Cerro Baúl dans le Nord péruvien (600 - 1000).

 

Nous bouclons notre tour du monde des bières "primitives" avec l'Amérique du Sud.

Teosinte (Zea mays ssp. parviglumis) sauvage dans l'état de Jalisco, Mexique

La domestication de la téosinte (g. Tripsacum), ancêtre du maïs (g. Zea), commence il y a 6000 ans dans les vallées humides au sud-ouest du Mexique (Rio Balsas). Les modifications morphologiques du maïs cultivé l'empêchent de se reproduire par auto-fertilisation. Sa propagation dépend entièrement de l’homme, et non d'une dissémination spontanée. Le lien de dépendance est très fort entre les premières variétés de maïs domestiqué et l’évolution des sociétés amérindiennes protohistoriques. Le maïs s'est répandu rapidement sur le continent américain, à la fois vers le Nord (plaine mexicaine, Montagnes Rocheuses) et le Sud (Amérique centrale, Cordillère andine). Cette céréale va devenir la source d’une importante famille de bières amérindiennes : bières de maïs insalivé, bières de maïs malté, bières de maïs préparées avec des ferments amylolytiques.

 

La domestication du maïs a-t-elle un rapport avec la bière ?

 

Téosinte (gauche) et maïs (droite)La science et l’archéologie apportent quelques éléments de réponse. Puisque maïs domestiqué et culture humaine sont interdépendants, suivre les usages alimentaires du maïs, c’est connaître les raisons de sa domestication. La consommation massive sous forme d'hydrate de carbone est détectable grâce aux proportions d'isotopes du carbone (12C/δ13C) et d'isotopes de l'azote (14N/δ15N) accumulés dans le squelette : les premiers marquent une alimentation végétale, les second une alimentation carnée riches en protéines animales. Des squelettes témoins exhumés des sites archéologiques d’Amérique centrale ont été analysés. Ils se répartissent sur un intervalle de 6000 ans couvrant les époques avant, pendant et après la domestication des diverses variétés de maïs. A la surprise des chercheurs, les modifications du régime alimentaire causées par la consommation de maïs ne sont détectables que 2000 ans après sa domestication effective (env. -3500 au Mexique), soit après -1500/-1000 selon les régions[1].

On explique un tel décalage par l'utilisation exclusive, pendant 2000 ans, du maïs sous forme de boisson fermentée, et non de farines bouillies ou de galettes cuites comme on s'y attendrait. Car la fermentation alcoolique modifie le rapport 12C/δ13C et expliquerait la valeur très basse du ratio δ13C mesuré dans les squelettes des premiers millénaires de la domestication du maïs. Cette valeur correspond à l'absence relative des plantes dites C4 comme le maïs telle que mesurée avec la méthode des isotopes. Une explication de cette absence aberrante propose que la sève sucrée et fermentescible du maïs, très abondante dans les tiges de maïs avant maturation des grains, ait motivé sa domestication plutôt que la récolte des grains mûrs. Car là encore, la sève sucrée ingérée modifie peu le ratio δ13C pour les humains., tout comme la bière de maïs connue beaucoup plus tard sous le nom de chicha[2].

Dans les deux cas, la production et la consommation de boissons fermentées seraient à l'origine du maïs domestiqué et de la base alimentaire qui servira le développement culturel et matériel des grandes civilisations mésoaméricaines et andines, à côté des tubercules (pomme de terre, manioc, patate douce) et des fèves (haricots, pois).

Une fois le maïs établi comme base alimentaire, son utilisation dans la confection de bière ne fait aucun doute. Une brasserie découverte en 2001 dans les Andes appartient à l'empire Huari  (Wari) qui domina le Nord du Pérou entre les années 600 à 1000, soit plus de 4 siècles avant la fondation de l'empire Inca. Les installations font partie d'un vaste complexe cultuel bâti au sommet du Cerro Baúl  à 600 m au-dessus de la vallée. Etablie sur un plan trapézoïdal, la brasserie comprend des meules pour le malt de maïs (jora), 12  grandes cuves de 100-150 litres pour chauffer le moût, et des restes de Shinus Molle, une variété de baies rouges à mucilage sucré. Nous sommes en présence d'une boisson mixte, moitié bière de maïs, moitié vin de Shinus molle [3].

 

 

perou-cerro-baul-plan-brasserie.original.

A Cerro Baúl, la bière était produite à grande échelle (1500 à 1800 litres / brassin) pour une élite du peuple Huari. De nombreuses épingles tupu trouvées sur place et typiques des femmes de l'aristocratie Huari laissent penser qu'elles composaient le personnel de la brasserie. A 15 m de celle-ci, un bâtiment équipé pour les banquets cérémoniels a livré 28 keros de 0,35 à 1,8 litres. Les keros sont des gobelets d'argile rouge finement ornés et dédiés au service de la bière de maïs.

