Le socle des boissons fermentées primitives.

 

Les résultats obtenus en Chine à Jiahu (Jiahu -6500) et sur des sites néolithiques plus récents du bassin du Huang-He (Bière néolithique en Chine) soulèvent un problème délicat. Les résidus de boisson fermentée datés entre 7000 et 3000 av. n. ère pointent vers une composition très hétérogène. Elle inclut de l’amidon (millet, riz, tubercules, fèves) mais également du miel, des baies et des racines (gingembre) : une boisson fermentée mixte à la fois bière, hydromel et vin! Un constat similaire est établi au Proche-Orient ancien, en Egypte, en Europe ou en Amérique du sud pour des transitions néolithiques comparables. L'existence de ces boissons fermentées hybrides se prolonge après le néolithique, pendant les âges du bronze.

Une définition technique stricte de la bière couvre-t-elle les périodes les plus reculées de sa protohistoire? Peut-on appeler bière une boisson fermentée à base de riz, de fruits et de miel mélangés ? La rigueur scientifique impose une réponse négative. Les analyses de résidus de boisson déterminent avec toujours plus de précision leur composition mais ne peuvent pas déterminer la proportion des ingrédients. On ignore donc si l'amidon est majoritaire dans la composition globale des boissons fermentées archaïques. Le contexte archéologique permet de préciser si on est en présence d'une société complètement agricole capable de produire et de stocker des réserves d'amidon, ou si la cueillette et la collecte de plantes sauvages et du miel domine encore l'alimentation. Dans le premier cas seulement, on pourra inférer le brassage de la bière. Cette mise au point lexicale masque une question plus intéressante, plus technique. Elle concerne l'origine de la bière et plus généralement les mécanismes sociaux qui expliquent pourquoi la bière s'est imposée comme la boisson fermentée la plus commune et la plus répandue à la surface du globe parmi des cultures très différentes.

 

Le socle originel des boissons fermentées.

L'origine technique et préhistorique des boissons fermentées se cache peut-être dans ces combinaisons primitives du néolithique chinois, il y a 9000 ans. Des boissons fermentées similaires ont été détectées en Crète, en Espagne et en Bolivie  (Bières archaïques). Le mélange des matières premières semble être la recette des boissons fermentées initiales. A la fin du paléolithique et même pendant le néolithique, l'humanité collecte tout ce qui peut offrir nourriture et boisson, selon les saisons et les déplacements. La formule des boissons fermentées est l’amalgame dans un même réceptacle naturel (gourde, bol végétal, auge de bois, cavité rocheuse, etc.) de tout ce qui peut fermenter, de toutes les plantes, miels et exsudats sucrés que collectent des groupes humains cueilleurs très mobiles et opportunistes. Différencier ces cocktails primitifs en bière, vin et hydromel serait anachronique. 

Ce melting-pot initial se sépare en boissons fermentées spécifiques (bière, hydromel, vin) plus tard, suivant une évolution technique et culturelle propre aux périodes néolithiques. La complexification culturelle, la maîtrise technique et la seconde révolution néolithique se traduisent par une spécialisation des boissons fermentées, de leurs usages et de leurs schémas de fabrication. La naissance de la bière exige des groupes humains sédentarisés assurés de disposer tout au long de l'année de provisions renouvelables d'amidon, quelle que soit leur nature (grains, tubercules, fruits amylacés, etc.). On peut avancer que toutes les bières, les vins, les hydromels et les laits fermentés sont issus d'un socle initial de boissons fermentées indifférenciées. Ce schéma s'applique aux vins avant leurs spécialisations : vins de fruits, vins de baies, vins de palme, vins d'agave, vins de sève, …  et la domination moderne du vin de raisin. Le même processus protohistorique s'applique à l'hydromel, devenu une boisson spécialisée avec l'essor et la maîtrise ultérieure de l'apiculture. Quant aux laits fermentés alcooliques, les processus protohistoriques de leur évolution semblent très complexes et encore peu étudiés. Leur influence sur l'évolution des boissons fermentées à base de grains est immense. D'une part, les fermentations lactiques et butyriques ont toujours croisé la fermentation alcoolique. D'autre part, l'acidification des brassins de bière grâce aux bactéries lactiques favorise la saccharification de l'amidon.

