Brassage du kvas, du braga et du pivoArticle 4 sur 6 Drêches de brasserie et fermentations

Chapitre 65 du Domostroï : brassage du kvas, du braga et du pivo.

 

Le chapitre 65 détaille les recettes de 6 variantes d’hydromel, du kwas avec du miel et de la bière d’orge.

« 65. Recettes pour Toutes Sortes de Boissons Fermentées au Miel : Comment Distiller l'Hydromel, Faire du Jus, du Kvass et de la Bière, Brasser avec du Houblon et Distiller de l'Hydromel bouilli.

Hydromel bouilli[1]. Prenez un volume de miel pour sept volumes d'eau chaude. Filtrez soigneusement le miel à travers un tamis fin, en vous assurant qu'aucune cire ne passe au travers. Mettez le miel filtré dans un pot avec une demi mesure de houblon et faites-le bouillir soigneusement. Pendant l'ébullition, écumez avec un tamis fin, jusqu'à ce que le mélange dans le chaudron soit clair. Lorsque vous avez réduit le mélange de moitié, retirez-le du chaudron et refroidissez-le en l'ajoutant à l'eau chaude. Mettez le miel et l'eau chaude dans une jarre propre, exempte de cire, et recouvrez-la de levure à pain et de miel. Réchauffez-le sur le poêle, puis placez-le dans une autre jarre pour qu'il fermente. Lorsqu'il a bien fermenté, mettez-le immédiatement dans un tonneau pour qu'il ne se gâte pas.

L'hydromel blanc. Pour "distiller" l'hydromel blanc, choisissez du miel clair et limpide. Pilez-le bien pour qu'il n'y ait pas de morceaux dans l'hydromel. Mélangez une mesure de miel pour quatre mesures d'eau chaude. Ajoutez un quart de mesure de houblon à l'infusion. Puis faites-le fermenter avec de la levure. Lorsque l'hydromel a fermenté, filtrez la levure de l'hydromel avec un tamis fin jusqu'à ce que le mélange soit clair. Versez-le ensuite dans un tonneau.

Hydromel au miel. Pour "distiller" l'hydromel au miel, prenez cinq volumes de miel pour un volume d'eau chaude et filtrez jusqu'à ce que le mélange soit clair. Mettez-le dans un bocal et ajoutez trois mesures de houblon. Faites-le fermenter avec de la levure. Quand il est prêt, filtrez la levure de l'hydromel avec une passoire fine jusqu'à ce que le mélange soit clair. Quand vous avez terminé, versez-le dans un tonneau.

L'hydromel ordinaire. Pour "distiller" l'hydromel ordinaire, ajoutez du miel à six parts d'eau chaude et filtrez jusqu'à ce que le mélange soit clair. Mettez-le dans une jarre avec une demi mesure de houblon. Faites-le fermenter avec de la levure. Lorsque l'hydromel est prêt, passez la levure de l'hydromel avec un tamis fin jusqu'à ce que le mélange soit clair, puis versez-le dans un tonneau.

L'hydromel de boyard. Pour "distiller" l'hydromel de Boyard, enlevez la cire de six parties de miel et mélangez-la avec de l'eau chaude. Ajoutez une mesure de houblon au mélange et faites-le fermenter avec de la levure. Filtrez-le pour qu'il soit exempt de cire et faites-le fermenter dans la jarre pendant une semaine. Mettez-le ensuite dans un tonneau et laissez-le reposer dans le tonneau pendant une autre semaine. Filtrez ensuite l'hydromel sans levure et mettez-le dans un second tonneau. Remplissez le tonneau de miel.

Hydromel aux épices. Pour ajouter de la muscade et des clous de girofle à l'hydromel brassé, versez l'hydromel ordinaire dans de petits fûts et complétez-les avec du miel. Placez les épices dans de petits sacs et mettez les sacs dans les petits fûts avec l'hydromel. Bouchez hermétiquement les fûts pour que l'air de l'intérieur ne s'échappe pas.

Hydromel aux baies. Pour faire de l'hydromel de baies, placez des baies de toutes sortes dans un chaudron avec de l'hydromel fermenté ordinaire. Faites cuire le mélange lentement et longtemps pour que les baies bouillent mais ne brûlent pas. Lorsque le mélange de baies bout, laissez-le reposer toute la nuit. Séparez soigneusement l'hydromel de baies de la lie et versez-le dans un tonneau. Vous devez décider quel hydromel utiliser comme base et combien épaissir le mélange de baies. Mais lorsque vous décidez que l'hydromel aux baies est terminé, placez-le dans un tonneau que vous n'avez pas utilisé pour l'hydromel auparavant afin qu'il n'y ait de levure ni dans le tonneau ni dans l'hydromel.

