La bière et le fait religieux dans l'antiquité.

 

Les grandes religions universelles ont toutes pris position au sujet des boissons fermentées. La plupart ont proscrit leur usage au sein de leurs communautés, certaines ont établi des règles strictes de tempérance. L'ivresse immédiate procurée par ces boissons concurrence les promesses de libération que les religions proposent. Les mondes culturels qui les voient naître à partir du 6ème siècle av. n. ère sont tous riches de très anciennes traditions brassicoles (Proche-Orient, Inde, Chine). Toutes les grandes religions ont trouvé la bière dans leurs berceaux respectifs. Toutes ont entrepris de modifier des mœurs et des structures sociales bien ancrées.

Mais la bière, comparée aux autres boissons fermentées comme le vin ou l'hydromel, a posé aux religions une question épineuse spécifique. Outre son ancienneté et son omniprésence au cœur des grands foyers culturels de la planète, qui sont aussi des berceaux de grandes religions, la bière est intrinsèquement liée aux produits alimentaires vitaux : céréales, tubercules et fruits farineux. L'amidon miraculeux, source des galettes, des soupes épaissies, du pain et de la bière.

Comment proscrire l'usage de la bière sans discréditer les ressources vitales accordées aux humains par un dieu créateur bienveillant ?

 

Chaque religion a trouvé ses propres réponses [1].

 

Le bouddhisme enseigne que l'ivresse détourne de la libération véritable. La conscience se trouve défaillante, le corps affaibli. L'ivresse est passagère, la force ou l'oubli qu'elle procure appartiennent au monde des illusions. Le Bouddha proscrit les boissons fermentées pour ceux qui suivent son enseignement. La voie du Bouddha est faite de renoncements. Elle est tracée pour ceux qui peuvent la suivre. Pour les autres, le bouddhisme ne dit rien de ce qu'ils peuvent boire ou manger.

 

Le taoïsme recommande également de se passer de la bière, et même des céréales en général. Les céréales nourrissent dans le corps humain les 3 Vers qui empêchent de trouver la Voie. Dans l'approche taoïste, corps et esprit sont unis. Ce qui ruine les forces corporelles (les 3 Vers) diminue l'esprit. Pourtant, une élite adepte du Dao, poètes, peintres et musiciens prônera la recherche maîtrisée de l'ivresse accordée par les bières de riz ou de millet. Li Po (Li Bao) est le plus célèbre d'entre eux.

 

Le judaïsme ne dit rien des boissons fermentées, sinon qu’elles peuvent soulager la peine des hommes dans certains cas, mais amener drames et malheurs dans d’autres cas. L’excès de boisson fermentée est proscrit, pas l’alcool lui-même. Les textes associent le fermenté à l’impureté, ce qui conduit dans certains contextes rituels (Pâques, retraite d’un Nazaréen) à interdire tout contact physique, et même toute proximité, entre les personnes et les produits fermentés ou fermentescibles, quels qu’ils soient ou puissent être. Ainsi fait-on, à l'approche de la Pâques juive, la chasse aux grains germés, ou seulement humides, à tout ce qui pourrait fermenter et se transformer en bière !

 

Le christianisme condamne également l’excès de boisson fermentée, même si le vin a une valeur sacramentelle. Le premier christianisme développe le thème des "nourritures spirituelles", tout en acceptant les nourritures du monde carnées ou alcooliques, sauf pendant le jeûne. Leur réglementation ne concerne que les prêtres et les communautés monastiques. Le christianisme primitif rencontre la bière en Egypte, au Proche-Orient et en Anatolie. Son expansion vers l'ouest de l'empire romain ne soulève pas de problème particulier : le vin omniprésent est l'apanage des élites romaines. Mais la christianisation des peuples d'Europe du Nord pose pour l'Eglise romaine un problème nouveau. La bière est cette fois associée au paganisme, aux cultes de la terre, des dieux agraires ou aux sociétés guerrières. La bière devient ennemie de l'Eglise qui lui oppose le vin "civilisateur".

 

L’islam prononce au 7ème siècle l’interdiction définitive de boire, de préparer et de vendre les produits alcooliques pour tout musulman. Au contact de nouveaux peuples, l'islam devra réitérer son interdiction sans appel de l'alcool. L'examen attentif des boissons de céréales dans les pays musulmans montre que la frontière entre le non-fermenté et le fermenté n'est pas toujours ni partout facile à tracer. Dans ses rencontres avec les peuples convertis à la nouvelle religion mais pour qui la bière est la boisson culturelle et sociale de leurs ancêtres, l'Islam affronte cette question épineuse de l'interdiction absolue d'alcool.

 

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[1] Nous adoptons une définition large et anthropologique de la religion. Elle ne se limite pas aux 3 religions révélées abrahamiques. Le bouddhisme et le taoïsme ont leurs doctrines, leurs textes de référence, leurs organisations religieuses et leurs dimensions universelles. D'autres religions auraient ici leur place (Hindouisme, Jaïnisme, Sikkisme, Shintoïsme, etc.). Les religions dites païennes sont aussi concernées par leurs rapports avec les boissons fermentées. Mais leur étude exige une approche différente car privée de corpus littéraires, de transmission écrite, d'institution religieuse, de clergé et de règles.

18/06/2012  Christian Berger