Armana et Deir-el-Medina en Egypte (1550-1070 av. n. ère).

 

A l’époque où Patrick McGovern identifie des traces anciennes de bière (Godin tepe) et de vin au Proche-Orient, une chercheuse explore des traces similaires en Egypte dans les années 1993. Delwen Samuel cherche à reconstituer les techniques de brassage par des moyens scientifiques. Les procédés de brassage de l’ancienne Egypte ont fait l’objet d’études basées sur l’interprétation visuelle des fresques de mastaba, des maquettes funéraires de brasserie, des poteries, ou sur la lecture des textes administratifs et religieux. Le visuel des fresques et des maquettes, principales références de ces études, influence profondément les interprétations proposées.

Mastaba de Ty, Mur_Ouest_Registre_5_des_brasseur
Mastaba de Ty,  "magasin" paroi Ouest, registre 5 des brasseurs (vers -2450). Osiris.net.

 

La brasserie d’ancienne Egypte est vue comme une spécialisation de la boulangerie. Des pains riches en levain, à moitié cuits, sont pétris dans un grand volume d’eau qu’on laisse ensuite fermenter dans des jarres. Quelques détails techniques varient selon les auteurs, mais le cadre général est posé : une technique de brassage relativement fruste et inchangée pendant 4 millénaires! L’égyptologie reconnaît que la bière joue un rôle central dans l’économie et les sociétés d’ancienne Egypte, mais les présupposés énoncés au début du 20ème siècle ne sont jamais rediscutés. Pour dépasser cette approche descriptive, Delwen Samuel propose d’examiner la composition des matières premières de la brasserie égyptienne à l'aide des résidus du brassage découverts par les archéologues [1].

Egypt_Making-Beer-Bread_Asyut_tomb_14_Middle_Kingdom Egypt Armana_temple_kitchen_complex_ovens_for_brewing_breading Egypt_Armana's_village_Ancient_beer_residue
Maquette funéraire de brasserie. Assiout. Tombe 14. Moyen Empire. Fouilles Chassinat 1904. Fours du temple d'Armana où des résidus de brassage et de grains ont été identifiés. Résidu désydhraté de brassage (Armana -3300).

 

Que sait-on ou croit-on savoir des techniques de brasserie avant les recherches de D. Samuel ?

La bière d’ancienne Egypte (hnq.t) est brassée avec du blé amidonnier (Triticicum dicoccum) et deux variétés d’orge, à 6 rangs (Hordeum vulgare) et 2 rangs (H. distichum). La confection et la cuisson de pains à bière est une étape préparatoire importante. Le maltage des grains est une technique courante et ancienne mais aucune recherche ne propose d’en étudier les procédés en Egypte. On pense que le moût est obtenu en pétrissant des pains à bière avec beaucoup d’eau dans une auge-filtre placée au-dessus d’une jarre. Le liquide épais, riche en amidon cuit fermente dans la même jarre bouchée. C’est du moins ce que montre l’iconographie des temples et des mastabas. Les Egyptiens savent isoler et entretenir un levain en collectant les levures et la mousse du moût en pleine fermentation ou en recueillant les levures au fond des jarres à bière. Des dattes et des herbes sont parfois ajoutées à la bière sans qu’on sache exactement à quelle étape. Il existe autant de sortes de bière que d’usages (ils sont nombreux) et de catégories sociales. La bière des princesses et des femmes du palais n’est pas celle des filles du paysan qui cultivent l’orge. La bière pour les offrandes aux dieux n’est pas celle du simple officiant. La bière réservée aux soldats et gardes du pharaon n’est pas celle de l’artisan. Et ainsi de suite.

 

La méthode employée :

Le climat aride d’Egypte a favorisé la conservation des résidus d’aliments enfermés dans des tombes ou provenant d’anciens villages regroupant des travailleurs assignés à la construction et l’entretien des tombeaux royaux. C’est ici le cas de Deir-el-Medina près de Louqsor. Dans un second village près d’Armana, éphémère capitale du Nouvel-Empire, des ouvriers et des artisans fabriquaient leur bière quotidienne. Les archéologues y ont retrouvés de nombreuses jarres et tessons incrustés de résidus de brassage. Ces deux villages offrent à D. Samuel deux contextes de brasserie différents : la bière destinée aux rituels funéraires de la famille royale et la bière de consommation ordinaire d’un groupe social modeste. Ces deux environnements sociaux n’épuisent pas la diversité des situations qui génèrent la production de bière en Egypte [2].

