L'application historique de la règle bouddhiste et son interprétation.

 

 

Environ un siècle après le Nirvana du Bouddha, le moine Yasa remarque à Vesali le laxisme des moines locaux Vajjiputtakas [1]. La controverse naît et grandit quand Yasa refuse d'accepter des dons en or ou en argent. Persécuté par ses coreligionaires, Yasa demande l'appui des communautés de l'Ouest et du Sud de l'Inde. 700 moines se réunissent à Vesali pour trancher les 10 points litigieux de discipline monastique. Moines orthodoxes et arhats (maîtres-enseignants très avancés dans la Voie du Bouddha) votent contre ces pratiques. Les Vajjians se retirent du Concile pour former la branche Mahdsaighika.

 

Pour la tradition pali, ces évènements constituent le premier schisme au sein de la sangha, la communauté bouddhiste originelle. Le Mahdsaighika est l'une des deux branches par laquelle la communauté bouddhiste originelle s'est divisée, l'autre est le Theravadin. Certains moines Vajjian, estimant que les arhats adhéraient à une interprétation trop rigide et étroite des règles de discipline, réclament des pouvoirs et des privilèges exclusifs pour eux-mêmes. Ils proposent les dix points suivants qui concernent d'abord la nature et l'usage des aumônes quotidiennes (Ch’en, 213) [2] :

  1. - Singilonakappa, transporter le sel dans un récipient de corne pour l'utiliser si besoin (contre la Pacittiya 38).
  2. - Dvangulakappa, prise de nourriture à midi (contre la Pacittiya 37).
  3. - Gamantarakappa, aller dans un village voisin et y prendre un second repas (contre la Pacittiya 35).
  4. - Avdsakappa, respect des uposatha en divers lieux au sein de la même paroisse (contre Mahdvagga 2.8.3.)
  5. - Anumatikappa, accomplir un acte et obtenir sa sanction plus tard (contre Mahdvagga 9.3.5.)
  6. - Acinnakappa, utilisez des précédents en tant qu'autorité des pratiques religieuses.
  7. - Amathitakappa, boire du lait non baraté après le repas (contre la Pacittiya 35).
  8. - Jalogi pātum, boire du jalogi (qu'est que le jalogi ?)  (contre la Pacittiya 51).
  9. - Adasakam nisidanam, utilisation de tissus sans bordures pour s'asseoir (contre la Pacittiya 89).
  10. - Jataruparajatam, acceptation de dons en or et argent (contre Nissag. 18,17).

 

Tongpa, une bière de millet bhoutanaise servie dans un pot de bambou avec un tube de bambou
Tongpa, une bière de millet népalaise servie dans un pot de bambou avec un tube de bambou.

La question du jalogi est critique (point 8). Le vieux moine Revata ne connaît pas cette boisson. Il demande : Jalogi ? Qu'est-ce que c'est ? On lui répond : Une boisson fermentée (surā) qui n'est pas encore devenue enivrante (majja), est-il permis de la boire ? Non, répond Revata. Sur la nature du jalogi, les versions des Vinayas diffèrent. Seules deux d'entre elles nous éclairent.  Celle des Sarvāstivādins dit "Quand nous habitons quelque part, le manque de ressources nous fait boire des boissons fermentées ". On retrouve ici la frontière entre nourriture et boisson fermentée. La Vinaya des Mulā-Sarvāstivādins est plus explicite : "Jalogi pātum c'est mélanger une boisson fermentée avec de l'eau, agiter le mélange et s'en servir de boisson ". Un indice de taille : la boisson fermentée est semi-liquide, des grains fermentés probablement puisqu'il faut agiter le mélange. La version tibétaine de cette même Vinaya donne cette explication : " Les moines de Vaisāli buvaient, en têtant comme des sangsues, des boissons fermentées, qu'ils rendaient licites par raison de maladie  ". Têter comme des sangsues (jalauka = jala + oka = celle qui habite l'eau) ? Une fois réunies toutes les pièces du puzzle, on sait que les moines intempérants de Vaisāli buvaient avec un tube ou une paille le liquide alcoolique obtenu en diluant des grains fermentés avec de l'eau[3]. Siroter la bière avec une paille n'était pas boire la bière avec un bol, une manière de contourner les définitions du boire données par la casuistique bouddhiste orthodoxe. Notons que jalogi peut aussi désigner un sirop de palme selon les régions de l'Inde ancienne (cf. infra). Cette sève de palmier pose le même problème aux moines bouddhistes : elle fermente spontanément et rapidement. La frontière entre jus sucré et boisson fermentée est vite franchie.

 

Rinchen Namgyal Lachungpa, aspirant la bière de millet avec un tube, Lachung, Sikkim.
Rinchen Namgyal Lachungpa, aspirant la bière de millet avec un tube, Lachung, Sikkim. (Kandell Alice S., photographer 1965).

Cette manière de boire la bière est de nos jours très courante parmi les populations de l'Himalaya (Népal, Tibet, Bhoutan, Utar-Pradesh) et les populations non-hindouistes de la vallé du Gange. Les grains fermentés (riz, millet, orge, éleusine, maïs) sont dilués dans un pot. La partie liquide est aspirée avec un tube. Les moines qui "têtaient comme des sangsues" sont une preuve supplémentaire qui confère à la bière une place centrale parmi l'ensemble des boissons fermentées à l'époque du Bouddha.

