Qu'est-ce qu'une fermentation alcoolique ?

 

Le chemin parcouru pour comprendre la fermentation alcoolique fut très long.

Dès le second millénaire avant notre ère, les paléo-babyloniens et peut-être d'autres (Egyptiens, Indiens) avant eux avaient identifié et nommé une matière beige et grasse collectée de deux manières. Soit en récupérant au fond des jarres la lie de bière, soit en recueillant le surnageant beige de l'écume au moment de la fermentation tumultueuse de la bière. Une fois séchée au soleil sur une surface poreuse (mur, tesson de poterie, fibres végétales, peaux, etc.), la précieuse substance servait à ranimer le prochain brassin ou à faire lever le pain.

L'homme a depuis des millénaires observé la fermentation et confectionné des levains. Mais avant l'année 1680, personne n'avait jamais vu une levure !

 

 

1er acte

Le premier acte de cette aventure relève de l'observation des êtres vivants. En 1680, un hollandais voit de ses propres yeux des animalcules dans la bière et les dessine. Antoni van Leeuwenhoek (1632-1723) vit à Delft en Hollande. Il écrit : « des gouttelettes flottant dans une substance claire; chacune était formée de six 'globules' distincts, qui sont de même taille et de même forme que les globules de notre sang » (lettre à Thomas Gale du 14 juin 1680).

Deux modèles de globules de levures de bière.Deux "globules" de la levure de bière observés par Van Leeuwenhoek. Dessin au crayon sanguine. Lettre du 14 juin 1680. D'après Ph. Boutibonnes, Antoni Van Leeuwenhoek 1632-1723. L'exercice du regard. Belin 1994.

Van Leeuwenhoek vient d'observer la multiplication de Saccharomyces par bourgeonnement. Il note aussi la présence de bulles qui « montent en abondance de la partie inférieure de la bière et s'immobilisent à la surface » [1]. Sa mère Grietge Jacobstr van den Berch était issue d'une famille de brasseurs, sa première femme Barbara de Mey également. Il pouvait se procurer des échantillons de bière en pleine fermentation, observés avec l'un des microscopes monoculaires de sa fabrication. Munis de 2 ou 3 lentilles, ils pouvaient grossir jusqu'à 300 fois. Une résolution d'environ 1.4 µm lui permettait de dessiner très finement des levures de 10 à 50 microns.

Pendant plus de 30 ans, la microscopie de Leeuwenhoek a observé tout ce monde minuscule grouillant autour de lui. Remarquable opticien, préparateur, observateur et dessinateur, il décrit des coupes de graines, dont l'orge ou plus probablement le malt. Ce qui nomme "cordon très court ou très long" est la plumule qui pousse sous l'enveloppe du grain depuis le germe vers sa pointe pendant la germination :

« Mais le point le plus remarquable est le suivant : de même que l'animal, dans l'utérus, est alimenté par un cordon constitué de nombreux vaisseaux, ce qui lui permet de se développer, je considère que les grains que j'ai examinées possèdent, elles aussi, un cordon identique; ce cordon est selon le cas, ou très court ou très long — il dépasse alors la taille de la graine entière » (lettre du 13 juillet 1685). Ce 'cordon' est la plumule du grain malté (parmi d'aures exemples de graines germées décrites par Leeuvenhoek).

Jan Verkolje - Antonie van Leeuwenhoek

 

Les observations de Leeuwenhoek alimentent ses propres spéculations. L'époque n'est pas encore à la systématisation de la science expérimentale : « Nous verrons qu'Il (le Créateur) a non seulement placé dans toutes les graines une jeune plante en réduction mais aussi une matière proche de la farine, au sein de laquelle la plante est logée et qui lui sert de nourriture primordiale; mais qu'il y a aussi diverses graines chez lesquelles on ne retrouve pas cette substances nutritives et qui ne sont formées que des diverses parties de la plante elle-même » (lettre du 13 juin 1687. Boutibonnes 1994,134). Leeuwenhoek alimente un débat qui occupera les 18ème-19ème siècles et opposera les défenseurs de la "génération spontanée" — le vivant ne naît que du vivant —, et les partisans de la mécanique animée ou inanimée — la matière obéit seulement aux lois de la physique et de la chimie [2].