Egypt Samuel 1996 Sprouted-grains-from-Amarna-Workmen’s-Village Egypt_Armana_Beer_residue_stuck_on_cereal_chaff Egypt_Armana_Microscopy_evidence_for_ancient_malting
Grains germés volontairement (Armana -3300). Résidus de brassage collés sur une paille de céréale. Granules d'amidon maltés observés au microscope électronique.

 

L’observation au microscope électronique des granules d’amidon permet de déduire les transformations qu’ils ont subies. La germination génère des trous et de minuscules canaux à l’intérieur des granules. Le travail des amylases pendant la saccharification digère l’intérieur des granules et déforme leur enveloppe en laissant des cercles concentriques. Enfin, la cuisson gélatinise les granules qui gonflent et fusionnent. Ces trois principales transformations restent observables sur des résidus déshydratés vieux de 3000 ans.

 

Les résultats obtenus par Delwen Samuel :

Le maltage. Les observations confirment la technique du maltage (surface criblée et canaux creusés dans les granules). D. Samuel écarte une possible action d’amylases exogènes produites par des champignons (faible proportion d’hyphae sous le microscope et climat sec défavorable à une contamination postérieure). Des débris de radicelles et des traces d’acrospires confirment la germination des grains de blé et d’orge. La texture vitreuse d’un grain d’orge entier provenant d’Armana et portant encore ses radicelles indique qu’il a été chauffé après une germination délibérée, un indice clair en faveur du maltage contrôlé.

La dégradation moyenne de l’enveloppe protéinique de l’endosperme des grains de blé et d’orge indique que leur germination et leur séchage ont été contrôlés correctement. Donc une technique de maltage (humidité, température, durée de germination) bien maîtrisée par les anciens Egyptiens.

Le maltage s'applique à l’orge et l’amidonnier. Les grains d’amidonnier restent revêtus d’enveloppes adhérentes, ce qui implique 2 à 3 jours supplémentaires de germination (hydratation plus longue de l’endosperme). Le pilonnage des grains d’amidonnier avec un mortier détruit une grande proportion de germes. D. Samuel en conclut que les brasseurs égyptiens ont donné la préférence au maltage de l'amidonnier, plutôt qu’à son utilisation sous forme de grains crus pour brasser la bière, ce que démontre la présence d’amidonnier germée dans les échantillons.

Le brassage. La proportion parmi les granules de type-A (gros granules), les uns très transformés (maltage), les autres totalement gélatinisés indique deux opérations différentes. Les grains germés sont séchés modérément pour obtenir le malt, les grains non germés sont cuits (gélatinisés). D. Samuel observe parmi les granules une combinaison de 4 états des granules correspondant à 4 processus différents :

 

granules gélatinisés = cuisson poussée ou ébullition du moût

granules peu ou non gélatinisés = pas de cuisson

granules troués, cercles concentriques = Maltage avancé

Décoction (moût chauffé) avec du malt

Infusion ou macération de malt sans chauffage ou température faible (30°-40°C)

granules intacts ou peu déformés = pas de maltage

Brassage avec un mélange malt + grains crus

Infusion avec des grains crus sans chauffage ou température faible (30°-40°C)

 

La fermentation. La proportion et l’intégration au matériau des levures (formes rondes 3-4 µm) et des bactéries lactiques (formes ovales 1-2 µm) suggèrent qu’elles font partie du matériau d’origine. Leur présence ne résulte pas d’une contamination ultérieure. Celle des bactéries lactiques ne surprend pas. Les bactéries lactiques participent au brassage, génèrent un milieu légèrement acide favorable à la saccharification de l’amidon [3]. On peut brasser une bière sans malt grâce aux bactéries lactiques. D. Samuel n’est pas allée jusqu’à tirer de telles conclusions. Depuis ses travaux, les progrès de la génétique et de la chimie permettent d’identifier les souches de bactéries et de levures.

Les ajouts. Les égyptologues avancent que les dattes (bnr) étaient ajoutées à la bière. Les travaux de D. Samuel ne sont pas concluants sur ce point qui devra être élucidé avec l’analyse des phytolithes pour identifier les espèces végétales trouvées dans les résidus de brassage ou de bière.

