La Quête d'Immortalité est-elle compatible avec la bière ?

 

Les pratiques taoïstes se multiplient et se codifient pendant la période des six dynasties (200~400). Ge Hong (c. 280~ c. 340) se rattache aux chercheurs d’immortalité qui se sont multipliés sous la dynastie des Han, certains encouragés et consultés par la cour impériale. Son ouvrage, le Baopu zi (le Maître qui embrasse la Simplicité), place les techniques d’immortalité au cœur de l’antique tradition taoïste, au-delà des simples procédés d’hygiène ou de thérapie, même s’il est très critique quant à l’abstinence des 5 céréales comme moyen de devenir immortel.

Contrairement à la conception qui voit dans le corps périssable la demeure temporaire et matérielle d'une âme immortelle, le corps est pour les Taoïstes le réceptacle unique et durable d’âmes multiples. Le corps (cœur et esprit) est le moyen possible de la survie. En nourrissant son « corps » de manière correcte, l'être humain peut espérer échapper à la mort. Cette exploration est connue sous l’expression « Quête de l’immortalité ». Elle est inscrite dans le Zhuang zi : les “hommes divins” ne mangent pas des “cinq céréales”, aspirent le vent, boivent la rosée, chevauchent les nuages et l’air, conduisent des dragons volants et se promènent hors des quatre mers.

Le Dao propose à ses adeptes une voie et des moyens concrets pour atteindre l’immortalité ou augmenter leur longévité, une quête qui occupera toute leur existence. Sous cet aspect, le Dao est une religion du salut moins connue de l’Occident qui a isolé dans le Dao son activité philosophique et spéculative. La quête d’immortalité mobilise des moyens à la fois spirituels (réflexion, ascèse, morale, connaissance des panthéons, cérémonies, exorcismes) et matériels (diététique, respiration, gymnastique, médecine, alchimie, sexualité). La Quête de l’immortalité n’exclut aucun moyen efficace. La Diététique, les exercices corporels et spirituels sont simultanément pratiqués par les adeptes, selon une progression dirigée par un maître du Dao à la tête d’une des nombreuses écoles et communautés daoïstes en Asie.

 

Nourrir le corps et l’esprit ne sont pas deux moyens distincts, mais deux façons complémentaires de retrouver l'unité de chaque être. La Quête de l’immortalité met alors en œuvre deux pratiques en apparence contradictoires (aux yeux des Occidentaux) : s'abstenir de céréales et de bière (une boisson fermentées à base de grains) et en même temps utiliser l'ivresse causée par la bière comme véhicule maîtrisé pour ouvrir l'esprit.

La Diététique taoïste prône en effet l'abandon des céréales comme une des étapes que doit franchir le corps pour se débarrasser des esprits qui concourent à sa dégénérescence : les 3 Vers (San chong) ou 3 Cadavres (San shi). Gorgés des effluves pestilentiels des céréales, ils sont eux-mêmes une véritable pourriture. On les retrouve dans les matières fécales, associées étroitement à la mort. L’adepte du Dao ne mange ni ne boit de produits à base de céréales : ni grain, ni pain, ni bouillie, ni bière. Les bières de riz, de millet ou de blé sont proscrites. Ce sont pourtant les boissons fermentées les plus communes dans toute la Chine depuis les Shang (1570~1045 av. n. ère, Brasserie sous la dynastie Shang), toutes classes sociales confondues. Les vins de raisins sont quasi inconnus dans la Chine ancienne. Voilà pour la discipline du corps.

L’adepte du Dao s’efforce également d’entrevoir, par les moyens de l’esprit, l’état antérieur de son existence, débarrassé des préjugés et de la lourde dialectique qui coupe son intelligence de la vision unifiée. Cette préparation de l’esprit passe souvent par l’ivresse alcoolique, non pas comme fin en soi, mais comme préalable (ce n’est pas le seul moyen) à l’éveil de l’esprit. Certains adeptes, parvenus à maîtriser l’abstinence des céréales et donc de la bière, ont néanmoins continué d’en boire dans un contexte hautement intellectualisé réservé aux classes privilégiées (poésie, discussion philosophique, conversation libre, cercles savants).