 

En 1697, Georg Ernst Stahl, chimiste et physicien à la cour de Prusse publie ses Zymotechnica Fundamentalis (Fondements des techniques de Fermentation). Il prône une étude de la fermentation par les moyens de la chimie, approche débarrassée des conceptions alchimiques de l'époque. La fermentation est une recombinaison d'éléments matériels inanimés que la chimie peut analyser. Mais Stahl en reste aux principes, sans fournir d'analyse quantitative. L'approche scientifique de la fermentation, faites d'expériences décrites et contrôlées, accompagnées de mesures vérifiables, voit le jour un siècle plus tard avec les rationalistes du 18ème siècle et la naissance de la chimie.

 

 

 2ème acte

Lavoisier 1774, Opuscules physiques et chimiques

La chimie. Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794) explique comment la fermentation de la bière ou du vin transforme les éléments mais conserve la matière. Il s'appuie sur les travaux de Priestley publié en 1771 sur "l'air fixe"[3], c'est-à-dire le dioxyde de carbone. Joseph Priestley (1733-1804) réalisait ses expériences sur le dioxyde de carbone à la brasserie de Meadow Lane à Leeds. La brasserie, source inépuisable de CO2 recueilli dans les cuves de fermentation et depuis longtemps connu des brasseurs comme un gaz dangereux, asphyxiant. En 1789, Lavoisier généralise dans son Traité Elémentaire de Chimie les résultats obtenus avec la fermentation alcoolique :

« Cette opération est une des plus frappantes et des plus extraordinaires de toutes celles que la chimie nous présente, et nous avons à examiner d'où vient le gaz acide carbonique qui se dégage, d'où vient l'esprit  inflammable qui se forme, et comment un corps doux, un oxyde végétal, peut se  transformer ainsi en deux substances si différentes, dont l'une est combustible, l'autre éminemment incombustible. On voit que, pour arriver à la solution de ces deux questions, il fallait d'abord bien connaître l'analyse et la nature du corps susceptible de fermenter, et les produits de la fermentation; car rien ne se crée, ni dans les opérations de l'art, ni dans celles de la nature, et l'on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l'opération; que la qualité et la quantité des principes est la même, et qu'il n'y a que des changements, des modifications » (Chapitre XIII: De la décomposition des oxydes végétaux par la fermentation  vineuse, 101).

 

Ce grand énoncé est précédé d'une description des principales transformations chimiques de la fermentation alcoolique[4].

En 1810, Louis-Joseph Gay-Lussac (1778–1850) établit définitivement que l'éthanol et le CO2 sont les principaux produits de la décomposition du sucre par la fermentation alcoolique. Il formalise les techniques expérimentales et propose une méthode d'analyse quantitative qui éloigne définitivement les approches magico-interprétatives de ses contemporains. L'équation chimique glucose + eau => éthanol + CO2 est établie.

Les savants du début du 19ème siècle ont en main deux cartes : des êtres microscopiques bourgeonnants trouvés dans la bière et l'équation chimique de la fermentation alcoolique. Mais ni les zoo-botanistes (la biologie n'est pas encore née) ni les chimistes ne savent encore expliquer les secrets de la fermentation. Les techniques de brasserie vont venir à leur secours.

 

3ème acte

Charles Cagniard-Latour et "La fermentation vineuse", Comptes rendus des séances de l'Académie des sciences, 1837 (extrait pp. 911-912). Document complet.
Theodor Schwann

Trois savants publient indépendamment la même année 1837 la description des levures pendant une fermentation alcoolique observée sous le microscope: Cagniard-Latour en France, Theodor Schwann et Friedrich Traugot Kützing en Allemagne. Leurs travaux scientifiques n'ont rien de commun avec les observations justes mais non systématiques faites par Leuuwenhoek un siècle et demi plutôt. "La levure de bierre, est un amas de petits corps globuleux susceptibles de se reproduire, conséquemment organisés, et non une substance inerte ou purement chimique, comme on le supposait; Ces corps paraissent appartenirau règne végétal et se, régénérer de deux manières différentes. Que la levure de bierre peut naître et se développer dans certaines circonstances, avec une grande promptitude,mêmeau sein de l'acide carbonique,comme dans la cuve des brasseurs;" (Cagniard-Latour  1837).