Dans les régions méridionales de l'Inde et de Ceylan, où fut rédigé le Canon Bouddhiste en pāli, la sève sucrée du palmier ou de la canne à sucre est la source du vin de palme ou de canne. Sous sa forme initale de sève brute non fermentée, c'est une boisson rafraîchissante non alcoolique. Il n'est pas facile d'interdire tout ce qui est sucré, sous peine de proscrire tout les aliments. Un moine mange du riz, mais ne boit pas de bière de riz, sauf les moines de Vesali. La relative complexité technique du brassage permet à quiconque de distinguer ces deux préparations du riz, l’une culinaire, l’autre en vue de la fermentation. Il faut rappeler que les techniques asiatiques de cuisine et de brasserie sont très proches. Ingrédients et produits résultant sont interchangeables. Le riz cuit se transforme en ferment quand il est mélangé avec certaines plantes amylolytiques; la bouillie de riz fermentée, diluée et filtrée fournit la bière; la masse résiduelle, privée de pouvoir saccharifiant, redevient bouillie de riz. Ceci explique pourquoi les règles bouddhistes sur la nourriture et les boissons sont si minutieusement détaillées.

La fermentation alcoolique spontanée des jus sucrés de fruits, de la canne à sucre ou de la sève du palmier pose la question de la frontière entre jus sucré frais et boisson fermentée alcoolique. Juste collectés, la sève de palmier et le jus de canne frais sont sucrés. Quelques heures plus tard, ils commencent à fermenter spontanément. Où fixer la frontière de l'interdit ?

L'islam rencontrera le même problème avec le nabid (purée de dattes ou de raisins secs) et les bouilles acidulées de céréales. Les deux peuvent fermenter spontanément et devenir alcooliques (Le monde musulman et la brasserie).

Le Bouddhisme arrive en Chine vers le 1er siècle av. n. ère. A l'époque de la dynastie des Han, les Chinois ignorent les vins de palme ou de canne, et ne connaissent le vin de raisin que dans les marches occidentales de l’empire, autour des oasis du Tourfan. Les traductions chinoises du corpus bouddhiste indien maintiennent la distinction sura/meraya, mais lui confèrent un autre sens technique. Pour le Shih-sung Lii , une traduction du 5ème siècle de la Vinaya (Lii/) indienne :

«Shih-sung-Liiest une boisson fermentée de grains, de gâteaux-ferment faits de grains et de riz ». Exactement ce que nous définissons être la bière. A noter la mention explicite des gâteaux-ferment (qu, ), les ferments amylolytiques issus d'une culture de mycélium sur un substrat de grains ou de riz cuits (Méthode de brassage n° 3 : champignons amylolytiques).
«Shih-sung-Liin’est pas fait de grains, de gâteaux-ferment ou de riz, mais de tiges, racines, feuilles, fleurs, fruits et baies » (une paraphrase du texte indien). C'est à dire des vins de fruits, de baies, et de sève issus de végétaux sucrés en général. (T23.121b) (Ch'en 1947, n. 210)

 

La proscription édictée par le Bouddha sera respectée, quelles que soient les écoles et la propagation du bouddhisme à travers toute l’Asie, et quelles que soient les difficultées pratiques de son application. Avec quelques nuances régionales : le bouddhisme tantrique au Tibet et au Bhoutan accordent une place à la consommation limitée de bière par les moines dans la célébration de rituels avec les laïques. En Inde, les écoles tantriques ayant des racines hindouistes feront un usage contrôlé et ritualisé des boissons fermentées par des yogis.

 

Toutes ces règles concernent les moines et les nonnes des communautés bouddhistes. Qu'en est-il des laïcs ? 

Dans les Jataka, 547 longs discours pédagogiques du Bouddha sur ses vies antérieures illustrant les principes  et valeurs de son enseignement, se trouvent plusieurs mises en garde relatives aux boissons fermentées. Elles ne sont pas formellement proscrites pour les laïcs. L'accent est mis sur les conséquences néfastes de leur consommation. Le jataka n° 88 s'intitule Surāpāna (Absorption de bière-surā). Une des histoires didactiques de la bouche du Bouddha énonce les malheurs que doit attendre celui qui boit des boissons fermentées :

La dépendance aux boissons fortes et aux drogues génératrices de paresse comporte six dangers : gaspillage immédiat d'argent, augmentation des querelles, risque de maladie, perte de réputation, exposition indécente de la personne et affaiblissement de l'intellect. (Digha Nikãya, p 462 )[4].

 

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[1] Vaisali, capitale du Lichavi au Nord de l’Inde, une confédération qui regroupaient les tribus Vajji, Mallas et Videhas dans une forme d’organisation non centralisée et sans royauté qui a peut-être inspiré celle des premières communautés bouddhistes.

[2] Ch'en Kenneth 1947, A Study of The Svagata Story in The Divyavadana in Its Sanskrit, Pali, Tibetan, and Chinese Versions, Harvard Journal of Asiatic Studies 9, 207-314. jstor.org/stable/2717893 .

La question des aumônes est centrale dans la pratique bouddhiste. Un moine ne possède rien d'autre que son vêtement et son bol pour recueillir les dons quotidiens de nourriture auprès des laïcs.

[3] Ce dossier a été étudié par Sylvain Lévi, Observations sur une langue pré-canonique du bouddhisme, Journal Asiatique 1912, Tome XX, pp. 508-510. S. Lévi, Observations sur une langue pré-canonique du bouddhisme

[4] The long Discourses of the Buddha. A translation of the Digha Nikãya. Translated from the Pali by Maurice Walshe, 1987. p. 462 => Digha Nikaya (Walshe)

18/06/2012  Christian Berger