Voie n° 3 :   CULTURE DE CHAMPIGNONS AMYLOLYTIQUES

Cette solution fait appel aux moisissures cultivées sur amidon cuit. Les mycéliums de certains champignons (Aspergillus, Mucor, Rhizopus, Monascus, Amylomyces rouxii, Penicillium, etc.) possèdent des enzymes capables d'hydrolyser l'amidon. Les granules d'amidon sont soumis à un chauffage en présence d'eau (cuisson, étuvage, vapeur). L'amidon se trouve alors exposé à l'action des enzymes, à condition d'entrer en contact avec la source des champignons microscopiques. Les parties de certaines plantes en contiennent beaucoup : racines (gingembre, piper), feuilles (mûrier, bananier, etc.), bourgeons, tiges ou écorces.

Les méthodes traditionnelles en Asie, en Inde, en Afrique ou en Amérique du sud reposent sur une connaissance très précise de la flore locale et des plantes porteuses des précieux champignons amylolytiques microscopiques. Voir par exemple la carte des diverses sortes de ferments à bière traditionnels en usage de nos jours dans les régions de l'Himalaya. Dans les pays industrialisés comme la Chine, le Japon ou la Corée, ces champignons sont désormais sélectionnés et cultivés en laboratoire. La biotechnologie et la génétique ont remplacé les savoir-faire locaux.

Cette technique est aussi ancienne que le maltage et les autres methodes de brassage. Elle a été utilisée depuis des millénaires et l'est de nos jours — parfois à l'échelle industrielle — en Asie, en Afrique, en Amérique du sud et en Amérique centrale. Elle n'est historiquement pas attestée à ce jour sur le continent européen, faute de recherches dans ce sens.

 

Aspergillus oryzae (麹)
Koji = riz glutineux poli, étuvé et soupoudré d'une culture d'Aspergilus.

La méthode consiste donc à cultiver certains mycélia sur des boulettes-galettes d'amidon cuit, en vue de confectionner des ferments secs. Cette culture dure une à plusieurs semaines, selon la technique, la source de champignons, la région et la saison. Les opérations, assez délicates, relèvent d'une véritable biotechnologie empirique. Avec le maltage des céréales (voie n° 2), la source enzymatique est endogène. C'est l'embryon du germe qui travaille. Avec la voie n° 3, la source enzymatique est exogène. L'homme doit maîtriser tous les paramètres pour réussir l'ensemencement de l'amidon cuit : humidité, température, nutriments (l'amidon est nécessaire mais pas suffisant), aération.

Une fois séchées, les galettes, briques ou boulettes couvertes de mycélium peuvent, comme le malt, se conserver très longtemps (12 mois ou plus). Appelées "ferments" et son équivalent dans les langues vernaculaires (qu, koji, phab, kinva, ragi, brem, ...), elles font l'objet, comme le malt, d'un commerce local ou régional très rentable.

Au moment de brasser la bière débutent la seconde étape, le brassage proprement dit. Ces ferments sont ajoutés à une masse cuite d'amidon et intimement malaxés avec elle. Les ferments inoculent l'amidon cuit qui ne tarde pas à se liquéfier sous l'action des amylases et à fermenter sous l'action des levures. La culture des champignons n'est pas très sélective, du moins dans un brassage traditionnel. Avec les mycélia aux propriétés proprement amylolytiques viennent aussi les levures présentes sur les plantes, notamment le genre Saccharomyces. Mais la désignation "ferment" (starter dans la litt. anglo-saxonne) ne doit pas tromper : la première fonction du ferment est de saccharifier la masse d'amidon au moment du brassage proprement dit. Certaines souches de champignons amylolytiques du genre Aspergillus ou Rhizopus sont aussi capables d'initier la fermentation alcoolique. A l'inverse, certaines souches de levures génèrent des amylases et peuvent hydrolyser l'amidon (infra).

 

Brassage avec ferment amylolytique (méthode n° 3)

 

 

Certains champignons microscopiques produisent des amylases (Aspergillus, Mucor, Rhizopus, Monascus, Amylomyces rouxii, Penicillium, etc.). La méthode cultive le mycélium de ces champignons sur un support d’amidon cuit. On se procure les champignons avec des plantes en mettant en contact certains de leurs organes (racines, tiges, feuilles) avec l’amidon cuit.

 

Quand le mycélium s’est développé, on forme des boulettes qui sont séchées et conservées. Ce sont les ferments à bière (beer starters des anglo-saxons).

 

Pour brasser, il suffit de les mélanger avec une masse d’amidon cuit semi-solide. Quand cette masse semi-solide est suffisamment saccharifié et fermentée, on ajoute de l’eau pour obtenir de la bière. Ces champignons cultivés possèdent aussi le métabolisme aérobie qui transforme les sucres en alcool.