 

Ils vont malheureusement être tournés en dérision par les grandes figures de la chimie organique d'alors : les allemands Friedrich Wöhler (1800-1882) et Justus von Liebig (1803-1873), et le suédois Jöns Jacob Berzelius (1779–1848). L'étude de l'activité des levures est provisoirement abandonnée.

 

 

 4ème acte

Pasteur Brevet n° 91941 du 28 juin 1871Brevet de Pasteur n° 91941 du 28 juin 1871. Demande de brevet d'invention de quinze années pour un procédé de fabrication de la bière. Déposé le 28 juin 1871 à 3 heures. Je déclare prendre un brevet d'invention de quinze années pour un mode nouveau de fabrication de la bière qui consiste essentiellement dans la fermentation à l'abri de tout contact avec l'air... Louis Pasteur, membre de l'Institut, demeurant à Paris, rue d'Ulm 45. Le 26 juin 1871.

Louis Pasteur (1822-1895) propose une première synthèse de ces travaux. Il établit, avec l'aide de Biot, le lien de causalité entre la levure (organisme) et la transformation chimique. Il isole pour cela Saccharomyces parmi tous les microorganismes qu'on peut trouver dans les jus sucrés. Pasteur n'a pas découvert les levures, étudiées et observées bien avant lui. Il a démontré que la fermentation alcoolique et toutes les autres fermentations résultent de l'activité d'organismes microscopiques, levures ou bactéries[5].

 

Avec ce résultat scientifique, il vole au secours des grandes brasseries[6] qui ont du mal à protéger leurs brassins des fermentations secondaires (lactique, acétique, butyrique), de la contamination des bactéries (bière piquante, soufrée, filante) ou des champignons (mycodermes). Il propose de chauffer (stériliser) tout ce qui entre en contact avec le moût après sa cuisson et de mettre ce dernier à l'abri de l'air ambiant pendant la fermentation (Etudes sur la bière 1876). Louis Pasteur dépose à Paris 4 brevets dont 3 concernent la fabrication de la bière, et plus directement la protection du moût de bière pendant sa fermentation. Pasteur déposera aussi son procédé auprès de l'office américain des brevets, preuve qu'il voyait grand.

 

Une question reste cependant sans réponse. Comment agit la levure?

Tel un organisme vivant ou comme un ferment chimique?

C'est encore la brasserie qui va contribuer à résoudre ce problème scientifique capital. La fermentation alcoolique de la bière offre le terrain des expériences de laboratoire. Les levures de bière deviennent un enjeu à la fois industriel et scientifique. C'est également parce que Hansen parvient à isoler et cultiver des souches pures de levures dans les laboratoires de la brasserie danoise Carlsberg que Büchner peut démontrer en Bavière que ces levures agissent grâce à une enzyme.

 

En 1854, Pasteur est nommé Doyen de la Faculté des Sciences de Lille qui vient d'être créée. Son séjour marque un tournant dans sa carrière. Il y débute ses travaux sur les fermentations en relation avec le monde industriel, notamment Louis Emmanuel Bigo-Tilloy, fabricant de sucre et d'alcool. Il étudie les irrégularités constatées lors de la fermentation alcoolique, et démontre que la fermentation est due à la présence d'un micro-organisme, acte de naissance de la microbiologie. Après sa publication à la Société des Sciences, de l'Agriculture et des Arts de Lille sur la fermentation lactique (3 août 1857), Pasteur est nommé Administrateur et Directeur des Etudes scientifiques de l'Ecole Normale de Paris. Il quitte Lille en octobre 1857.
Louis Pasteur, dans son laboratoire de Lille, lors de ses travaux sur la fermentation effectués entre 1854 et 1857 à la demande des brasseurs du Nord de la France

 

 

5ème acte

Emil Christian Hansen (1842-1909) sait isoler des souches pures de levure, les cultiver et conserver leurs caractéristiques techniques au fil de leurs multiplications. Il travaille au Danemark et dirige entre 1876 et 1909 le département de physiologie des laboratoires de la brasserie Carlsberg, en étroite collaboration avec certains brasseurs bavarois et viennois pour promouvoir les bières dites de fermentation basse. Les souches pures isolées par Hansen sont des levures de fermentation basse.

