Les ratios jouent en brasserie un rôle très important. Ils définissent les proportions entre les matières premières et la bière finie, ou bien entre les matières premières et les produits intermédiaires nécessaires au brassage. Ces ratios varient selon le type de bière, sa densité et la nature des matières premières employées. Schématiquement, les ratios de brasserie se présentent comme ceci :

Volume des ingrédients Volume du moût Ratio Qualité de la bière
100 litres 50 litres 2:1 Dense (forte)
100 litres 100 litres 1:1 Densité moyenne
100 litres 200 litres 1:2 Faible

 

La brasserie industrielle se caractérise par la fixation, la mesure et le strict contrôle de ratios extrêmement détaillés. Cette approche par processus reproductible permet de brasser des gammes de bières dont les caractéristiques sensorielles varient très peu.

Des recettes de bières circulent de nos jours par milliers entre brasseurs amateurs. Elles reposent sur des proportions dont les valeurs caractérisent telle ou telle bière, outre la nature des ingrédients.

Quel était l'état de l'art il y a 4 ou 5 mille ans ?

Comment définissait-on un type de bière ? Par son goût, sa couleur, sa force ?

La réponse est : par sa densité, c'est-à-dire la quantité de grains employée pour brasser un volume défini de bière. Les sociétés de l'antiquité ne sont ni des économies de marché, ni des économies monétaires ou des économies de libre entreprise comme celles des époques modernes. La majeure partie de la population sont des esclaves dont le travail nourrit une minorité de classes dominantes. Les rapports de domination sont si forts que même la subsitance des esclaves est octroyée avec des rations quotidienne de pain et de bière. Dans une économie qui ignore la monnaie, la valeur des objets vitaux se mesure en grains d'orge ou de blé (Mésopotamie, Egypte), de riz (Inde, Chine, Japon), ou de maïs (sociétés andines précolombiennes). La "valeur"  sociale d'une ration de 1 litre de bière est égale au volume de grains employé. Un litre de grains/litre de bière = bière de "valeur" sociale élevée. ½ litre de grains = bière de "valeur" moyenne. ¼ litre de grains = bière de ration pour esclave.

La technique des ratios de brasserie est apparue très tôt dans l'histoire de la bière. Les brasseurs mésopotamiens, égyptiens, chinois ou indiens maîtrisent cette approche technique dès le début du 3ème millénaire avant notre ère. Les brasseurs sumériens écrivent sur des tablettes d'argile le détail technique de leurs brassins. Les plus anciens documents écrits sont des décomptes relativement complexes établis par des brasseurs, plus exactement des gestionnaires d'ateliers de fabrication de bière. Ils sont responsables du volume de grains ou d'ingrédients de brassage (malt, pains à bière, galettes cuites) qu'ils fournissent pour brasser les volumes de bière de diverses qualités qu'ils doivent livrer.

Exemple : avec 500 litres de grains, le gestionnaire de brasserie peut livrer 100 litres de bière supérieure, 200 litres de bière standard et 200 litres de bière inférieure selon les ratios donnés plus haut. Ou bien recevoir 200 litres de grains et ne livrer que 200 litres de bière "standard" (ratio 1:1).

Cette arithmétique nous paraît simplissime. Dans la pratique des ateliers de brassage, la gestion des ratios est plus complexe. Tous les ingrédients de brassage ne se valent pas, même s'ils sont tous comptés avec la même mesure volumique. Un litre d'orge et un litre de blé amidonnier ne fournissent pas la même quantité d'amidon. Idem si on compare les grains crus, le malt ou les pains à bière.

Ces gestionnaires spécialisés notent scrupuleusement les volumes de grains crus, de galettes, de pain à bière, de malt utilisés pour produire tel volume de telle bière. Les matières premières (grains crus), comme les produits intermédiaires (malt, galettes, pain à bière), sont parfaitement définis et quantifiés. La qualité des  4 ou 5 sortes bières est précisée. Le volume final de chacune est donné. Ces comptabilités de brasserie écrites sur tablettes d'argile ou papyrus reposent sur des ratios explicites. D'un document à l'autre, les proportions se répètent pour une même sorte de bière.

Là se tient l'innovation majeure en matière de brassage de cette époque. Elle démontre qu'il y a 4 ou 5 millénaires, les techniques de brassage étaient beaucoup plus avancées qu'on ne le croyait.

Il y a 5000 ans, la nouveauté n'est plus de savoir-faire de la bière, ni de savoir calculer le volumes de tel ingrédient de brassage. La nouveauté c'est le contrôle de densité du moût pour chaque brassin grâce aux ratios. Les brasseurs mésopotamiens ou égyptiens mettent au point des recettes pour reproduire, jour après jour, les mêmes qualités de bière (des densités identiques de moût). L'étude de ces ratios et des techniques de brasserie qui les accompagnent permet de comprendre la logique de cette invention.

