La bière-surā au temps des Vedas en Inde.

 

Les ingrédients de la bière surā (grains crus ou maltés, riz paddy, légumineux) et ses méthodes de préparation en font sans conteste une bière. Les procédés et les ingrédients sont si variés que surā représente une famille de bières plutôt qu'une bière spécifique.

Elle est brassée et consommée de l'Indus jusqu'au Gange dès la seconde moitié du second millénaire. Vers -1000, les tribus Ârya se lancent à la conquête de la vallée du Gange couverte à cette époque de forêts denses et jungles épaisses. Plusieurs siècles s’écoulent avant que les Ârya n'atteignent les deltas communs du Gange et du Brahmapoutre. Le Mahabharata et le Ramayana racontent cette conquête sous forme d'épopées. Les Ârya fondent des royaumes au fil de leur progression et des défrichements. Au 6ème siècle av. n. ère, celui de Magadha est le plus puissant. Sa capitale Pataliputra se situe dans l’actuel état du Bihar, près du delta du Gange. Quand les Vedas sont couchés par écrit, la culture védique a déjà atteint les rives du golfe du Bengale. L'extraordinaire foisonnement des textes védiques reflète cette expansion et la diversité des cultures rencontrées. Ceci explique la richesse et la multiplicité des procédés de brassage du groupe des bières-surā. Ils ont intégré la riziculture du bassin du Gange. Le riz paddy cuit ou grillé est mentionné par les textes. Une kyrielle de plantes aromatiques interviennent selon les régions et les saisons[1].

 

L'Hymne aux Asvins montre que la bière-surā est intimement liée à la céréaliculture et au culte de fertilité : «O Héros, vous avez donné la sagesse à Kaksivan, sorti de la lignée de Pajra, qui chanta vos louanges. Des sabots de vos puissants destriers vous avez répandu des centaines de jarres de bière-surā (coulant) comme d'une passoire.» (RV I.116.7).

Dans la mythologie indo-iranienne, les Asvins protègent la fertilité, la production agricole, la richesse en grains et en troupeaux. Dans cet hymne, les flots de bière-surā coulant de centaines de jarres de bière symbolisent l'abondance concrète et renouvelée. Année après année, la terre fait naître les tiges d'où sortent les grains qui se transforment en bière. L'image de la passoire indique que la bière-surā peut être filtrée. Percée d’une centaine de trous, c'est un ustensile réellement utilisé (voir le filtre-entonnoir kārotara et le tamis Śatatranā pour filtrer la masse de grains fermentés ou la bière surā dans la tradition brahmanique).

 

La mention de la bière par la métaphore de l'abondance agricole montre que les pasteurs-nomades (buveurs de lait et d'hydromel) et les céréaliculteurs de l'Indus buveurs de bière ont fusionné des pans entiers de leurs mythologies respectives. Dans un Hymne de Glorification du Soleil en même temps qu'un rituel de protection, la bière-surā sert d'offrande. "Poison" la désigne métaphoriquement. 

 « J'accroche le poison au soleil, un sac de cuir suspendu dans la maison de celui qui a du surā; il ne mourra pas, ni nous ne mourrons : son chemin est loin : celui que portent les chevaux bai [le soleil] t'a transformé en doux miel » (RV I.191.10).

La bière-surā est ici mélangée avec du miel. Madhu, l'hydromel, est une boisson indo-européenne. Madh désigne le miel et signifie aussi "douceur". Conserver du miel dans une outre exposée au soleil pour accélérer la fermentation spontanée du miel délayé est une technique de nomade. Celui qui a du surā dispose aussi du miel/hydromel (madh). Or Madh signifie par extension "joie, plaisir, euphorie, ivresse", et dans un sens plus abstrait, "enthousiasme, élan vers". Les frontières sont minces et perméables entre l'ivresse alcoolique et l'euphorie qui ouvre l'esprit, entre surā et madhu, entre surā et soma.

 

Dans un autre registre, la bière-surā et l'ivresse qu'elle procure symbolise la fureur, le débordement dans un Hymne à Varuna, divinité de l'action guerrière. La bière-surā est associée à Varuna autant qu'elle semble proscrite à Indra.

« Notre propre volonté ne nous a pas trahi, mais la séduction, l'insouciance, la bière-surā de Varuna, les dés ou la colère. » (RV VII.86.6).

Du moins ici, plaide-t-on non-coupable des péchés commis sous l'influence du sexe, de l'ivresse, du jeu ou de la fureur (guerrière).

La bière-surā intervient plus tard dans la pratique médicale, divers procédés chimiques et alchimiques, à la fois comme excipient et comme solvant alcoolique des principes végétaux actifs.

 

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[1] Madhavi Bhasker Kolhatkar 1999, Surā: The Liquor and the Vedic Sacrifice.

06/06/2014  Christian Berger