Une autre brasserie plus modeste (4x4 m) de la même période a été découverte sur le site voisin d'Omo. Ce site appartient à la sphère culturelle voisine des Tiwanaku. Les Huari occupent le Nord du Pérou, les Tiwanaku une région à cheval entre Pérou, Bolivie et Chili. Ces deux puissances andines concurrentes du 1er millénaire développent la brasserie au service d'une élite guerrière qui prélève son dû de grains de maïs sur les récoltes des communautés paysannes.

 

Perou-cerro-baul-reconstitution-brasserie

Cette situation ne signifie pas l'absence de brassage de bière dans les villages, mais absence de vestiges archéologiques. Ces villages étaient bâtis en matériaux périssables d'origine végétale, contrairement aux centres de pouvoir construits en pierre pour des élites qui pouvaient mobiliser les moyens humains et matériels. Le site rural de Manchan dans le Nord du Pérou a heureusement conservé les traces des différents types d'habitat. Manchan était un centre régional du pouvoir Chimu (900-1470) contrôlant la vallée côtière de la Casma à 400 km au Nord de Lima. Le site plus tardif de Manchan a permis de comprendre que la bière de maïs servait de vecteur d'échange et de troc entre deux classes de la population.

A Manchan, les résidences des élites construites en adobe (briques séchées d'argile et de paille hachée) côtoyaient des constructions modestes en jonc habitées par les paysans et artisans de la ville et regroupées en barrio. Cette topographie et ces techniques ont permis de mieux connaître le brassage de la bière pratiqué par les indiens les plus modestes.

 

Cerro-Baúl - Carte de la vallée supérieure de Moquegua, Pérou Cerro-Baúl - Salle de cuisson de la brasserie fouillée au sommet du Cerro Baúl Cerro-Baúl - Keros Inca pour boire la bière
Cerro-Baúl - Carte de la vallée supérieure de Moquegua, Pérou Cerro-Baúl - Salle de cuisson de la brasserie fouillée au sommet du Cerro Baúl Cerro-Baúl - Keros Inca pour boire la bière

 

Les élites Chimu ne se contentent pas de patronner des fêtes dans laquelle la bière coule à flot. Tout au long de l'année, elles échangent des corvées plus ou moins librement consenties (culture des terres, fabrication d'ustensiles courants ou de poteries, …) contre la fourniture de bière. Pour cela, ces élites puisent dans leurs réserves de maïs, greniers qui ont été remplis par le travail des mêmes paysans. La source du pouvoir politique Chimu, c'est le contrôle ou la détention des terres agricoles. Ce pouvoir est effectif quand une partie de la population cultive et récolte le maïs pour remplir le grenier des guerriers ou chef Chimu, dont une partie sert à brasser la bière bue par ceux qui travaillent.

Ces données amérindiennes apportent la certitude que la bière de maïs et les boissons fermentées mixtes ont joué un rôle social et matériel décisif il y 4000 ans dans la Cordillère des Andes. Les données archéologiques récentes montrent que les schémas de production et consommation des bières de maïs évoluent. Les schémas Tiwanaku et Huari montrent une élite occupée à brasser elle-même sa bière, dans un cérémonial a priori très fermé. Le schéma Chimu, à peine plus tardif, embrasse toute la communauté dans un échange général : bière de maïs contre culture des champs.

 

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[1] Le ratio δ13C (proportion des isotopes 12C et 13C) indique aussi la part des plantes dites C3 (carbohydrates à 3 carbones issus de la photosynthèse) et celle des plantes dites C4 (carbohydrates à 4 carbones). En Amérique, les plantes C3 regroupent entre autres les graminées, les tubercules et le courges, les plantes C4 sont principalement le maïs et l'amaranthe. Pour une revue récente de l'esemble des résultats issus des mesures de ratio δ13C dans le collagène des os ou la dentine des squelettes humains : Kennett, Prufer & al. (2020), Early isotopic evidence for maize as a staple grain in the Americas - Science Advance  www.science.org/doi/10.1126/sciadv.aba3245

[2] Smalley John, Blake Michael (2003), Sweet Beginnings Stalk Sugar and the Domestication of Maize. Current Anthropology 44. researchgate.net/publication/249179639

[3] Moseley Michael & al. 2005, Burning down the brewery: Establishing and evacuating an ancient imperial colony at Cerro Baúl, Peru , PNAS 102 48 Nov. 2005.  pnas.org/content/102/48/17264.full.pdf+html

06/09/2018  Christian Berger