L'empire indien des Maurya entre 320 et 185 av. n. ère.

 

Fondé par Chandragupta Maurya (c. 317-293) vers 320 av. n. ère, l’empire de la dynastie Maurya contrôle quelques décennies plus tard la quasi-totalité du sous-continent indien, du Pakistan jusqu’au Bengale, des contreforts de l'Himalaya jusqu'au sud du continent, sauf la pointe de la péninsule indienne. L’un des plus puissants empires de l’antiquité couvre environ 5 millions de km2 et gouverne une population estimée à 50 millions d'êtres humains de cultures et d'origines très diverses.

Maurya Dynasty in 250 BCE

 

L’empire atteint son apogée avec le roi Ashoka. L’expansion territoriale se réalise soit par l’intégration plus ou moins pacifique de royaumes qui deviennent tributaires, soit par des campagnes militaires féroces. Les armées impériales réputées surpuissantes écrasent l’ennemi. La force politique de l'empire Maurya repose sur sa centralisation, sur le maillage administratif serré de ses immenses territoires, sur une police et une armée omniprésente. Celle-ci est estimée, selon l'ambassadeur grec Mégasthènes, à 600.000 fantassins, 30.000 cavaliers et 9.000 éléphants de guerre du temps du roi Chandragupta[1].

 

L’organisation de ce vaste empire est décrite dans l’Artha-shastra (sanskrit arthašastra), un Traité de Politique et d’Economie rédigé entre les années 50 et 125 mais fondé sur une transmission orale qui peut remonter à la fin de l'empire Maurya et par conséquent garder la mémoire plus ou moins idéalisée de son organisation économique et politique[2]. L’Arthashastra adopte le point de vue du pouvoir central, ses intérêts et le maintien de sa puissance politique, voire de son expansion. Ses thèmes économiques dominants sont le contrôle des richesses, de la population, du territoire, la surveillance des ennemis du pouvoir et les opérations de collecte-transfert vers le trésor impérial des biens de luxe (or, pierres précieuses, etc.). Artha-shastra peut se traduire par Science du Gain Matériel , autrement dit un Traité du Pouvoir par la gestion des choses matérielles.

Cette politique impériale de conquêtes militaires et de contrôle exige d'énormes moyens humains et financiers. Chaque domaine économique, chaque activité de la population deviennent sources de taxes et de droits payés au trésor impérial. Il faut lire l’Arthashastra dans cette perspective. La production et la consommation de boissons fermentées, et tout spécialement la bière – boisson fermentée la plus courante de l’empire –, sont minutieusement décrites pour mieux identifier une ressource financière. Une telle politique instaure en contrepartie l'ordre et la sécurité, conditions d'une certaine prospérité économique et du développement commercial à l’intérieur de l’empire et au-delà de ses frontières. C'est ce que proclame le texte. La réalité diffère sensiblement.

Il ne faut pas tenir pour effectives toutes les prescriptions d'un Traité qui fixe dans bien des domaines un Etat idéalisé, depuis la conduite du roi sage – le Rajarshijusqu'à celle de toute son administration. Certaines informations fournies par l’Arthashastra ont été corroborées par les inscriptions sur les Edits que le roi Ashoka fit graver dans tout l'empire à la fin de la guerre sanglante du Kalinga en 264 av. n. ère. La répartition géographique de ces inscriptions et leur contenu ont confirmé les frontières de l'empire et sa réalité politique. Ces réserves de principe affectent d'ailleurs peu le sujet qui nous intéresse, à savoir le rôle social de la brasserie au sein d'un vaste empire asiatique, ses techniques et sa gestion économique.

 

Carte montrant l'expansion de Magadha au détriment du royaume de Nanda, puis l'expansion maximale de l'empire Maurya englobant les pays au-delà de l'Indus vers 260 BC. Certaines régions comme le Kerala gardent une relative autonomie politique. Seule la pointe sud de la péninsule échappe au contrôle des Maurya (Avantiputra7, CC BY-SA 4.0  via Wikimedia Commons).
Carte montrant l'expansion de Magadha et de l'empire Maurya.

 

Le Livre II de l’Arthashastra confie chaque activité économique à un surintendant responsable de son organisation, dont il fixe à la fois les principes et les détails pratiques. Il comporte 36 chapitres couvrant autant de domaines économiques. Le chapitre n° 25 concerne le Surintendant du surā, c'est-à-dire la gestion des boissons fermentées. Surā a ici le sens de "boisson fermentée" englobant la bière, le vin, l'hydromel. Parmi les 7 boissons que décrit l’Arthashastra, 3 sont des bières. Dans ce dernier cas, surā a une signification technique plus spécifique : surā = bière.

A l'époque classique dite védique (env. 1300-300 av. n. ère), le terme sanskrit surā désigne des bières de diverses sortes. Certaines sont à base d'orge maltée ou de millet ou de riz paddy germé, d'autres à base de riz décortiqué et confectionnées avec des ferments amylolytiques[3]. Dans les textes de rituels védiques, la bière nommée surā s'oppose au soma, un jus végétal doté de propriétés psychotropes et réservé aux brahmanes (Bières védiques et brahmanisme).