Jus de baies. Pour faire du jus de baies ordinaire, prenez toutes sortes de baies et mettez-les, avec de l'eau, dans un chaudron. Faites cuire le mélange lentement et longtemps pour que les baies bouillent mais ne brûlent pas. Lorsque les baies bouillent, laissez-les reposer toute la nuit. Ensuite, séparez soigneusement le jus de baies de la lie et mettez-le dans un tonneau sans levure.

Le kwass ordinaire. Pour faire du kwass ordinaire, prenez quatre parts de miel et filtrez-le jusqu'à ce qu'il soit clair. Mettez-le dans un bocal et faites-le fermenter avec un pain doux ordinaire, sans ajout de levure. Lorsqu'elle est terminée, versez-la dans un tonneau.

Bière d'imitation. Pour améliorer la bière ordinaire qui reste dans un tonneau, filtrez la levure et versez-la dans un autre tonneau qui n'a pas de levure. Mettez un seau de bière dans un chaudron et ajoutez du miel. Pour chaque seau de bière retiré du tonneau, ajoutez une mesure de miel. Faites chauffer le miel et la bière dans le chaudron jusqu'à ébullition, jusqu'à ce que les deux soient bien mélangés. Refroidissez bien le mélange et versez-le dans un nouveau tonneau. » (C. Johnston Pouncy pp. 196-198)

 

Commentaires :

-      Les ratios des diverses qualités d’hydromel sont résumés dans ce tableau :

Boisson fermentée Ratio miel/eau Houblon Epices Baies Force
Hydromel bouilli 1 pour 7 1/2     Basse
Hydromel blanc 1 pour 4 1/4     Moyenne
Hydromel 5 pour 1 3     Elevée
Hydromel ordinaire 1 pour 6 1/2 oui oui Basse
Hydromel du Boyard 6 pour 1 1     Elevée
Kwas à base de miel 1 pour 6       Basse
Bière d'imitation (augmentée) 1 pour 1       Normale

 

Fête de mariage au 16ème siècle (Olearius)
Mariage russe noble au 16ème siècle (Olearius)

Deux hydromels occupent les extrêmes des densités en alcool : l’hydromel dit des Boyards, le plus fort, le kwas à base de miel, le plus faible avec l’hydromel bouilli. Les Boyards personnalisent l’ancienne noblesse terrienne de Moscovie, dévouée à la guerre et servant par les armes la dynastie régnante des Rurikides puis des Romanov à partir de 1598. Cette dernière va réduire leurs pouvoirs politiques au cours du 17ème siècle, sans diminuer leur rôle économique et social. Comme dans d’autres pays, cette noblesse buvait des boissons alcooliques très fortes et ne connaissait pas de limites dans le pouvoir qu’elle exerçait sur les paysans de ses domaines et dans l’accaparement des richesses du pays. La distillation des bières et des hydromels est sans doute une évolution technique introduite par les Boyards.

Quant au kwas à base de miel le plus faible (ratio 1/6) ou bouilli (ratio 1/7), le Domostroï précise qu’il est réservé aux femmes : « Une femme ne doit en aucun cas boire de l'alcool - vin, hydromel ou bière - et ne doit pas en recevoir en cadeau. L'alcool doit être conservé à la cave ou dans la glacière. Une femme doit boire de la bière légère ou du kvass, à la maison et en public. » (Chap. 36, op. cit. p. 138). Cette instruction introduit le chapitre 36 qui traite des secrets domestiques, des confidences et de la discrétion. Les familles de marchands se livrent une concurrence âpre. L’ivresse de ses membres est vue comme un risque de divulguer des informations sensibles ou de propager des ragots. Les femmes boivent des bières faiblement alcooliques, soit la bière du second brassage (cf. chap. 47), soit les différents kvas de faible densité (à base de miel (ratio 1/6), hydromel bouilli (ratio 1/7), hydromel ordinaire (ratio 1/6)), ou encore le braga, bière acidulée à base d’avoine ou de seigle (cf. chap. 47).