Egypt Armana Microscopy evidence for ancient malting Egypt Armana Microscopy evidence concentric rings enzymatic attack Egypt Gelatinised Starch granules from ancient vessel
Granules d'amidon criblés et troués par l'action des amylases = maltage (Armana -3300) Granules d'amidon, intérieur très modifiés par les amylases, cercles concentriques = saccharification  (Armana -3300) Amidon gélatinisé après cuisson dans de l'eau = amidon de grains crus (Armana -3300).

 

D. Samuel a publié en 1994 un schéma qui combine ces 4 transformations de base dans un unique diagramme de brassage pour le Nouvel Empire. La bière est brassée avec une part de grains crus, moulus et cuits, une autre de grains maltés simplement macérés dans de l’eau. Les deux liquides (moût) sont réunis, filtrés et mis à fermenter.

SAMUEL Delwen - Diagramme brassage Egypte Nouvel empire 1997 Diagramme de brassage proposé par D. Samuel pour le Nouvel Empire.

 

Cet unique diagramme est une hypothèse qui se fonde sur un emploi nécessaire du malt pour saccharifier le moût. Il existe d’autres méthodes, par exemple le brassage en milieu acidifié grâce aux bactéries lactiques, qui permettent de brasser des grains crus sans les amylases du malt. Il existait probablement en Egypte plusieurs méthodes de brassage, chacune adaptée aux ingrédients, aux moyens techniques mais également à la catégorie sociale de celles et ceux qui buvaient diverses sortes de bières.

 

Ces recherches ont eu un double impact. Elles ont révélé que les techniques de la brasserie égyptienne du Nouvel Empire sont plus complexes et plus avancées que prévues. Le maltage des céréales est parfaitement maîtrisé. La cuisson des grains crus et non du malt laisse penser que les brasseurs égyptiens ont compris que le malt peut convertir les grains crus en sucres. Des différences déjà soulignées avec celles de l’Ancien Empire (grandes cuves à bière et chauffe directe à Abydos et Hierakonpolis) laissent présager que les techniques de brasserie et les modes de production n’ont cessé d’évoluer en Egypte. Le détail de ces évolutions reste à découvrir.

Seconde conséquence, non des moindres : l’analyse des granules d’amidon au microscope électronique se révèle être une méthode scientifique prometteuse applicable à d’autres régions du monde ayant connu un climat assez sec pour préserver l’amidon fossile. Elle est non destructive. Les échantillons recouverts d’une fine couche d’or pour l’analyse au microscope sont réutilisables pour des recherches ultérieures. L’observation des granules d’amidon a été massivement employée et améliorée par Li Liu et ses collègues ces dernières années. Elle a fourni des découvertes spectaculaires à Raqefet et dans le bassin du Fleuve Jaune (Mijiaya, Dingcun, etc.).

 

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[1] Les publications de D. Samuel sont en ligne sur son site ancientgrains.org.
Samuel Delwen, A new look at bread and beer. Egyptian Archaeology 1994.
Samuel Delwen, Rediscovering ancient Egyptian beer. Brewers' Guardian 1995.
Samuel Delwen, Archaeology of ancient Egyptian beer. Journal of the American Society of Brewing Chemists, 1996.
Samuel Delwen, Investigation of ancient Egyptian baking and brewing methods by correlative microscopy. Science 273, 1996.
Samuel Delwen, Fermentation technology 3.000 years ago. The archaeology of ancient Egyptian beer. Society for General Microbiology Quarterly Vol. 24, Feb. 1997.

[2] On ne compte plus les occasions manquées par les égyptologues d’analyses scientifiques de jarres et tessons de toutes époques et tous contextes archéologiques (forteresse = bière = soldats ; port/emporium = bière = commerce ; habitation ordinaire = bière domestique ; palais = bière réservée à l’entourage du Pharaon ; etc.).

[3] Il y aurait beaucoup à dire sur la brasserie industrielle qui depuis Pasteur fait la guerre aux bactéries lactiques. Les brasseurs égyptiens n’avaient ni cette prétention ni ce goût exclusif et moderne pour la bière à dominante sucrée.

06/09/2018  Christian Berger