La magie des fermentations (Mésopotamie et Hittites).

 

 

Les phénomènes qui accompagnent la fermentation de la bière ont frappé l'imagination des peuples anciens : bouillonnement tumultueux, dégagement de gaz lourd et mortel, chaleur, bière écumante, calme progressif, boisson devenue enivrante, lie beige et grasse. La bière est vivante.

Tout ceci se produit spontanément. L'homme se tait, craintif et impuissant. La femme se tait, patiente et complice. La jarre ventrue de bière écumante et chaude sollicite des parallèles féminins, anatomiques, physiologiques et imaginaires. Elle exclut dans tous les cas la participation ou la compréhension masculine.

Les mondes mésopotamien et hittite nous ont laissé des textes remarquables qui témoignent de cette perception magique de la fermentation de la bière, de la germination du malt et la préparation des pains à bière. Les puissantes symboliques qui se rattachent à ces gestes techniques du brassage de la bière trouvent également leurs traductions dans la vie sociale de ces peuples.

D'autres illustrations tirées des mondes indien, chinois et africain viendront plus tard enrichir ce thème qui transcende les cultures de l'antiquité.  Les quelques pages ci-dessous offrent des exemples tirées des civilisations mésopotamienne et hittite.

La première évoque le statut spécial de la cuve de fermentation dans le dispositif cultuel des temples mésopotamiens. La fermentation de la bière manifeste la puissance et le pouvoir des dieux. La cuve à bière est le réceptacle de ce mystère divin. Comme la bière est également la principale boisson des offrandes aux dieux, la cuve de fermentation devient un objet quasi-sacré au coeur des sanctuaires où on la brasse tout spécialement dans ce but.

La seconde page parle des qualités particulières et des pouvoirs spéciaux de cette cuve de fermentation, Partout où la bière est brassée, la cuve de fermentation devient un puissant objet magique. En Mésopotamie, les tavernes fabriquent sur place la bière qu'elles vendent. La cuve de fermentation y trône en bonne place. Les victimes d'ensorcellement ou les porteurs de quelque souillure dangereuse pour les vivants peuvent se rendre dans une taverne pour toucher la cuve de fermentation. Ses pouvoirs magiques délivreront la victime de son mal, à condition de suivre un rituel précis que les tablettes cunéiformes décrivent.

La troisième page montre que la fermentation de la bière possède aussi une face négative aux yeux des Mésopotamiens. Cette manifestation mystérieuse et quasi-divine, positive et bienfaitrice, est associée à la naissance, la procréation et la régénération. Mais la fermentation de la bière est également synonyme de pourrissement. Leurs dictons, leur littérature sapientielle, leurs prières disent que le levain, la vieille bière et la lie des cuves de fermentation sont le signe de la putréfaction et de la mort. Le levain à bière, pouvoir de vie qui génère la bière enivrante, est aussi pouvoir de mort et de décomposition morbide. Cette ambivalence du levain a frappé la pensée mésopotamienne, par ailleurs sensible aux phénomènes politiques ou religieux à la fois duels et cycliques : essor et déclin des cités, puissance et destruction des royaumes, faveur et défaveur des dieux, prospérité et misère agricole.

 

Aux confins septentrionaux de la grande plaine mésopotamienne, la puissance de l'empire hittite repose d'abord sur sa force militaire. Comme tous les empires, celui des Hittites emploie des mercenaires venus de partout louer leurs armes, à condition que ces derniers prêtent serment de servir la famille régnante. Le long texte du serment exigé des soldats décrit dans le détail les malédictions et les châtiments de ceux qui trahiraient. La plupart des analogies s'inspirent des techniques de la brasserie pour décrire le sort qui attend les traîtres. Putréfaction des chairs comme levain pourri, privation de descendance comme le malt stérile, os broyés comme pains à bière concassés avant le brassage. Outre la signification de ces comparaisons, le fait même de les avoir emprunté au monde de la bière pour le serment d'une troupe disparate venue des quatre coins de l'empire hittite montre que la bière, ses ingrédients et ses techniques faisaient partie de la culture commune des peuples anatoliens du second millénaire avant notre ère. Et comme en Mésopotamie, la fermentation de la bière et la nature mystérieuse du levain y sont perçues comme des manifestations profondément ambivalentes, phénomènes de vie et de mort, source de joie (ivresse) et de malheur (putréfaction).

 

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15/01/2012  Christian Berger