Fête de mariage au 16ème siècle (Olearius)
Mariage noble au 16ème siècle. Le mari boit du kvas (Olearius)

Les maîtresses de maison reçoivent des invitées ou sont invitées dans d’autres demeures. Ces réunions entre femmes posent un problème de contrôle au rédacteur du Domostroï qui préconise la chose suivante : « Lorsque la maîtresse reçoit des invités et que la consommation d'alcool est appropriée, elle ne doit pas elle-même toucher à l'alcool. Un seul homme adulte doit apporter la boisson, la nourriture et tous les ustensiles. Il doit être le seul homme présent, quelle que soit l'heure de la journée. Ainsi, tout déshonneur ou ignorance pourra lui être imputé. » (Chap. 36, op. cit. 139). On lit entre les lignes la crainte des débauches sexuelles, des orgies, mais également le transfert de toute la responsabilité sur l’unique homme présent chargé de servir les boissons alcooliques. Son statut est celui d’un esclave attaché à la maison, entièrement soumis à l’autorité du maître et de la maîtresse des lieux. Sorte de bouc émissaire, il est là pour être puni et battu à la place de ses maîtres ou de leurs invités. « Mais si une personne travaille mal, désobéit aux ordres, est paresseuse, incompétente, malpropre ou voleuse, la maîtresse de maison (tout comme le maître) doit la corriger. » (Chap. 33, op. cit. 131). Le maître de maison punit les hommes, la maîtresse de maison punit les femmes. Le fouet ou le knout sont d‘un usage ordinaire[2].

Partie de boisson au 16ème siècle (Olearius)Partie publique de boisson et ivresse collective, 16ème (Olearius)

« … elle ne doit pas toucher à l'alcool. » ne signifie pas abstinence pour la maîtresse de maison mais, comme on l’a vu plus haut, restriction du boire aux bières de faible densité, kwas ou braga. Le chapitre 49 (How a Man must Consult His wife Before giving Orders to the Steward concerning the Dining Area, Cooking, and Breadmaking) confirme que dans les repas le braga et le kvas sont réservés à la maîtresse de maison: « Apportez les boissons à la table selon l'ordre du maître, en tenant compte du nombre de convives. Pour la maîtresse, apportez du braga et du kvass. » (Chap. 49, op. cit. p. 159). 

 

  • Le kwas ordinaire est fermenté avec une galette ou un pain, sans addition de levain. C’est le pain de seigle (généralement) qui apporte les levures, une des caractéristiques du brassage acide et du kwas. Le kwas dont parle le texte est à base de miel, mais la même méthode s’applique au braga à base de grains « pauvres » (seigle, avoine) ou de pains émiettés dans de l’eau.
  • Bière « augmentée » : c’est clairement un moyen de revivifier une vieille bière d’orge ordinaire en la séparant de son levain, en y mêlant une mesure de miel par sceau de bière, le tout chauffé dans un chaudron et remis après refroidissement dans un nouveau tonneau pour fermentation. Cette méthode peut aussi traiter une bière dont la fermentation est trop lente ou ne démarre pas du tout. Le miel apporte des sucres frais. C’est enfin un moyen de renforcer une bière ordinaire. La bière chauffée avec le miel ne garde aucune de ses qualités originelles : son alcool s’évapore et son goût se détériore.

 

Le Domostroï énumère une panoplie très large de boissons fermentées : braga, kwas, bières à base d’orge maltée, d’avoine ou de seigle, 6 sortes d’hydromels, 3 vins à base de baies cuits (concentrés) ou non, vins importés de raisin. Ceci pour le seul contexte social fermé des marchands et autres notables de Moscovie. Le pays connait d’autres sortes de bière propres au monde paysan que le Domostroï ne décrit pas. Et bien sûr les boissons fortes des Boyards et de la noblesse. Une classification sociale de ces boissons semble dessiner un triptyque : 1) bières fermentées peu alcooliques, 2) kwas de miel et hydromels forts, 3) bières d’orge aromatisées avec du houblon.

Les bières de faible densité (braga, kvas de miel et de pain sans levain ajouté), probablement d’origine rurale sont réservées aux serviteurs et à la famille dans ses repas privés. Elles sont aussi réservées aux femmes dans les réunions ou célébrations publiques, en théorie[3].

Les hydromels proviennent également du fond historique d’Europe centrale et des pays de la Baltique. Les nouvelles différenciations socio-économiques qui émergent au 16ème siècle en Moscovie ont créé de nouveaux usages des boissons fermentées et peut-être enrichi l’éventail des hydromels (6 sortes). Ces hydromels sont clairement réservés aux réceptions des invités, vitrine honorifique de la maison, témoins de sa bonne fortune (Dieu récompense ses meilleurs dévots), de sa générosité et de son savoir-faire technique. La vie sociale des moscovites aisés semble avoir été dense à cette époque, malgré les tourmentes politiques.

