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Les premiers européens adoptent le Mabi (16è - 17è s.).
Les premiers Européens arrivés dans les mers des Caraïbes avec ou après les Espagnols piratent les convois de la Couronne d’Espagne. Une véritable navette maritime chargée d'or et d'argent traverse régulièrement l’Atlantique depuis le Mexique, le Pérou et le Venezuela. Français, Anglais, Hollandais naviguent d'île en île à la recherche de leurs proies. Ils font escale sur les côtes habitées par les peuples amérindiens et parfois s'y fixent. Ils adoptent sans réserve leur mode alimentaire et leurs boissons. Parmi celles-ci, le mabi plus ou moins fermenté est comparé au vin blanc ou au cidre, du moins par les Français souvent d'origine normande.
Les Français imitent et boivent le ouicou, la bière de manioc, et celle de patate qui porte le nom de Maby. En 1666, Le Febvre de La Barre[1] décrit les mœurs des Indiens de la France Equinoctiale, termes qui désignent les territoires indiens d'Amérique situés près de l'équateur et que la royauté française veut coloniser :
« Généralement tous les Indiens vivent de la culture de la Terre, à laquelle ils ne s'adonnent qu'autant qu'ils en ont besoin pour leur subsistance. Ils sont fort adroits à toutes sortes de Pêches, & aiment mieux le poisson que la viande. Ils sont sobres à leur manger, mais grands buveurs de plusieurs sortes de breuvages qu'ils font; & nos Français à leur imitation. Le Vuacou [var. ouicou] se fait avec la Cassave [galette de manioc] un peu humectée, que l'on laisse aigrir [moisir]. Cette boisson est assez bonne et rafraîchissante. Le Palinot se fait avec la Cassave brûlée, & ressemble assez en goût à la bière. Le Maby se fait avec les Pattates bouillies, & est comme du Vin blanc un peu bourru; il est fort agréable à boire, mais il est un peu venteux. Le commun de nos Français ont encore le Vin de Sucre qui se fait du sirop & de l'écume avec de l'eau, qui mêlés ensemble fermente & prend une force qui corrige sa douceur, et rend cette boisson assez agréable, en sorte qu'elle serait bonne, si elle ne sentait un peu la Canne. » (Le Febvre de La Barre, 37-38)
Ce tableau presque idyllique de pays où Amérindiens et Européens produisent et consomment côte à côte les mêmes boissons change avec les premiers projets de colonisation. Au 17ème siècle, flibustiers et spécialistes de la traite fréquentent toujours les côtes américaines. Mais le commerce esclavagiste triangulaire (Afrique ⇔ Amérique ⇔ Europe) se met en place.
La préférence des Amérindiens pour le sucré ressort du témoignage de l'Anonyme de Carpentras à propos des Indiens de la Martinique et de leur façon de consommer les bananes vertes, comme fruit à manger ou comme vin :
« Le fruit [balyry = banane en Arawak] n'étant encore mûr est de couleur verte et fort dur et pesant, et mûrissant devient jaune et s'amollit. Nos Indiens le cueillent le plus souvent vert; et le pendent au plancher [de leur habitat surélevé] pour le faire mûrir… Nous le faisions quelquefois cuire dans des cendres chaudes, et c'était un excellent manger. La grande abondance que nous en avions était cause que nous en faisions du vin, qui avait le même goût que le cidre, et pour ce faire nous les hachions par rouelles de l'épaisseur d'un teston, et puis en remplissions une jarre ou un de ces grands coys, qu'avons ci-devant décrits, avec quantité d'eau, et cela bouillait [fermentait] 24 heures comme du vin. Nos Indiens n'en voulaient point boire comme cela, parce qu'ils n'aiment point l'aigreur. Mais voici comment ils faisaient pour faire leur breuvage. Les femmes mettaient une grande quantité de bananes dans une grande terrine, qu'ils nomment louara, y mettant un peu d'eau au fond afin qu'elles ne se cassent, et après avoir mis toutes les bananes dedans, les couvraient bien avec des feuilles du même fruit et, en cette façon, les laissaient cinq ou six heures sur le feu au bout desquelles étant devenues fort molles, elles les pilent dans un mortier en bois qu'elles nomment hana et le pilon leurba. Et lorsqu'ils en veulent boire, ils détrempent cela avec de l'eau qui devient un fort bon et clair breuvage, mais il est encore meilleur si on le mange après être cuit dans la terrine, sans être détrempé avec de l'eau, ou bien cuit à la braise : alors il n'y a poire de ça qui soit si bonne. » (Moreau 2002, 136-137).