Emil Christian Hansen 

Il décrit en 1883 une souche de levure de fermentation basse baptisée Saccharomyces carlsbergensis. Jeune, il a travaillé à Paris avec Pasteur qui n'a cessé de soutenir ces travaux. Mycologue réputé, il publie en 1896 "Practical studies in fermentation; being contributions to the life history of micro-organisms".

 

 Emil Christian Hansen dans le laboratoire de la brasserie Carlsberg. Au fond, entre les mains de son assistant, l'appareil mis au point pour cultiver des souches pures de levures.

 

 

Le billet qu'adresse Louis Pasteur en 1886 vaut d'être cité presque in extenso, car il résume la situation de la brasserie européenne à la fin du 19ème siècle. Les mutations techniques se préparent sur fond de concurrences commerciales acharnées entre les industries brassicoles allemandes, austro-hongroises, danoises, anglaises, belges, hollandaises et françaises.

« Le moût qui sert à faire la bière, se trouvant porté au début de la fabrication à sa température d'ébullition, est privé par là-même de tout microbe de maladie. Ceux-ci s'introduisent bientôt par les ustensiles, et surtout par la levure qui sert à mettre le moût en fermentation après son refroidissement. La fabrication d'une levure privée de tout germe de ferment de maladie s'impose donc au brasseur soucieux de la bonne qualité de ses produits et de leur conservation. Mais ce ne sont pas là les seuls ennemis que le levain apporte dans la bière.
Tout le monde sait qu'il existe deux sortes de bières commerciales; la bière dite à fermentation basse et la bière dite à fermentation haute; la première propre aux fabrications allemandes; la seconde, à la fabrication anglaise. Les qualités de ces deux natures de bières correspondent à deux levûres [orth. du 19ème siècle] différentes, que l'on désigne sous le nom de levûre basse et de levûre haute. Or, si ces levûres sont les seules employées dans les brasseries, elles ne sont pas les seules capables de faire fermenter le sucre alcooliquement, et avec ces levûres on pourrait faire des bières différentes des deux bières commerciales dont nous parlons. Les goûts en seraient particuliers et la consommation les rejetterait probablement. Dans mes "Etudes sur la bière", j'ai signalé l'existence de quelques-unes de ces levûres.

Nous touchons ici au progrès notable que M. Hansen a fait faire à la brasserie dans ces dernières années. Les levûres alcooliques dont il s'agit, levûres que nous appellerons sauvages, pour les distinguer des levûres haute et basse propres aux bonnes bières, se trouvent souvent associées dans les levains des brasseries à ces dernières levûres dont la qualité est recherchée. M. Hansen a, le premier, très bien compris que la levûre des bières de consommation devait être pure, non seulement sous le rapport des microbes, ferments des maladies proprement dites, mais aussi qu'elle devait être privée des cellules de levûres sauvages.

Aujourd'hui, dans tous les laboratoires de microbiologie, nous avons des méthodes sûres et diverses pour isoler à l'état de pureté tel ou tel microbe, telle ou telle cellule. M. Hansen n'a eu qu'à mettre en pratique ces méthodes, et c'est un honneur pour mon laboratoire qu'il se soit adressé d'abord à celles qu'on y applique. Ces préparations de levûres pures ont déjà rendu des services nombreux à la brasserie dans divers pays, car on comprend aisément qu'une cellule pure d'une levûre étant donnée, sa multiplication dans les moûts est facile et abondante. Je dois ajouter que les longues et patientes études de M. Hansen ont été faites sous le patronage et l'inspiration de l'un des plus éminents brasseurs de l'Europe, M. Jacobsen, de Copenhague. M. Jacobsen est au nombre de ces grands industriels qui ont le mieux compris l'alliance nécessaire de la science et de l'industrie. Beaucoup d'universités envieraient le beau laboratoire de chimie qu'il a fondé. » (Décembre 1886 [7])

 

On lit en filigrane le dessein d'expulser les "levures sauvages" de la brasserie. Laboratoires et brasseries industrielles ne veulent laisser entrer que des levures hautes ou basses, et de souches pures par surcroît. Cet anathème signera au 20ème siècle l'arrêt de mort dans toute l'Europe de nombreuses bières locales rebaptisées "bière de fermentation incontrôlée ou spontanée". Dans le jargon industriel, cela signifie bière indésirable.

