Vigueur et résilience des bières traditionnelles.

 

 Le supposé point faible des bières traditionnelles, comparées à leurs homologues industrielles, à savoir leur qualité sanitaire, est pourtant celui qui servira leur réhabilitation, du moins aux yeux des spécialistes du développement des pays émergents.

A compter des années 1960-70, on réalise que le projet d'une bière industrielle produite selon les standards occidentaux et vendue à tous les habitants de la planète est inaccessible. L'énergie nécessaire au fonctionnement des usines à bière et au maintien de la chaîne de froid, les infrastructures nécessaires au conditionnement et au transport à grande échelle des bières industrielles, tout ceci induit des coûts exorbitants et une consommation d'énergie transformée phénoménale. Le modèle de croissance héritée du 20ème siècle ne peut pas être généralisé sans destructions environnementales massives.

De plus, la généralisation du procédé de brassage occidental (voie n° 2 = maltage + houblonnage) implique de produire partout les orges et les houblons de brasserie, ou de les importer à grands frais chaque fois que les écosystèmes ne permettent pas ces cultures sur place (pays tropicaux forestiers, régions soumises aux moussons, pays arides, Afrique sahélienne, sols trop pauvres, etc.).

Parallèlement, l'étude scientifique des boissons et des aliments fermentés traditionnels réhabilite leurs qualités nutritionnelles. Les fermentations alcooliques et lactiques ennoblissent les matières premières à base de céréales et d'amidon cuit (manioc, patate douce, igname, taro, etc.). Elles apportent des acides aminés et des vitamines indispensables et manquantes dans l'alimentation des populations d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud[1]. La perspective se trouve inversée par rapport aux promesses d'un développement économique copié sur le modèle occidental. Les bières industrielles gaspillent les ressources là où les bières traditionnelles préservent un savoir-faire maîtrisé par les populations pauvres. Elles assurent un minimum d'équilibre alimentaire, et obéissent à des savoirs-faire alimentaires souples et maîtrisés par les consommateurs locaux. Le brassage et le commerce local des bières traditionnnelles offrent aux femmes des ressources financières et une relative autonomie sociale que le modèle "usine à bière" détruit.

Ce clivage (usine à bière versus brasser au village) reproduit partiellement l'inégalité économique Nord-Sud. Il redonne aux bières traditionnelles, autrefois condamnées à disparaître dans le mouvement du progrès, une certaine modernité, une valeur économique et un statut culturel. Dans l'économie mondialisée, la bière des pauvres s'oppose et résiste à la bière des pays riches, sophistiquée et coûteuse à produire, à distribuer et à boire (canettes, bouteilles). La bière-aliment, qui n'a pas rompu avec les anciennes fonctions du pain-bière, s'oppose à la bière-plaisir, luxe sophistiqué des buveurs occidentaux amateurs de bulles et de boissons glacées.

Le mouvement occidental des brasseries artisanales gagne de nos jours l'Afrique, l'Amérique du Sud et l'Asie. Le matériel et les techniques de brassage sont conçus pour le brassage à petite échelle, souple et modulable. Reste à savoir s'il servira à brasser des bières à l'occidentale (malt + houblon) ou à brasser des bières nutritives selon des méthodes traditionnelles avec des matières premières locales.

 

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[1] C. Gastineau, W. Darby, T. Turner (ed.) 1979, Fermented Food Beverages in Nutrition; Rose A. H. (ed.) 1982, Fermented Food (Economic Microbiology Vol. 7); K. Steinkraus 1995, Handbook of Indigenous Fermented Foods (2nd Edition); J. Prakash Tamang, K. Kailasapathy 2010, Fermented Foods and Beverages of the World.

20/09/2012  Christian Berger