Les bières à base de malt d’orge et de houblon se rattachent à la tradition brassicole des Etats germaniques. Au milieu du 16ème siècle, deux polymathes du royaume de Bohème écrivent des « traités » de brasserie préconisant des méthodes de brassage fondées exclusivement sur l’emploi de malt et de houblon : J. Placotomus en 1551 et Thaddaeo Hagecio en 1585[4]. Cependant, la Moscovie est loin de la Bohème. Le Domostroï indique à plusieurs reprises que le malt et le houblon sont achetés auprès de marchands. « Le fonctionnaire de chancellerie, le majordome, l'intendant ou le marchand en qui la confiance a été placée, ou encore le maître lui-même, doivent régulièrement surveiller le marché pour s'approvisionner en produits ménagers - céréales, houblon, beurre, viande et poisson (frais ou salé). » (Chap. 40, op. cit. 145). « Le maître doit stocker tout ce dont sa famille a besoin tout au long de l'année : seigle, blé, avoine, sarrasin, farine d'avoine, orge, malt, pois et chanvre. » (Chap. 43, op. cit. 151).

Et plus loin, une liste étendue des denrées non périssables qu’une maison bien gérée doit acheter et stocker toute l’année : « Une maison dirigée par un maître et une maîtresse raisonnables et craignant Dieu devrait contenir tout ce que le ménage utilisera pendant l'année. Cela comprend le bois, la boisson, la nourriture, les céréales, la graisse, la viande (demi-carcasses âgées de viande rouge, jambon, corned-beef, viande séchée), le grain vanné, le poisson frais et salé, les biscuits, la farine, la farine d'avoine, les graines de pavot, le blé, les pois, le beurre, les graines de chanvre, le sel, le malt, le houblon, le savon et les cendres - tout ce qui peut être stocké à l'avance sans se périmer. » (Chap. 44, op. cit. 152).

Ce houblon est ramassé ou cultivé dans les domaines agricoles Rus comme l’indiquent l’inventaire de leurs productions, pour les domaines de la noblesse au 14ème siècle (Smith 1968, année 1304, 35), des monastères (Smith 1968, année 1460, 62), ou encore ceux des serviteurs de l’Etat (op. cit. année 1540, 89). Le houblon n’est pas importé, sauf occasionnellement par les comptoirs commerciaux de la mer baltique. La question d’une influence venue d’Europe centrale se pose en revanche pour l’art du brassage, ses technologies, ses méthodes et ses appareils. On a là un exemple d’une tradition brassicole complexe, forgée par plusieurs strates historiques : un fond historique slave ancien, la tradition des Varègues d’origine scandinave qui commerçaient entre la Baltique et la Mer Noire aux 9-11ème siècles, la tradition balte et hanséatique des 12-15ème siècles, et enfin la tradition germano-balte plus récente de Livonie et de Prusse.

Le Domostroï, si précis dans ses descriptions techniques et si fervent partisan de l’autonomie alimentaire d’une maisonnée, ne parle jamais des techniques de maltage. L’orge ou le blé acheté auprès des marchands ou des paysans pouvait ensuite être malté dans le contexte domestique. Le procédé de maltage n’est pas plus complexe que le brassage. Le silence du Domostroï sur la fabrication du malt semble indiquer que la malterie est entre les mains de spécialistes. Ces artisans ou marchands spécialisés ont importé cette technique depuis des régions occidentales (Pologne, Lituanie, Ukraine) ou les cités marchandes des rivages baltiques de la Ligne Hanséatique (voir carte). Porte ouverte à de nouvelles recherches historiques. Comme pour le houblon, le malt et ses techniques peuvent avoir une origine autochtone ancienne. Le malt de seigle est attesté dans les sources du 17ème siècle. Il sert à brasser du kvass et du braga, en l’absence de miel. Le maltage du seigle, de l’orge et du blé forme un tronc commun.

 


[1] Обарноï мед, « Obarnoi med », hydromel de miel chauffé.

[2] Le chap. 17 « Comment Eduquer les Enfants et Les Sauver avec la Peur » décrit les méthodes d’éducation les plus brutales tirées de l’Ecclésiaste: « Brise-le (un fils) pendant qu'il est jeune, frappe-le durement pendant qu'il est enfant, sinon il pourrait s'entêter, te désobéir et causer des vexations. ». Ces conseils sont pour un père envers son propre fils. Imaginez le sort réservé aux serfs et aux esclaves de maison ! L’église orthodoxe ne manque jamais à cette époque d’en appeler aux proverbes et textes bibliques les plus autoritaires. 

[3] Nous n’avons aucune preuve que les préconisations du Domostroï aient été suivies dans la vie réelle des Moscovites. A l’instar des règles monastiques idéalisées par les textes, le Domostroï est un échafaudage complexe de règles impossibles à respecter à la lettre. Le maître des lieux souvent absent pour opérations commerciales, missions au service de l’Etat naissant, approvisionnements, etc. laissait les affaires domestiques entre les mains de sa femme.

[4] De Cervisia ejusque conficiendi ratione, natura, viribus et facultatibus opusculum, authore Thaddaeo Hagecio ab Hayck (1585).

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