 

Le problème qui reste à résoudre est de savoir comment et quand ce quatuor initial des boissons fermentées s'est progressivement scindé en 4 familles distinctes (bière, hydromel, vin, lait) en se séparant du socle initial des boissons hybrides il y a environ 9.000 à 5.000 ans. Les données archéologiques et les analyses de boissons fermentées archaïques s'accumulent depuis plusieurs décennies. Elles concernent principalement les régions du Croissant fertile (Asie de l'ouest), l'Egypte, la Chine du nord, l'Europe et la Cordillère des Andes. De vastes régions du globe restent quasiment inexplorées sous cet angle (Afrique noire, Asie centrale, Inde, Asie du Sud-est, Amérique centrale et méridionale, zone pacifique). Un schéma général de l'évolution des boissons fermentées à base d'amidon ne peut être que provisoire.

Les chronologies régionales restent mal assurées. Si le néolithique joue un rôle clé dans la différenciation des boissons fermentées, il existe autant de néolithiques et de protohistoires que de grands bassins fluviaux dans le monde. Il y a matière à comparaison entre les transitions néolithiques du Tigre et de l'Euphrate, celles du Nil, celles du Huang-He et du Yangtze, celles de l'Indus et du Gange par exemple. Au-delà de ces grands fleuves, les horticulteurs vivent dans de vastes forêts et consomment des boissons fermentées dont on sait peu de choses sinon qu'elles sont issues du miel sauvage, des fruits, des tubercules cultivés sur brûlis (manioc, igname, taro, patate douce, etc.) ou des moelles amylacées du tronc des sagoutiers ou encore des bananes plantains.

La bande tropicale qui entoure la planète (15° N. et S. de l'équateur) est le domaine des boissons fermentées à base de tubercules qui constituent la principale ressource alimentaire végétale. Mais ces bières sont souvent additionnées de fruits, baies, miel, sève de palme ou exudats sucrés. Elles gardent la trace du socle commun des boissons fermentées mixtes originelles, sans doute parce que le mode de vie des peuples autochtones qui les consomment ne s'est pas hyperspécialisé comme celui des sociétés hiérarchisées qui bordent les frontières de leur monde.

A titre d'exemple, les tribus amérindiennes des sources de l'Amazone, grandes consommatrices de bières de manioc, fréquentaient avant l'arrivée des conquistadors l'empire Inca qui avait spécialisé sa production de bière à base de maïs depuis déjà plusieurs siècles. Les Incas, héritiers des royaumes Chimú, ont prolongé et accentué la prédominance des bières de maïs favorable à leur domination politique. A côté des bières de maïs, d'autres bières étaient brassées par les communautés andines avec toutes les plantes amylacées cultivées : pomme de terre dans les hautes vallées, haricot sur les rives du Pacifique, manioc sur la bordure amazonienne, etc. L'histoire du bassin brassicole andin repose sur des traditions très anciennes et beaucoup plus diversifiées que l'image laissée par les Incas monomaniaques de la bière de maïs (Royaumes pre-incaïques des Andes).

Le lent processus de spécialisation des boissons fermentées dépend à l'évidence des écosystèmes, des évolutions sociales et des structures politiques. La compréhension de ce processus régional est à ce jour balbutiante et réclame des études au cas par cas. Nous tentons un inventaire dans les pages suivantes.

 

La spécialisation des méthodes de brassage.