Les recherches et les techniques de Hansen ne permettent pas de comprendre le fonctionnement de la levure pendant la fermentation alcoolique. Elles sont cependant un élément de la solution générale qui va venir d'Allemagne. C'est en expérimentant avec des souches de levures de fermentation basse que Buchner parvient à démontrer qu'un broyat de levures déclenche une fermentation alcoolique, donc par une réaction purement biochimique. Il n'aurait pas réussi cette expérience avec les levures courantes de fermentation haute (cf. infra). Il est probable que Pasteur ait tenté ce type d'expérience dans les années 1870, avec des levures de fermentation haute de la brasserie française de l'époque, donc sans la brasserie alsacienne.

 

6ème acte

6ème et dernier acte. En 1896, Eduard Buchner (1860–1917) réussit à déclencher la fermentation d'un moût de bière avec un extrait de levures broyées. Il démontre que l'intégrité des cellules de levure n'est pas nécessaire pour que la fermentation alcoolique se produise. La zymase — comme on nomme alors le composé chimique extrait de la levure — agit hors de la cellule vivante. Cette découverte signe la naissance de la biochimie. Elle va mener à l'identification des enzymes, leur séparation et leur purification tout au long du 20ème siècle. La boucle se referme sur les diastases du malt identifiées par Payen et Persoz une cinquante d'années auparavant. Les positions "vitalistes" de Pasteur sont démenties. L'intégrité de la levure, organisme vivant, n'est pas une condition nécessaire pour la fermentation alcoolique.

Eduard Buchner

 

Les procédés de Buchner pour broyer les levures sont décrits dans son mémoire "Fermentation Alcoolique sans Cellules de Levure" publié en 1897[8]. Il a réussi là où d'autres ont échoué avant lui (Moritz Traube, Berthelot, Liebig, Hoppe-Seyler, et peut-être Pasteur). La chance d'Eduard Buchner, sur le plan expérimental, c'est Munich où quelques brasseries ont adopté la fermentation avec des levures dites "basse".

Les brasseurs munichois adoptent en 1886 les levures pures de fermentation basse d'Emil Hansen. Cette évolution est pilotée par la WSB [9] :

  • ­1876 : fondation de la Wissenschaftiche Station für Brauerei (WSB) à Munich, dirigée par Aubry.
  • ­1884 : Aubry apprend à Copenhague de Hansen en personne les techniques de sélection et de culture des levures de fermentation basse dites pures (une souche unique de levure).
  • ­1885 : début de la culture des "pures levures basses" à la WSB de Munich.
  • ­1885 : distribution et test des levures de la WSB à la brasserie munichoise Spaten dirigée par Gabriel Sedlmayr.
  • ­1886 : généralisation aux autres brasseries munichoises et adoption définitive du procédé de culture des levures de fermentation basse.
  • Les brasseurs voisins de Bohême (Tchéquie actuelle) suivent la même voie.

 

Contrairement aux levures de fermentation haute dont la paroi cellulaire est épaisse, une "levure basse" possède une paroi fine qui permet d'extraire aussi le coenzyme de la zymase, sans lequel la zymase est inactive. Sans levures de fermentation basse, l'expérience en laboratoire de Büchner aurait probablement échoué en 1896.

Les brasseurs de Munich utilisent à cette époque le kieselguhr pour filtrer très finement leurs bières, là ou d'autres brasseries emploient en Europe tamis, coton, fibres, filtres, etc. La filtration poussée à froid sur kieselguhr est la marque de fabrique des brasseries de Bavière et de Bohême qui exportent une bière pâle, fraîche, cristalline comme l'eau, couronnée d'une mousse blanche immaculée. Le kieselguhr est une fine poudre de diatomées (coquillages fossiles) pulvérisées, chimiquement neutre. Elle permet à Buchner de broyer les cellules de levures sans modifier le pH. Enfin, il utilise une presse hydraulique développée par son frère Hans pour extraire le contenu des cellules de bactéries, outil qu'il emploie pour presser ses levures de fermentation basse. Son succès expérimental dépendait des techniques de brassage avancées développées par ses contemporains à Munich et à Copenhague.