A l'époque impériale des Maurya (320-185), le terme surā prend une acceptation plus large. Il désigne toutes les boissons fermentées traditionnelles rencontrées dans l'empire : les bières de riz, d'orge, de millet, les vins de palme, de canne à sucre, de fruits, de baies sucrées, l'hydromel, et toutes les boissons mixtes à base de céréales et de jus sucrés.

 

Parmi les boissons fermentées, les bières de millet, d'orge ou de riz jouent sur le continent indien un rôle économique central, pour deux raisons principales :

  1. leur préparation est liée à la gestion des greniers royaux, donc au contrôle impérial des récoltes et des entrepôts de grains, et à l'approvisionnement alimentaire des populations. L’économie de l’empire maurya repose d’abord sur la culture des céréales, leur stockage et leur redistribution.
  2. le commerce des ferments amylolytiques et la revente des drêches (résidus des brassins) tombent sous l'œil du surintendant des boissons () chargé de prélever des taxes et de surveiller le prix de vente des boissons. Seules les bières génèrent des drêches recyclées en aliment du bétail et réclament la confection de ferments.

 

Nous traduirons donc le plus souvent surā = bière, et "fabricant de surā (surākara)" = brasseur, même si le terme surā englobe des vins de palme, de canne ou de fruits fabriqués localement. Les céréales sont la principale ressource agricole de l'Inde et de l'empire Maurya. Le terme précis bière  est préféré aux vocables génériques comme "liqueur" ou "boisson", parce que les deux induisent des malentendus. «Alcool» laisse croire que le sanskrit surā pourrait également désigner à cette époque des boissons alcooliques distillées, ce qui n'est pas le cas. "Boisson" fait oublier que nous parlons de produits fermentées, non de l'eau, du lait ou des jus de fruits. Mais l'argument décisif en faveur de bière comme traduction de surā , c'est le lien crucial et historique entre la gestion des céréales et le brassage de la bière. Ce rapport est d'ordre économique, social et politique. Sans cette relation à l'esprit, nous ne pouvons pas comprendre les évolutions nombreuses et complexes de la Brasserie à travers les temps anciens et modernes, qu'elles aient eu lieu en Inde, en Chine, en Afrique, en Europe ou en Amérique.

 

L’Arthashastra traite la gestion des boissons fermentées sous l'angle du contrôle (production, lieux de vente, prix, qualités). Son commerce est source de revenus pour l’Etat : 5% du prix de vente revient au trésor royal. Les brasseurs et marchands de bière doivent payer un droit de 40 karas [4].

Le Livre II de l’Arthashastra (spécialement son chapitre 25) vérifie ce que nous constatons pour d’autres empires. Une politique impériale se soucie de remplir le trésor et de faire fonctionner sa machine administrative. Elle contrôle la production et la consommation locale de la bière (tavernes, auberges, commerce villageois), mais surtout le commerce des boissons fermentées pour prélever des taxes. La brasserie et les débits de bière sont des ressources financières, mais l'administration impériale vise également la vente des ferments et celle des résidus de brassage recyclés comme nourriture animale. Tout ce que la brasserie produit est source de taxes impériales.

Une politique impériale ne crée pas de traditions brassicoles. Elle exploite le potentiel commercial et « fiscal » des traditions préexistantes, issues en général des royaumes plus petits conquis et intégrés dans l'édifice politique impérial.

Une telle politique suppose une certaine unification économique dont l’Arthashastra fixe les principes : 1) une monnaie impériale pour calculer et prélever les taxes sur les boissons; 2) un système impérial de mesure pour calculer les volumes de grains et de boissons; 3) une administration pour contrôler la production de boissons, la vente et la fraude; 4) une codification des règles que les intendants, administrateurs, collecteurs et gestionnaires locaux doivent appliquer à une vaste mosaïque de peuples, de langues et de coutumes.

 

Grâce à l’Arthashastra, la gestion de la bière et certaines techniques de brasserie nous sont connues dans leurs détails pour cette période de l’Inde ancienne[5]. En effet, ce document :

  • énumère plusieurs boissons traditionnelles consommées dans l'empire, et ne laisse rien échapper du potentiel de taxation de leur consommation ;
  • réglemente la vente des boissons alcoolisées pour prévenir l'ivresse publique, protéger certaines catégories de la population (pauvres, enfants, femmes) ou classes sociales (Aryas), et isoler certains quartiers d'habitation. Il ne faut pas y voir l'amorce d'une politique d'hygiène publique – anachronisme flagrant –, mais un souci de respecter l'ordre social et de se conformer aux préceptes religieux hindouistes;
  • décrit la préparation des bières, notamment la qualité et la proportion de leurs ingrédients, sans toutefois modifier, "améliorer" ou interdire certaines techniques de brassage. Le souci est "fiscal" plus qu'hygiéniste. En fixant la part de grains ou de succédanés qui entrent dans la composition d'une bière, l'autorité politique contrôle le ratio de grains contenu dans chaque volume de bière vendue pour définir la base arithmétique de son prix de vente, base de sa taxation;
  • il surveille par corollaire les prix de vente de chaque sorte de bière;
  • il définit qui peut vendre ou collecter du ferment amylolytique (kinva);
  • il autorise, et même incite, les tenanciers de taverne et marchands de bière à espionner les soldats ou les étrangers occupés à boire avec des femmes de compagnie. C'est un dispositif de police politique destiné à surveiller séditieux, comploteurs ou bandits;

