartient à ceux qui organisent les productions de base. Les surplus sont convertis en travaux collectifs (construction de silos, maisons collectives, systèmes d'irrigation, "temples"). Ce modèle ne peut se propager sans recourir à la coercition et au travail forcé, c'est à dire emprunter sa logique au second modèle.

 

Dans le second modèle, la création et la distribution régulées des biens de prestige fait naître de nouvelles valeurs d'échange, cœur et combustible de pouvoirs religieux et militaires. Qui accumule bijoux, armes, pierres, bois et produits rares (localement) mobilise un groupe réduit mais militairement puissant, qui peut peser sur un groupe plus large et ainsi de suite jusqu'à étendre son contrôle à toute la communauté. La médiation est ici le circuit d'échanges à grande distance. L'accumulation et la distribution très sélective des richesses engendrent la différenciation sociale. A l'inverse du premier paradigme (accumulation de grains), ce dernier se propage vers d'autres communautés sur un mode agonistique, aussi vite que s'échangent, se gagnent ou se perdent les biens de prestige. Une fraction de la population coopère avec les nouveaux maîtres et exerce à son tour ce mode de pouvoir contre sa communauté d'origine. Ce modèle induit l'instabilité politique, fruit de la compétition, des conflits violents et d’une propension à soumettre de nouveaux groupes humains.

 

Ces deux stratégies collaborent et se complètent. Les biens de prestige se troquent contre des stocks échangeables de grains sur lesquels un groupe a mis la main. Quant aux paisibles paysans, ils recourent au service des porteurs d'armes pour protéger leurs précieux silos. De cette nécessaire collaboration, le Mésopotamien gardera la mémoire. Quelques millénaires plus tard, il dira que dans son pays "ceux qui ont des moutons, ceux qui ont des bœufs, ceux qui ont de l'argent, ceux qui ont des pierres précieuses, ils s'accroupiront tout le jour à la porte de l'homme qui a des grains ". Jugement réaliste écrit au 3ème millénaire av. n. ère.

On doit ajouter: si l'homme qui a des grains n'ouvre pas sa porte, celui qui a des biens de prestige, des armes ou des soldats viendra piller ses greniers et boire sa bière ! Ceci s'est produit au 3ème millénaire chaque fois que les pasteurs nomades armés ont déferlé depuis les montagnes orientales pour piller les greniers des riches cités de la grande plaine mésoptamienne.

 

Une organisation sociale fondée sur la surproduction et la mobilisation des excédents de céréales (premier modèle) cerne mieux la logique culturelle d'Obeid, ses communautés rurales, égalitaires à l'origine, mais en voie de hiérarchisation. Elles pratiquent une céréaliculture stimulée par l'irrigation, modifient le paysage au gré de leurs besoins, se groupent autour de grandes maisons collectives abritant tout ou partie de leurs réserves de grains. Le contrôle territorial semble motivé par la seule nécessité agricole et pastorale. Politiquement stables, ces communautés agricoles manifestent des signes de stratification économique [2]. Leur architecture et leurs objets funéraires en portent les signes. Le lien entre grandes maisons collectives et céréales remonte à l'époque de Samarra : les sites d'Umm Dabaghiyab, Yarim Tepe, Tell es-Sawwan et Tepe Gawra offrent des exemples de structures de stockage de grains enfermées dans des enceintes à caractère "religieux" [3].

Pour anticiper les mauvaises récoltes, les agriculteurs obeidiens disposent de trois sécurités :

  • augmenter leurs réserves pour couvrir l'année suivante en intensifiant la production agricole (irrigation, culture de nouvelles terres, savoir-faire plus efficace) et en maximisant leurs surplus de grains.
  • convertir les surplus de grains en stock alimentaire vivant, à savoir des animaux sur pieds, tactique impliquant une coopération avec des groupes de pasteurs.
  • troquer une partie des grains contre des matières impérissables faciles à échanger en cas de besoin parce que recherchées et plus rares (cuivre, pierres rares, bijoux, vases ornés, coquillages, tissus teints, etc.)

Les sociétés obeidiennes ont manifestement privilégié la première solution. Or, la maximisation des excédents de grains implique un pouvoir organisateur, une incitation sociale à les produire et un système de valeurs qui justifie cette logique collective.

Après ce long détour par les greniers, le pouvoir et les règles sociales, nous voyons (ré)-apparaître la bière. Elle a joué un rôle important dans l’aventure culturelle des « obeidiens ». Nous l'avons déjà souligné pour le site de tepe Gawra.

 

Les Beer-parties et le patronage de la brasserie au Proche-Orient ancien.

 

Grâce aux parallèles ethnologiques asiatiques, africains et amérindiens, on sait qu'une minorité peut accaparer une part de la production agricole en mobilisant le travail collectif des paysans, en maîtrisant les moyens de production, à condition de justifier cette accumulation à son profit par une idéologie politique et religieuse. Le jeu des liens de parenté étendus et des lignages, l'organisation de la production (irrigation, allocation ou partage de terres, travaux collectifs, installations matérielles et structures de stockage, mise à disposition des outils agricoles et des bêtes domestiquées) sont des moyens de légitimer l'accumulation de la richesse-grains par un groupe, un chef et sa famille, un clan, etc.[4].