La brasserie industrielle est la grande bénéficiaire de ces progrès scientifiques, et avec elle toute l'industrie agro-alimentaire en gestation. D'un autre côté, la brasserie a contribué et inspiré de nombreuses recherches. Des enzymes du malt aux levures pures de bière, la brasserie illustre le couplage fécond entre science et techniques appliquées.

L'ancien bâtiment des Laboratoires Carlsberg à Valby, Copenhague en 2005.

 

Les laboratoires de la brasserie Carlsberg ont également financé les recherches de Johan Kjeldahl et de Søren Sørensen. Le chimiste danois Kjedal a développé une méthode pour mesurer le taux d'azote dans la matière organique. Elle permet de déterminer la quantité de protéines présente dans le malt utilisé pour la fabrication de la bière, malt qui doit en contenir peu par rapport à l'amidon. Kjedal dirige entre 1876 et 1900 le département de chimie du laboratoire Carlsberg créé en 1875 à Copenhague et côtoie son collègue Emil Hansen du département de physiologie. Le chimiste Søren Sørensen a introduit la notion de potentiel Hydrogène, le pH qui mesure l'acidité d'une solution. La concentration en ions hydrogène conditionne l'activité des protéines, en particulier celle des enzymes si importante dans toutes les opérations de brassage. Sørensen a dirigé les laboratoires Carlsberg de Copenhague entre 1901 et 1938, succédant à Kjedal décédé en 1900. A l'aube du 20ème siècle, les brasseurs industriels européens disposent d'un arsenal de connaissances scientifiques et de technologies sans précédent pour maîtriser et bientôt orienter toutes les transformations biochimiques qui concourent au brassage d'un certain type de bière standard. La bière-lager va bientôt inonder toute la planète.

 

*  *  *  *  *

En conclusion, sans le nouvel arsenal technique et le contexte économique de la brasserie munichoise, appuyée sur les méthodes de Hansen pour sélectionner les levures basses, Buchner aurait raté ses expériences. On a pu se demander si Pasteur ne les avait pas lui-même tenté, sans succès, quelques années auparavant. En Allemagne, Moritz Traube (1826-1894) avait suggéré dès 1858 (Theorie der Fermentwirkungen), de nouveau en 1879, de telles expériences[10]. En France, la controverse Pasteur-Berthelot de 1878 avait poussé dans ses retranchements Pasteur, ébranlé par la position scientifique de Claude Bernard favorable aux "ferments solubles", c'est à dire l'explication purement chimique de la fermentation alcoolique.

La fermentation résulte d'une activité chimique. Les mystères  de la fermentation alcoolique semblent résolus. Pas tout à fait ! Pendant que les savants analysent ces mécanismes, un moine discret travaille avec ses petits-pois. Au cours  du 20ème siècle, la génétique découvre l'ADN, la biochimie des acides aminés et des protéines. Les enzymes sont des protéines produites par les organismes vivants. Pas de vivant, pas de protéines, pas de fermentation. Retour à la question initiale.

 >


[1] Boutibonnes Philippe 1994, Van Leeuwenhoek, l'exercice du regard. Belin, p. 70.
Un article de synthèse sur la levure et la brasserie aux 18è-19è siècles : Lietz Peter 2003, Die Bedeutung der Bierhefe in Verlauf der Entwicklung der Bierherstellung. Gesellschaft für die Geschichte und Bibliographie des Brauwesens, Jahrbuch 2003, 79:127.

[2] Ruestow Edward 1984, Leeuwenhoek and the campaign against spontaneous generation, Journal of the History of Biology 17 (2) : 225-248, p. 226.