L’ivresse est un thème classique des poètes taoïstes, par exemple Xi Kang (223~262) ou Li Bai (701~762)[1]. Ils incarnent la figure populaire de l’immortel joyeux et perpétuellement ivre. Mais de quelle ivresse parle-t-on ? Cette tradition taoïste célèbre la vie pleinement vécue et la jouissance de l'instant présent, mais également un dépassement. Par le moyen de la boisson fermentée de céréales, le taoïste veut accéder à l'ivresse durable, celle du corps-esprit libéré. Les meilleurs poètes chinois (et japonais), les peintres aussi, ont su rendre l'atmosphère si particulière du tao et du zen, faite de contemplation et d'ivresse certes, mais avant tout de liberté philosophique et existentielle. Mais cette tradition taoïste ne doit pas occulter un autre chemin fait de jeunes sévères, de stricte discipline du corps et de l’esprit, emprunté dès la jeunesse pour avoir le temps et les meilleures chances d’atteindre l’immortalité. Voilà pour la discipline de l'esprit.

 

Le boire codifié des bières de riz et de millet se pratique au cours de banquets réservés aux grands initié(e)s, aux maîtres et aux immortel(le)s. La "Cuisine du ciel" désigne ces repas pendant lesquels un saint daoïste boit autant de bière qu'il veut sans jamais être ivre, pouvoir qui manifeste sa condition d'immortel. Pourquoi boire, demandera le rationaliste ? Parce que la bière n'apporte que le souffle de l'ivresse pour l'esprit d'un immortel (qui possède un corps, rappelons-le), jamais les miasmes de l'ébriété et les maux de tête réservés aux mangeurs de céréales et de viande.

 

La diététique taoïste présente encore d'autres oppositions entre « interdit des céréales » et « ivresse recherchée ». Ecarter les nourritures céréalières affaiblit les « 3 Vers » mais ne les fait pas disparaître. Il faut avaler des pilules pour les tuer. Leur préparation, complexe et coûteuse, fait souvent intervenir les bières comme agent d’infusion ou de décoction. C’est l’alcool contenu dans la bière qui devient le principe médical ou alchimique agissant. Ce balancement entre interdiction et usage de la bière réapparaît dans la médecine taoïste. Les documents d’époque Song énumèrent de nombreuses décoctions et drogues pour pallier les carences alimentaires causées par les sévères régimes taoïstes sans viande ni céréale. Certaines introduisant des bières de riz ou de millet dans leur préparation, comme si la fermentation alcoolique purifiait ou allégeait les 5 céréales.

 

On peut se demander comment un pays céréalier comme la Chine ancienne a pu initier, répandre et maintenir l’interdiction des 5 Céréales au sein de communautés religieuses limitées mais très actives[2].

A travers le miroir des pratiques taoïstes, la bière oscille donc entre sa nature purement alimentaire et céréalière d’une part (pain-bière), et sa nature volatile et alcoolique d’autre part, promesse d’états modifiés de la conscience. Elle est corruptrice du corps sous son aspect bière-de-riz, bière-de-millet ou bière-de-blé, c'est-à-dire boisson de céréale. Mais elle est initiatrice sous son aspect spiritueux, support d’ivresse pour l’esprit hautement éduqué et aiguisé des maîtres taoïstes. Cette double nature de la bière n'est pas théorisée par les penseurs du Dao, plus préoccupés de pratiques que d'échafaudages conceptuels.

 

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[1] Li Bai, aussi transcrit Li Bo (Li Po), avait comme nom de plume Li Taibai.

[2] Lévi Jean 1983, L'abstinence des céréales chez les taoïstes, Études chinoises, n°1:3-47; pp 4-5.

18/06/2012  Christian Berger