Il est ici question de vin de banane verte, non de la bière de patate douce. Mais les deux procédés amérindiens sont très proches. Dans chaque cas, ils favorisent le goût sucré soit par sur-mûrissement de la banane (« et après avoir mis toutes les bananes dedans, les couvraient bien avec des feuilles du même fruit et, en cette façon, les laissaient cinq ou six heures sur le feu au bout desquelles étant devenues fort molles »), soit par hydrolyse accélérée de l'amidon des patates douces (patate entières non épluchées mises à cuire dans une poterie).
Les Européens modifient cette façon de brasser le maby pour obtenir un maby acidulé. Au lieu de cuire préalablement les patates, ils font macérer les morceaux de patates crues directement dans l'eau avec du sucre de canne, sans cuisson ni hydrolyse. La fermentation spontanée déclenchée par le sucre de canne acidifie le mélange et provoque une hydrolyse acide partielle de l’amidon des patates. Le maby qu’on obtient est nettement plus aigrelet et astringent que le mabi complètement saccharifié des amérindiens.
Arrivé en 1635 à la Guadeloupe, d'où il gagne le Dominique en 1642 pour vivre parmi les indiens, le Père Raymond Breton signale la même différence entre la méthode amérindienne plus sophistiquée et la manière européenne expéditive de brasser le Mabi :
« Mábi míti, ou ira, sont des racines de patates et la boisson, qu'on en fait de la sorte, les Français en font cuire dans un pot, et les écachent toutes chaudes dans l'eau, qu'ils passent en même temps, et entonnent dans des flacons où elle bout pendant un ou deux jours, au bout desquels ils la boivent, claire et piquante comme du petit vin blanc ; les mêmes versent une potée de patates dans l'eau où est la cassave pour la faire bouillir, les Sauvages les égrugent [râpent] crues, et ainsi elles font le même effet, cette dernière boisson s'appelle ouicou, et la première mabi que les femmes des Sauvages font autrement. Etant cuites elles les mâchent, les recrachent dans un coui, au bout d'un ou deux jours qu'elles ont aigri, elles prennent un coui plein d'eau, et en brouillent une poignée dedans et le font boire à leur mari. »[2].
R. Breton note aussi dans son dictionnaire Caraïbes-Français que mabi désigne à la fois la patate douce et la bière qu'on en fait :
« Mabi : les Patates sont la manne du pays avec lesquelles on ne peut mourir de faim; elles ne sont pas si sujettes aux ravages des Ouragans que les Maniocs qu’ils ruinent; ses feuilles et ses racines se mettent au pot, au lieu d’herbes, les bouts du bois de patates se mangent comme des asperges, et on n’aurait pas bien déjeuné si on n’avait mangé des patates, on les fait cuire comme des châtaignes dans une chaudière, ou dans les cendres comme les marrons, dont elles ont le goût. » (Breton, 171).
Puis le Père Breton énumère les espèces de patates qu'il a pu connaitre. Sa liste laisse apercevoir l'étonnante diversité des patates douces domestiquées par les Amérindiens des Antilles :
Cámicha, sont les blanches mollasses.
Aláli, sont les marbrées blanches, plus sèches que les autres, et plus savoureuses.
Huelleéronum, patates à Mademoiselle.
Chimoúli, patates romilières.
Chítij, c'en sont d'autres qui se retrouvent à la grande anse
Tourou tourouti, elles sont sèches et bonnes.
Yahuíra, sont les vertes qui sont excellentes, mais trop sèches. »
A la Barbade, parmi les racines que cultivent les Amérindiens, la patate était d'une importance considérable. En 1634, un voyageur note que : "cette sorte de racine pousse en telle abondance que vous pouvez en avoir un plein charriot pour rien"[3].
En 1638, un colon écrit que la patate "est la meilleure des nourritures que l'on a dans le pays pour soi-même et les serviteurs [comprendre esclaves], mais surtout pour eux, car ils ne veulent par … d'autres nourriture que ces patates bouillies." (Bruce 1853, 194).
De la patate était fait le Mobbie ou Mauby, une boisson ordinaire du 17ème siècle[4] qui, selon Ligon[5], était brassée par les femmes indiennes. La bière était faite en prenant des patates qui "... après qu'elles sont bouillies et écrasées en purée [et] alors filtrée avec de l'eau à travers un sac et bues ainsi car elle ne dure pas plus d'une journée."[6]
Le brassage du Mauby à la Barbade semble avoir adopté le procédé amérindien intégral (cuisson à l'étouffé, purée, ajout de sucre à la fin) à un détail près : la filtration de la masse cuite pour ne laisser fermenter que sa partie liquide.