Comment cela peut-il fonctionner ?

Dans une économie de subsistance dominée par la céréaliculture ou l’horticulture, la meilleure monnaie, c'est le couple pain/bière confectionné avec les surplus d'amidon. En échange des jarres de bière et des piles de galettes, une partie du village, du groupe ou de la communauté élargie accepte de consacrer des jours, voire ses semaines aux travaux agricoles collectifs sur les champs d’un groupe dominant ou d’un chef. La récolte sera propriété de celui qui aura patronné ce travail collectif saisonnier. Il l’aura patronné grâce au prestige et surtout à la promesse de fournir pain et bière à volonté. Comment le peut-il ? Grâce aux surplus de grains des précédentes années. C’est une sorte de cycle pluriannuel : celui qui peut avancer et transformer en bière ses réserves de grains obtient que d’autres, qui au période de soudure n’on plus de quoi boire ou manger, travaillent pour son compte, contre la fourniture gratuite de pain et de bière.

Les plus démunis deviennent "clients" de groupes dominants qui "patronnent" l'organisation du travail agricole collectif et peuvent, grâce à leur propre groupe familial élargi, confectionner en peu de temps de grande quantité de bière. Pour être capable de brasser pour un groupe de 50 à 100 adultes qui boivent chacun 3 à 5 litres par jour, le groupe familial organisateur doit disposer d'assez de grains, de combustibles, d'eau, de jarres, de brasseuses expérimentées pour fournir en continu 400 à 500 litres de bière tous les jours pendant une ou plusieurs semaines. Cette organisation requiert également une planification très serrée des brassins qui se succèdent jour après jour.

Cette stratégie sociale préfigure le système mésopotamien "travail contre ration alimentaire de pain+bière" qui s'amorcera  la fin du 4ème millénaire, et se renforcera pendant tout le 3ème millénaire à l’avantage politique des élites des grands centres urbains.

La mainmise d'une minorité sur les surplus collectifs de grains a été rendue socialement acceptable par une tradition religieuse. Comment ? Par le patronage des brassins de bière destinés aux célébrations collectives. Les divinités locales régisseuses de la fertilité et du bien-être matériel de la collectivité sont honorées avec des offrandes de pain et de bière. Ces puissances naturelles sont conviées aux banquets offerts par les humains : pain purs et bière coulant à flot. Le groupe social capable de produire ces offrandes en retire immédiatement prestige et pouvoir. Sponsoriser les brassins offerts aux dieux protecteurs, c'est rendre service à la collectivité toute entière. Les scènes religieuses figurées sur les cachets de tell Brak, fêtes célébrant la réussite collectivement partagée, impliquent certainement des offrandes de bière. La bière symbolise l'abondance; les greniers pleins. La traduction religieuse tardive de cette conception sera l'omniprésence de la boisson fermentée dans les rituels, les offrandes et les repas des dieux constatée en Mésopotamie dès la fin du 4ème millénaire (bière pour le culte d'Inanna à Uruk).

Ce qui a fonctionné parmi des sociétés agraires récentes se vérifie-t-il au Proche-Orient il y a 6-7000 ans ? Les maisons obeidiennes sont très grandes, 200 m2 en moyenne. Elles abritent des familles élargies d'une vingtaine de personnes. Les fouilles du bassin du Hamrin, le long de la Diyala, affluent du Tigre, ont retrouvé plusieurs de ces communautés.

A Tell Madhhur, une grande demeure exceptionnellement conservée donne quelques indices datés de 4500 environ. C'est une grande salle cruciforme centrale, flanquée de petites pièces spécialisées (cuisine, réserves). L'incendie responsable de sa destruction a laissé tous les objets à leur place d'origine : meules, broyeurs, houes de pierre, jarres, fusaïoles. De nombreux récipients servent à la nourriture, le stockage et surtout la boisson. Le nombre et la diversité des coupes, jarres et pots excèdent  les besoins de la maisonnée. Cette vaisselle  à boire spécialisée a-t-elle été dédiée aux fêtes ? La maison de Madhhur abritait-elle un chef capable de mobiliser un village entier moyennant une redistribution de boisson fermentée qui expliquerait le nombre exceptionnel de jarres et gobelets pour une maison familiale, même élargie à une vingtaine d'individus[5]? Ces vastes demeures, trop souvent étiquetées "temple", obligent à réviser cette notion qui convient mieux aux sanctuaires du 3ème millénaire, formes abouties et codifiées proches du temple antique.