[3] " M. Priestley examine d'abord l'air fixe proprement dit, celui qui est produit de la fermentation spiritueuse, ou d'une effervescence quelconque. Les brasseries lui ont offert un moyen simple et facile de se procurer une grande quantité de cet air dans un état de pureté presque parfait ; il en règne constamment une couche de neuf pouces d'épaisseur sur les cuves où la bière fermente, et, comme il se trouve continuellement renouvelé par celui que fournit la bière, il est peu mêlé, dans cette épaisseur, avec l'air du voisinage. Cet air, suivant les expériences de M. Black, est plus lourd que celui de l'atmosphère, et c'est sans doute par cette raison qu'il demeure, en quelque façon, attaché à la surface de la bière, sans s'en séparer ; c'est également en vertu de son excès de pesanteur qu'on peut le transporter d'une chambre à l'autre dans un bocal ouvert, pourvu que l'ouverture soit dirigée vers le haut; l'air fixe, pendant les premiers moments, ne se mêle que très-peu avec l'air de l’atmosphère." (Lavoisier 1774, Opuscules physiques et chimiques, p. 112-113)
Oeuvres de Lavoisier. Tome premier. Opuscules physiques et chimiques

[4] "Tout le monde sait comment se font le vin, le cidre, l'hydromel, et en général toutes les boissons fermentées spiritueuses. On exprime le jus des raisins et des pommes, on étend d'eau ce dernier ; on met la liqueur dans de grandes cuves, et on la tient dans un lieu dont la température soit au moins de 10 degrés du thermomètre de Réaumur. Bientôt il s'y excite un mouvement rapide de fermentation, des bulles d'air  nombreuses viennent crever à la surface, et, quand la fermentation est à son plus haut période, la quantité de ces bulles est si grande, la quantité de gaz qui se dégage est si considérable, qu'on croirait que la liqueur est sur un brasier ardent qui y excite une violente ébullition. Le gaz qui se dégage est de l'acide carbonique, et, quand on le recueille avec soin, il est parfaitement pur et exempt du mélange de toute autre espèce d'air ou de gaz. Le suc des raisins, de doux et de sucré qu'il était, se change, dans cette opération, en une liqueur vineuse, qui, lorsque la fermentation est complète, ne contient plus de sucre, et dont on peut retirer par distillation une liqueur inflammable, qui est connue dans le commerce et dans les arts sous le nom d'esprit-de-vin. On sent que, cette liqueur étant un résultat de la fermentation d'une matière sucrée quelconque suffisamment étendue d'eau, il aurait été contre les principes de notre nomenclature de la nommer plutôt esprit-de-vin qu'esprit de cidre, ou esprit de sucre fermenté. Nous avons donc été forcés d'adopter un nom plus général, et celui d'alcool, qui nous vient des Arabes, nous a paru propre à remplir notre objet. " (Lavoisier 1789, TRAITÉ ÉLÉMENTAIRE DE CHIMIE, Chapitre XIII)
Oeuvres de Lavoisier. Tome premier. Traité élémentaire de chimie.

[5] En 1787, Adamo Fabbroni avait le premier soutenu que la fermentation du vin est produite par une substance vivante présente dans le moût (Ragionamento sull'arte di far vino, Florence).

[6] Brasseries Champigneules en Lorraine et Brasserie Velten à Marseille.

[7] Bulletin de la Société d'Encouragement pour l'Industrie nationale, 4ème série, Déc. 1886, pp. 601-603. Entre 1878 et 1888, Hansen publie ses comptes rendus de recherche en danois dans le Meddelelser fra Carlsberg-Laboratoriet, udgivne ved Laboratoriets Bestyrelse, avec des résumés en français qui semblent destinés aux équipes de Pasteur.

[8] Cornish-Bowden Athel 1997, New Beer in an Old Bottle: Eduard Buchner and the Growth of Biochemical Knowledge.

[9] Ceccatti John Simmons 2001, Science in the Brewery: pure yeast culture and the transformation of brewing practices in Germany at the end of the 19th century. PhD University of Chicago, 91-95.

[10] Longtemps avant E. Buchner, M. Traube isole une enzyme de la pomme de terre capable de bleuir le guaiacum, preuve expérimentale de l'action chimique effective des enzymes après leur extraction des cellules de pomme de terre.

06/06/2014  Christian Berger