Une autre spécialisation, plus tardive, opère à l'intérieur de la famille des bières quand celle-ci s'est détachée des 3 autres familles de boissons fermentées (hydromel, vin, lait). Cette spécialisation historique concerne les méthodes de brassage, spécifiquement le procédé mis en oeuvre pour convertir l'amidon brut en sucres fermentescibles. Il en existe 6 différents : 1) l'insalivation 2) le ferment amylolytique 3) le maltage 4) la plante amylolytique 5) l'hydrolyse acide 6) le surmurissement (Les 6 Voies du brassage). A l'origine de la bière, quand celle-ci devient une boisson autonome, ces procédés sont conjointement employés pour brasser la bière. Il ne semble pas y avoir de préférences techniques pour l'une ou l'autre, sinon que certaines comme le maltage (germination des grains de céréales) ne peuvent s'appliquer à la transformation du riz décortiqué, des tubercules féculents ou des autres sources d'amidon non-graminées. Les documents historiques et les données archéologiques montrent que dans toutes les régions du monde ces 6 méthodes de brassage sont connues depuis des millénaires et coexistent encore dans certaines régions. Dans les sociétés modernes, l'une d'entre elles marginalise les autres techniques à une époque récente, il y a 1 ou 2 millénaires selon les cas, voire plus récemment quand la méthode du maltage accompagne les conquêtes coloniales européennes il y a 500 ans et s'impose dans le monde, sans toutefois faire disparaître les autres méthodes.

Ce processus de spécialisation des méthodes de brassage à l'intérieur de la famille des bières possède sa propre histoire et sa propre logique qu'il n'est pas toujours possible de retracer. La diffusion et la culture de nouvelles plantes alimentaires féculentes il y a 500 ans semblent avoir joué un rôle majeur dans le paysage des méthodes traditionnelles de brassage en Afrique, en Asie et en Amérique. Plus anciennement, la diffusion de la culture du riz a été un facteur majeur d'évolution des méthodes de brassage en Asie du sud-est, en Inde, à Java-Sumatra et aux Philippines en favorisant la technique des ferments amylolytiques.

La spécialisation des méthodes de brassage ne correspond pas à une spécialisation géographique. Le continent américain coupé de l'Asie il y a 14.000 ans a été peuplé de chasseurs-cueilleurs. La transition néolithique y est pas conséquent purement américaine. On ne peut pas envisager une diffusion tardive des techniques de brassage depuis l'Asie. Les peuples américains ont néanmoins développé, comme sur les autres continents, les 6 méthodes de brassage. De même, les évolutions sociales dans certaines régions ont favorisé une technique de brassage comme le maltage du maïs (empire inca, nord du Mexique), en concurrence avec l'insalivation (Amazonie) et les ferments amylolytiques (zone Caraïbe). 

Nous pouvons dresser un schéma de l'évolution générale des boissons fermentées depuis le néolithique et de la spécialisation des méthodes de brassage.

Socle primitif des boissons fermentéesLa différenciation des boissons fermentées puis des méthodes de brassage de la bière.

 

Un schéma aussi général demande à être étayé par des études historiques régionales pour vérifier sa validité. Les données disponibles permettent d'étudier de plus près plusieurs bassins brassicoles.

Dans les pages suivantes, nous entrons dans le détail de plusieurs bassins brassicoles :

  1. Le bassin brassicole chinois
  2. Le bassin brassicole indien
  3. Le bassin brassicole mésopotamien
  4. Le bassin brassicole européen
  5. Le bassin brassicole nord-américain
  6. Le bassin brassicole africain
  7. Le bassin brassicole andin

Les recherches actuelles les plus avancées portent sur la protohistoire de la bière en Chine, en Europe, en Asie du Sud-ouest et dans la Cordillère des Andes. Ceci résulte des efforts des équipes archéologiques dans ces régions du monde. Les parents pauvres sont l'Afrique, l'Asie centrale, l'Asie du Sud-Est et le reste de l'Amérique y compris celle du Nord. Ceci n'implique pas que ces régions n'aient pas abrité une préhistoire de la bière. Le contraire est même assuré pour l'Afrique ou l'Asie centrale. Mais les données manquent pour reconstituer une protohistoire, même dans ces grandes lignes.

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06/06/2014  Christian Berger