D'autres indices proviennent des quelques 200 tombes dégagées à Eridu, en Basse-Mésopotamie. Les défunts y sont inhumés avec leurs bijoux, une jarre, une coupe et un plat déposés à leurs pieds. Ces marques d'une croyance en l'au-delà prennent une forme alimentaire. Les résidus imprégnés dans ces terres cuites n'ayant pas été analysés, comment vérifier qu'elles aient été remplies de bière ? A l’époque des fouilles, l'archéologie se souciait peu du contenu des céramiques.

On mesure mal le degré de sédentarisation de ces communautés élargies et l'intensité de leurs échanges. La très dynamique culture obeidienne finit par couvrir la Grande Mésopotamie, vastes territoires allant du Golfe persique aux marches de l'Anatolie. Ce mouvement unificateur obeidien prépare l'émergence vers 4000 de la culture urukéenne, au sein de laquelle la place centrale de la bière saute aux yeux. Les preuves matérielles de son omniprésence s’accumulent (Godin Tepe). Cet héritage repose sur la longue protohistoire d’Obeid (3 millénaires au total) durant laquelle la bière devient le moyen et le véhicule privilégié des transformations sociales.

La culture obeidienne lègue à celle d’Uruk les principes suivants :

  • Le contrôle des stocks de céréales est un enjeu social et politique crucial au sein des premières cités.
  • Le couple pain-bière est au cœur des échanges intra-communautaires : rations de pain et de bière, techniques de brassage à base de pains-à-bière, etc.
  • La compensation du travail ou du service se calcule en pain et en bière. Principe de la contrepartie en nature sans doute acquis dès la culture d'Obeid.
  • In fine, la valeur du pain et de la bière se calcule par rapport au volume de grains employés pour leur fabrication. Des systèmes de mesures spécifiques aux produits céréaliers sont mis au point, sans distinction de leur nature solide ou liquide.  Un pain ou un bol de bière s'équivalent si on a utilisé le même volume de grains. En revanche, les systèmes numériques servant à compabiliser les grains crus, le gruau, le malt, le bappir (pain-ferment à bière), et les diverses sortes de bière sont différenciés.
  • Les dieux comme les hommes se réjouissent de pain et de bière (thème du banquet des dieux mésopotamiens). Ils doivent chaque jour être servis par les humains. Cette organisation ne découle pas d'un anthropomorphisme grossier, mais d'une véritable économie du sacré dont les bénéfices politiques rejaillissent sur la classe dirigeante.
  • Celui qui peut offrir aux dieux le pain et la bière en retire un grand prestige politique. Patronage des brassins quotidiens dans les sanctuaires et formation d'un clergé dévolu à ces tâches. Le temple est assimilé à la demeure terrestre d'un dieu et organisé comme tel, à l'image d'un palais. Le prince est le premier serviteur de la divinité tutélaire de sa cité. En retour, il acquiert une légitimité politique qui fait de lui le premier parmi les humains.
  • Les rites agraires sont d'abord centrés sur les offrandes de pain et de bière aux divinités du sol et de la fertilité. Ces rites sont domestiques mais également patronnés par l'autorité centrale dans de grandes célébrations annuelles, génératrices de prestige et de pouvoir.

 

La grande aventure de la bière et de la brasserie au Proche-Orient ancien se poursuit au coeur des premiers royaumes.

Avant d'examiner le lien entre la bière et les royautés primitives dans le monde, il faut d’abord faire un tour d’horizon des autres paramètres et forces sociales qui assurent l’essor de la brasserie durant sa protohistoire.

 

 ^                                              >>


[1] A. Johnson, T.K. Earle, 1987 : The Evolution of Human Society: from Forager Group to Agrarian State, 208, 222.

[2] G. Stein 1994, Economy, Ritual and Power in 'Ubaid Mesopotamia' (ed.). Tout spécialement pp 41-43.

[3] J. Makkay 1983, The Origins of the "Temple Economy" as seen in the Light of Prehistoric Evidence, in Comptes Rendus des Rencontres Assyriologiques Internationales 29, pp 1-6.

[4] Exemples de "Beer Party". Au Botswana (M. Dietler, 2001 : Theorizing the Feast, Rituals of Consumption, Commensal Politics, and Power in African Context, dans "Feast" M. Dietler and B. Hayden ed., 82-85). Chez les Iteso (I. Karp, 1987 : Beer Drinking and Social Experience in an African Society, dans "Explorations in African Systems of Thought" I. Karp and C. S. Bird ed., 88-95). En Afrique de l'Ouest (A. Huetz de Lemps, 2001 : Boissons et Civilisations en Afrique, 111-114). Parmi les Amérindiens des Guyanes : cachiri contre défrichage. En Asie : Joffe 1998 (note infra)

[5] M. Roaf, 1991: Atlas de la Mésopotamie et du Proche-Orient Ancien, 54-56. id. 1989: Ubaid Social organization and social activities as seen from Tell Madhhur, 91-145.  A. Joffe, 1998 : Alcohol and Social Complexity in Ancient Western Asia, CA 39, 303, 316.

15/01/2012  Christian Berger