 

L’Arthashastra montre qu’une différence qualitative s’instaure entre la gestion de la bière (des boissons fermentées en général) au sein d’un empire et cette gestion au sein des anciens royaumes qui précède son édification. Dans un royaume, la politique de redistribution des grains et de la bière prime sur la taxation de leur commerce. Les flux en nature (grains, produits intermédiaires de brassage, bières, drêches et ferments) font l’objet d’une gestion directe à travers le contrôle des entrées-sorties des magasins.

En revanche, l’administration impériale des Maurya vise et organise d'abord le prélèvement financier via la collecte de taxes et de péages dont les 4 sources principales sont :

  1. le droit payant de brasser-vendre la bière imposé aux brasseurs-marchands de bière
  2. la taxation des ventes de bière, de ferments et de drêches
  3. les péages imposés aux portes des villes
  4. les amendes exorbitantes que doivent payer les contrevenants

 

Voyons dans le détail ce que l’Arthashastra nous dit de la bière et de l'économie de la brasserie en Inde, il y a plus de 2000 ans.

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[1]Mais le Prasii surpasse en puissance et gloire tous les autres peuples, pas seulement dans cette région, mais pour toute l’Inde; sa capitale Palibothra, une grande et riche cité, d’après laquelle certains nomment les gens eux-mêmes les Palibothri, - voire même toute l’étendue le long du Gange. Leur roi dispose à sa solde d’une armée levée de 600.000 fantassins, 30.000 cavaliers, et 9.000 éléphants: d’où on peut conjecturer quant à l’immensité de ses ressources.” (Pline Hist. Nat. VI. 22). Et Strabon, Geographie, Livre XV. Chap. 1 § 35-36 (Pataliputra), § 53-56 (boissons et nourriture des Indiens). McCrindle J. W. 1877, Ancient India as Described by Megasthenes and Arrian. en.wikipedia.org/wiki/Megasthenes

[2] Kautilya's Arthashastra, traduit en anglais par R. Shamasastry (1915). en.wikisource.org/wiki/Arthashastra. Edition complète par Kangle R. P., The Kauțilīya Arthaśāstra, Part I, Critical edition ; Part II, English Translation 1972 ; Part III, A study 1965. Nombreuses reéditions. Patrick Olivelle, King, Governance, and Law in Ancient India : Kauțiliya 's Arthaśāstra, A New Annotated Translation, 2013. P. Olivelle a situé la date de rédaction primitive du texte entre les années 50 et 125, basée sur une transmission orale. Entre 175 et 300, le texte est recomposé sous la forme d'un śāstra (traité, manuel systématisant le savoir dans un domaine). En aucun cas Kauțilīya, auteur initial du texte, ne peut se confondre avec Cānakya, l'un des ministres de l'empereur Chandragupta ayant vécu 4 siècles plus tôt (Olivelle 2013, 31 sq). Cette fiction a été forgée sous l'empire des Gupta au 4ème siècle et répétée ad libitum depuis.

La confrontation des informations livrées par l'Arthaśāstra et les données archéologiques de l'époque des Mauryas est parfois concluante (ex. la construction des places fortes). On pourrait y ajouter les boissons fermentées, spécialement les techniques de brassage, si l'archéologie du sous-continent indien utilisait les outils d'analyse de résidus prélevés sur les milliers de tessons de ceramique découverts lors des fouilles.

[3] C’est un substrat d’amidon cuit sur lequel on cultive des champignons microscopiques ou des moisissures qui ont le pouvoir d’hydrolyser l’amidon grâce à leurs enzymes. Séché sous forme de petite galette ou de boulette de quelques dizaines de grammes, ce ferment se conserve plusieurs mois. Une fois réhydraté et mélangé à la maische, il déclenche la conversion de l’amidon en sucres. Si ce ferment contient des levures, la fermentation alcoolique démarre simultanément.

[4] La valeur ou l'équivalence du kara à cette époque sont inconnues. Nous ignorons si ce droit de commerce était payé chaque année ou pas.

[5] Ces détails concernent ce qu'un pouvoir central veut savoir. L'Arthashastra ne dit rien des mœurs des peuples qu'il gouverne, de leurs manières de boire et des coutumes qu'inspirent les boissons fermentées. Cette enquête sociale et "ethnographique" n'est pas l'objet d'un Traité de Gouvernement.

02/05/2012  Christian Berger