La relation Chaleur <=>Travail mécanique en brasserie (Joule).

 

James Prescot Joule 

Brasseur, fils et petit-fils de brasseur à Manchester, James Prescott Joule (1818-1889) va mener dans la brasserie familiale des expériences décisives pour la science moderne. Ses recherches et sa façon de les conduire mêlent si intimement outils théoriques, techniques de brassage et appareils industriels qu'on se demande si les brillants travaux de Joule auraient pu voir le jour ailleurs qu'à l'ombre d'une cuve de brassage.

Il formule en 1840 la relation entre la chaleur dégagée (Q) par un courant électrique d'intensité I conduit dans un fil de résistance R pendant un intervalle de temps t (Q = I2 R t). Il détermine cette relation expérimentalement, prend des centaines de mesures avec des calorimètres, thermomètres, galvanomètres, dynamo et des conducteurs de diverses qualités. La dynamo que Hippolyte Pixii vient d'inventer en 1831 produit un courant grâce à une manivelle que le bras humain actionne. Elle convertit le travail mécanique en courant électrique. Ceci ramène Joule à la brasserie où il envisage de remplacer son moteur à vapeur par un moteur électrique, provoquant la conversion inverse de la dynamo: courant électrique => travail mécanique. Ce moteur doit faire tourner les pales de la cuve-matière pour mélanger l'eau chaude et le malt [1].

 

William Thomson (futur Lord Kelvin) avait déjà découvert que la température de l'air chute quand il peut se répandre à travers une membrane poreuse. Avec l'aide de son ami Joule et de sa brasserie, ils découvrent que la différence de température est quatre fois plus grande avec le dioxyde de carbone qu'on recueille pur et à volonté au-dessus des cuves de fermentation (Gall 2004[2]). L'effet Joule-Thomson, manifestation de l'équivalence chaleur ⇔ énergie, servira de base aux appareils de réfrigération, via la liquéfaction des gaz. En retour, l'introduction du froid dans les brasseries donnera naissance à la fin du siècle aux bières fermentées avec des levures de fermentation basse qu'on pourra vendre et garder tout l'été, une vraie révolution industrielle.

Une salle de brassage industrielle au 19è siècle - Musée de la Brasserie de Stenay (France)

 

Sans cesser ses recherches, Joule dirige la brasserie à partir de 1844, l'une des plus importantes de Manchester qui est aussi l'un des centres de la révolution industrielle avec Birmingham et Liverpool. La conversion du travail en chaleur et vice versa est au centre de son univers professionnel. Une brasserie n'est qu'un vaste dispositif thermodynamique. A cette époque, tous les équipements sont visibles à l'intérieur des bâtiments : cuves, chaudières, cheminées, réservoirs, tuyaux, poulies, engrenages, etc. De bout en bout, la fabrication de la bière convertit l'énergie : la machine à vapeur fait tourner les mélangeurs mécaniques des cuves-matières, on chauffe, on refroidit, on pompe, les liquides descendent par étages vers les caves à fûts, les vapeurs montent des chaudières ou des cheminées. Quel terrain de jeu pour un thermodynamicien !

 

Joule imagine une expérience pour mesurer la chaleur créée par un travail mécanique, et découvrir une équivalence entre ce que nous appelons aujourd'hui énergie, concept informulé du temps de Joule. Son dispositif expérimental ressemble à s'y méprendre à une cuve-matière de brasserie, miniaturisée[3].

 

Schéma de son expérience publié par Joule dans Philosophical Transaction 1850.
Au centre, le récipient fermé en laiton, muni de petites pales tournant sur un axe, et rempli d'eau. Il est posé sur un support isolant pour limiter la déperdition de chaleur. Au-dessus, le mécanisme débrayable de poulies qui permet de remonter rapidement les deux poids de 13 kg avec la manivelle.
Schéma de son expérience publié par Joule dans Philosophical Transaction 1850

 

Un petit récipient en cuivre est rempli d'un volume d'eau défini. Il est muni d'un axe vertical central équipé d'une roue et de petites palettes en laiton, et d'un couvercle percé de deux orifices. L'orifice central laisse passer une tige qui s'emboîte sur l'axe des palettes. Le second, décentré, permet de plonger un thermomètre dans l'eau. La tige est reliée par deux cordes enroulées sur elles à deux poids de 13 kg qui tombent en provoquant la rotation des palettes et de la roue, via un mécanisme de poulies symétriques. L'expérience consiste à faire tomber les deux poids 20 fois d'une hauteur de 63 pouces (1,60 m) en 35 minutes et mesurer la température de l'eau au début et à la fin. Le travail mécanique (chute des poids) se transforme en chaleur capturée par l'eau. Joule tient compte de tous les paramètres, y compris la température de la pièce, une cave fraîche et isolée pour éviter les écarts de température pendant l'expérience. Tout le savoir faire d'un brasseur, son matériel, son thermomètre et sa balance sensibles[4], ses montages de poulies, de cuve et de palettes sont réunis dans cette expérience. Mainte fois répétée avec son assistant brasseur, Joule communique enfin ses résultats en juin 1849 à la Société Savante dont il est membre (Dossier Joule [5]).

Expérience de Joule reproduite par Otto Sibum 

 

Joule lit à l'œil nu sur les graduations de son thermomètre une élévation de température de 0,5°F. Il convertit le travail T en pieds/livres. La valeur la plus affinée du rapport T/Δθ = 772,692, plus tard 772,55, exprimée dans les unités utilisées par Joule. Il veut montrer que cette valeur est indépendante de la nature du travail (mécanique, électrique, chimique).

 

Les caractéristiques expérimentales et matérielles des expériences de Joule menées dans une cave de sa brasserie ont été occultées, puis oubliées. Seuls comptaient les bénéfices théoriques pour la science pure. Julius von Mayer (1814-1878) parvient par le seul calcul aux mêmes résultats que Joule dès 1842, en postulant le principe général de conservation de l'énergie. Mais une théorie physique sans preuve expérimentale ne vaut rien.


 

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[1] Sumer James 2005, Early heat determination in the brewery, Brewery History 121 (Winter 2005).
http://www.breweryhistory.com/journal/archive/121/bh-121-066

[2] Gall Alan 2004, James Joule – Brewer and Man of Science,
http://www.breweryhistory.com/journal/archive/115/bh-115-002

[3] Subum Otto, Ginette Morel 1998, Les gestes de la mesure. Joule, les pratiques de la brasserie et la science, Annales. Histoire, Sciences Sociales. 53e année, 4-5, 745-774.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-649_1998_num_53_4_279696

[4] Il dispose en la personne de John Benjamin Dancer du meilleur concepteur et fabricant de Manchester. Ce dernier fabrique pour l'expérience un tube de verre de 87 cm gradué par lui et Joule selon une méthode très sophistiquée (O. Sibum 1995, Dossier Joule 79). Sans ce thermomètre ultra-sensible pour l'époque, les variations de température inférieures au Fahrenheit n'étaient pas décelables à l'oeil nu.

[5] Les Cahiers de Science et Vie Hors Série n° 29, 1995, Dossier Joule. De l'art de la bière à la physique ou comment il a mesuré le rapport entre travail et chaleur.

06/06/2014  Christian Berger