Cette invention technique est, comme souvent, la réponse à une situation socioéconomique : comment produire avec régularité différentes sortes de bière destinées à différentes catégories sociales ?

Le rang social de chacun doit se lire dans la catégorie de bière qu'il boit. Cette qualité sociale se traduit précisément par un ratio entre le volume de grains et le volume de la bière. Au bas de l'échelle, un ratio 0,5 : 1 qui se lit "moitié moins de grains que de bière". Au milieu de l'échelle, un ratio 1:1 qui signifie "autant de grains que de bière". Plus on monte dans l'échelle sociale, plus la proportion de grains employés par volume de bière augmente, 2:1 jusqu'à 3:1 parfois[1]. Ces ratios volumiques grains/bière se traduisent par une densité plus ou moins forte de la boisson fermentée. Plus de grains, plus d'alcool.

On en déduira un usage sociopolitique. Celles et ceux qui bénéficient des ratios les plus élevés boivent les bières les plus fortes. Le niveau d'alcoolisation progresse au sein de la hiérarchie sociale dans l'antiquité. Dans les périodes fastes (greniers de palais remplis de grains), les hauts personnages des sociétés mésopotamiennes, égyptiennes, indiennes ou chinoises vivaient dans un état d'ébriété quasi-permanent.

Un autre usage, économique cette fois, est le système d’entretien en nature des personnes subordonnées à un temple, un palais ou une quelconque entité économique. Il repose sur la distribution du strict nécessaire en nourriture, boisson et vêtements. La bière constitue à cette époque la boisson principale des rations qui sont toutes calculées selon leur équivalent-grains bruts. Le brasseur doit produire des bières strictement calibrées : tel volume de bière = tel volume de grains. Ces  échelles de ratios sont connues de tous et vérifiables par tous, sachant que chaque strate de la société est concernée.

Ces logiques sociales se traduisent par des méthodes contrôlées de brassage dès l'antiquité dans diverses régions du monde. La logique des ratios de brassage se généralise dans l'antiquité quand des sociétés fortement hiérarchisées et productrices de céréales s'organisent autour d'un pouvoir central fort. Il existe à ce jour 5 dossiers pour décrire et vérifier la logique des ratios de brasserie :

  1. le dossier mésopotamien : à compter du 3ème millénaire av. notre ère, il se compose de plusieurs sous-dossiers chronologiques allant jusqu’à la fin du 2ème millénaire.
  2. le dossier égyptien : ratios de brasserie et exercices mathématiques du Moyen-Empire.
  3. le dossier indien : recettes de bière en Inde à partir durant l'empire des Maurya fondé vers -322.
  4. le dossier chinois : gestion de la bière à Dunhuang entre les 7ème et 10ème siècles de notre ère sous les dynasties Tang (618-907) et Song (960-1279).
  5. Le dossier des sociétés andines précolombiennes. Faute de textes, la mise en évidence des ratios de brassage repose sur l'analyse des vestiges archéologiques.

 

Ces études montrent que la gestion à la fois technique et sociale de la bière était dans l'antiquité et diverses régions du monde beaucoup plus évoluée qu'on se l'imagine. Les historiens de la bière, trop souvent obsédés par son histoire industrielle moderne et occidentale, négligent les archives des autres continents et des civilisations anciennes. Le décryptage et la lecture de ces ratios de brassage ne sont pas toujours aisés, mais la fenêtre qu'ils ouvrent sur l'organisation sociale au quotidien d'anciennes sociétés est inédite et fascinante.

 


[1] Le brassage par infusion explique qu'on puisse soutirer 3 fois moins de moût que de grains. Une cuve de brassage est remplie avec 200 litres de mélange grains + malt et 300 litres d'eau chaude (les grains absorbent et retiennent une partie de l'eau) pour soutirer un "premier jus" très sucré (le moût d'une bière supérieure). On rajoute 200 litres de mélange grains + malt et 200 litres d'eau chaude pour soutirer 200 litres de second jus (densité du moût 1:1). 3ème ajout de 100 litres de mélange grains + malt et 200 litres d'eau chaude => 200 litres d'un 3ème jus faiblement sucré.

Ces grandes jarres de brassage ont été retrouvées par les archéologues : contenu moyen 600 litres, jarre à fond pointu muni d'un orifice, large ouverture. C'est la technique mésopotamienne. La brasserie égyptienne presse des pains cuits avec de l'eau à travers un tamis au-dessus d'une cuve. La brasserie chinoise ou indienne procède encore autrement. Une masse compacte de grains cuits est saccharifiée et fermentée grâce à des ferments amylolytiques. La dilution intervient au dernier moment pour contrôler la densité de la bière.

Quelle que soit la méthode de brassage, chacune permet de contrôler assez exactement les ratios de brassage.

06/02/2021  Christian Berger