Cette méthode très ancienne a été appliquée au blé, au millet et au riz dans toute l'Asie. L'utilisation des ferments à bière a été prouvée par l'équipe de Li Liu dès la période néolithique de Yangshao (7000-4000 av. n. ère) dans le bassin moyen du Huang-He, à Mijiaya et Dingcun.  La méthode n° 3 est la voie préférée de la brasserie chinoise depuis la dynastie des Shang (1766-1122 av. n. ère). Elle est depuis et jusqu'à nos jours massivement employée pour les bières de riz (Chine, Corée, Japon, Asie du Sud-Est), les bières de blé-millet de l'aire culturelle tibéto-birmane (Tibet, Népal, Sikkim, Bouthan, Birmanie), et les bières tradictionnelles d'Asie du Sud-Est. L'apport d'enzymes exogènes compense un pouvoir enzymatique endogène absent (riz poli) ou trop faible (blé, millet).  A noter que cette méthode traditionnelle est pratiquée dans le haut-bassin du Congo (pop. Songola). Elle est aussi repérable dans les Caraïbes au 18ème siècle, quoique perdue et oubliée depuis la colonisation de cette région.

Certaines levures filamenteuses (Endomycopsis fibuligera) possèdent aussi un pouvoir enzymatique (glucoamylase + alpha-amylase). Elles sont cultivées aux Philippines sur substrat de riz ou de millet cuit pour confectionner un ferment (bubod). Cet inoculum sert ensuite à brasser des bières de riz ou de millet. Il sert même à démarrer la fermentation d'un vin local à base de sève de palmier (vin de palme) (H. T. Huang, 2000 : 272-274 et 278-282), ou des vins de canne à sucre (H. Sakai, G. A. Caldo, 1985 : Microbiological studies on bubod, a fermentation starter in the Philippines, Philipp. Agric. 68, 181-188).

On boit de nos jours du jiu de riz ou millet en Chine, du taekju (ou yakyu) en Corée et son cousin le sake au Japon. Au Nord de l'Inde, on boit des bières de riz : pachwai, ruhi, murcha, bakhar, madhu. Au Tibet du chang (bière d'orge), du ragi en Indonésie, du brem à Bali et du sato en Thaïlande, tous trois à base de riz brut. Toutes ces bières traditionnelles ont en commun d'être brassées grâce à la technique des ferments à bière.

Cette technique concerne plus de la moitié du volume des bières traditionnelles brassées dans le monde (jiu, sake, ragi, brem, ...). L'autre moitié est brassée avec la technique occidentale du maltage, par germination des grains de céréales. Cette séparation géographique des méthodes de brassage est un fait historique relativement récent. Elle s'est produite il y a 2 millénaires environ, pour des raisons à la fois techniques (domination progressive du riz en Asie) et sociales relativement complexes.

La technique des ferments à bière s'est industrialisée, comme celle du maltage, à partir du 18ème siècle. Elle a suivi les mêmes évolutions technologiques que celles qui gouvernent la brasserie occidentale : volumes grandissants des brassins, rationalisation et standardisation du brassage, recherche scientifique, introduction du laboratoire et de ses outils, investissements financiers, etc. Qualifier ces bières de "traditionnelles" (vs la "vraie" bière moderne=le lager industriel) est trompeur et dérive d'une vision occidentale mal fondée.

Les volumes annuels de bière traditionnelles (jiu, sake, makgeoli, ...) brassées dans toute l'Asie comparés au volume de bières industrielles brassées selon la méthode n° 2 (maltage) sont éloquents : 94 millions hl contre 657 millions de "lager" en 2015.  Les méthodes de brassage asiastiques pèsent lourd dans le monde. Ce ne sont pas des techniques marginales ou en voie d'extinction. En 2025, cet écart brut de 14% sera sans doute le même.

Cette méthode de brassage est aussi employée sur d’autres continents : en Amérique du sud et en Afrique. A ce jour, seule l’Europe semble ne pas l’avoir développé dans l’antiquité ou de nos jours. Mais pratiquement aucun projet archéologique ou étude historique ne l’ont sérieusement recherché.

En Afrique tropicale, les Songola qui vivent sur le cours supérieur du fleuve Congo maîtrisent des techniques sophistiquées de brassage étudiées par T. Ankei (Les Songola du fleuve Congo et leurs ferments à bière). Elles incluent la fabrication de ferments à bière (beer starter) par culture de champignons amylolytiques sur des supports de manioc ou de maïs cuit. Une fois couvertes de mycélium, les boulettes de manioc sont séchées puis pulvérisées pour être employées plus tard comme déclencheur de la saccharification. Ces ferments secs se conservent assez longtemps. Cette méthode existe aussi chez les Iraqw de Tanzanie.

En Amérique du Sud, Terry Henkel a documenté en 2004 la confection actuelle de la bière parakari à base de manioc par les Indiens Wapisiana du Guyana (Henkel, Parakari, an indigenous fermented beverage using amylolytic Rhizopus in Guyana). Leur méthode de brassage utilise des ferments à bière cultivés sur du manioc cuit. Une variété forte de cachiri à base de manioc est brassée de cette façon par les Indiens Wayana de Guyanes et du Surinam. Cette technique est plus ancienne. Au 17ème siècle, le brassage de la bière à base de patate douce dans la zone caraïbe faisait appel au travail des champignons pour certaines variantes fortement alcoolique de ce type de bière.

Les ferments à bière ne sont donc pas spécifiques aux régions asiatiques comme on le croit ou le lit souvent.

 

 

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01/04/2013  Christian Berger