Ligon donne une description détaillée de cette technique. Le brassage utilise des patates rouges ou blanches :
« étant d'abord mises dans un bain rempli d'eau qui est agité jusqu'à ce que les patates soient propres. Retirées de la cuve, les patates sont ensuite placées dans un grand «pot de fer ou de laiton" et assez d'eau est versée pour couvrir environ un quart d'entre elles. Le pot lui-même est couvert d'un morceau de toile ou de tissu pour contenir la vapeur et un petit feu est allumé dessous de telle sorte que les patates cuisent lentement. Quand elles sont «molles», elles sont enlevées, placées dans l'eau douce, écrasées à la main en petits morceaux, et laissées dans cette eau pendant une heure ou deux. L'eau et les morceaux de patates sont ensuite déversées dans un sac conique de laine qui fonctionne comme un tamis, le liquide s'égoutte à travers dans un récipient, et «dans les deux heures, il va commencer à travailler. Couvrez et laissez reposer jusqu'au lendemain, et il est alors bon à être bu. » (Ligon, 31).
Ligon ajoute que « la boisson ... bue sobrement ne monte pas du tout à la tête, mais est une boisson pétillante et désaltérante » et Spoeri[7] précise que le mauby « satisfait comme la bière ou le vin », notant que de la molasse ou du jus de citron, tout comme « un peu de gingembre » sont ajoutés à la boisson avant que ne débute la fermentation.
Le mauby semble avoir posé des problèmes de conservation, plus ou moins bien résolus par l'ajout de gingembre. Les avis divergent. Pour Whistler cette boisson doit être préparée « deux fois par jour sinon elle devient périmée »[8]. Mais pour Ligon (311) ce Mauby « s'il est mis en petits tonneaux ... se conservera bien 4 ou 5 jours. »
Le Mauby et le Perino sont semblables, sinon identiques, aux bières de patate douce et de manioc usuelles parmi les îles Caraïbes au 17ème siècle[9], et largement répandues dans le nord de l'Amérique du sud.
[1] Le Febvre de La Barre 1666, DESCRIPTION DE LA FRANCE EQUINOCTIALE, CY-DEVANT APPELLEE GUYANNE, ET PAR LES ESPAGNOLS, EL DORADO. Nouvellement remise sous l'obeïssance du Roy, par le sieur Le Febvre de La Barre, son lieutenant general dans ce païs. AVEC LA CARTE D'ICELUY, FAITE ET PRESENTEE à Sa Majesté par ledit sieur de La Barre. ET UN DISCOURS TRES-UTILE ET NECESSAIRE pour ceux qui voudront établir des Colonies en ces Contrées; qui les détrompera des impostures dont tous ceux qui en ont parlé ont rempli leurs Ecrits; Et leur fera connaître la force, le nombre & le naturel des Indiens de cette coste, & ce qu'elle peut produire d'avantageux pour le Commerce de l'Europe. gallica.bnf.fr
[2] Breton Raymond 1665, Dictionnaire caraïbe français. Nouvelle édition annotée par le CELIA et le GEREC. IRD/Karthala 1999, 172.
[3] Bruce J. (ed.) 1853, Letters and Papers of the Verney Family Down to the End of the Year 1639, Printed From the Original Mss. London, 23-24. Aussi cité par J. Handler 1977, 199.
[4] Bruce 1853, 194; Moreau E. (éd.) 1890, Voyaqe de Daniel LeHirbec de Laval aux Antilles ... 1642-1644. Laval, p. 20 ; Uchteritz 1652, 11.
[5] Ligon Richard 1657, A True and Exact History of the Island of Barbados. London, p. 543. Richard Ligon a vécu à la Barbade entre 1647 et 1650. Il fournit les descriptions techniques les plus précises.
[6] Anonyme 1650, A Brief Description of the Island of Barbados, n.d. (1650-1652). Trinity College Dublin. Manuscript G. 4. 15 (cité par Handler 1970), pp. 182-187.
[7] Spoeri F. C. 1677, Americanische Reiss-beschreibung nach den Caribes Insslen, und Neu-Engelland. Zurich, 25-26 (cité par Handler p. 61 n. 12).
[8] Whistler Henry 1655, A Journall of a Voardge from Stokes Bay . . . for the West Inga .., ff. 7-10 British Museum Sloane Manuscripts, p. 6.
[9] Hodge W. H., Taylor D. 1957, The Ethnobotany of the Island Caribs of Dominica, Webbia, Vol. 12 pp 575-598. Taylor D. 1949, The Interpretation of Some Documentary Evidence on Carib Culture, Southwestern Journal of Anthropology, Vol. 5 p. 386.