Commerce des ferments et revente des drêches de brasserie.

Péninsule indienne

 

« Femmes et enfants pourront collecter du surā et du ferment-kinva » (Arthashastra Livre II, chapitre 25)

 

surā désigne, par extension, les ingrédients nécessaires à la fabrication des boissons fermentées, tout spécialement les grains, le riz cuit et les épices pour la bière. Ce terme sanskrit englobe également les drêches de brasserie, comme nous allons le voir.

La mention du ferment de brasseur (kinva) est intéressante. Elle signifie qu’à cette époque, comme à l’époque védique qui précède, on brasse en Inde la bière avec la technique du ferment amylolytique. Des moisissures et des levures sont cultivées sur un substrat d’amidon cuit, formés en boulettes ou gâteaux mis à sécher. Ces ferments déshydratés se conservent longtemps. Ils seront plus tard mélangés en petite quantité à la bouillie cuite de céréales pour déclencher simultanément la conversion de l’amidon en sucres (enzyme des microorganismes) et la fermentation alcoolique de ces derniers (levures).

La délicate préparation des ferments requiert une véritable maîtrise de la culture des microorganismes et le concours des végétaux porteurs des bonnes souches à la bonne saison (feuilles, épices, fruits, baies, fleurs).

L'Arthashastra fournit sa recette : Un drona d’une pâte de másha (Phraseolus Radiatus) soit bouillie soit crue, 3 parts de riz, et un karsha de morata (Alangium Hexapetalum) ou son équivalent forment du kinva (ferment) (voir L'inventaire des bières et la politique de taxation).

Cette technique et cette recette complexe explique que les ferments soient confectionnés par des spécialistes, souvent des femmes, et vendus séparément. C’est pourquoi l'Arthashastra précise que les femmes et les enfants peuvent faire commerce du kinva .

 

Une fois brassée et bue, la bière laisse une part variable de résidus: enveloppes de grains, sédiments, lie de fermentation et déchets divers. On les nomme drêches (āsavya, d'après Pānini, Aṣṭādhyāyī of Pāṇini, translated by Śrīśa Candra Vāsu Book 3 - 1898 III.1.117). Avec la technique occidentale du maltage (germination), le volume de drêches d’un brassin avoisine celui le volume des grains bruts utilisés. Avec la technique du ferment amylolytique, cette proportion dépend de la céréale employée (riz vs autres grains, ou riz paddy vs riz poli). Ces deux techniques sont connues en Inde et indifféremment pratiquées, du moins jusqu’au début de notre ère, époque qui voit la technique du ferment amylolytique prédominer.

Mais quelle que soit la technique, le volume de drêches à recycler est important. Elles servent d’aliment pour le bétail ou la volaille, parfois d’engrais. Le Traité évoque cette question, mais sous l’angle des tarifs de vente. N’oublions pas que la taxation des boissons fermentées se calcule sur le prix de vente. Du point de vue de l’empire, drêches de brasserie et mauvaise bière soldée se confondent: dans les deux cas, elles impliquent une perte de revenu pour l’Etat impérial par rapport au volume initial de grains consommés. Le Traité prescrit donc dans le même paragraphe les règles qui donneront le droit de recycler la mauvaise bière et les drêches:

« Aucune boisson fraîche autre que de la mauvaise ne peut être vendue sous son prix. La mauvaise bière (surā) peut être vendue ailleurs, donnée aux esclaves ou aux ouvriers en guise de gages; ou elle peut constituer la boisson des animaux de trait ou la subsistance des porcs. »

Le surintendant du bétail veille à ce qu’on fournisse aux taureaux :

« Pour les taureaux qui ont un anneau nasal et tirent des charges aussi vite que les chevaux, ½ bhára d’herbe de prairie (yavasa), deux fois cette quantité d’herbe ordinaire (trina), 1 tulá (100 palas = 5,1 kg) de tourteaux, 10 ádhakas (33 kg) de son, 5 palas (205 g) de sel (mukhalavanam), 1 kudumba (206 g) d’huile pour frotter le naseau (nasya), 1 prastha (825 g) de boisson (pána), 1 tulá de viande, 1 ádhaka (3,3 kg) de curis, 1 drona (13,2 kg) d’orge ou de másha (Phraseolus Radiatus) bouilli, 1 drona (13,2 kg) de lait; » (Livre II chap. 29, Surintendant du bétail).

La valeur du bhára (charge/fardeau) d’herbe n’est pas connue[1]. Une information nous manque. Le Traité ne dit pas si ces rations/animal sont quotidiennes ou pas. Il faut aussi relever l’utilisation des tourteaux comme aliments du bétail. Ce sont les résidus du pressage des plantes à huile (palmier, coco, …) ou sucrières (canne). Mais plus important, on peut remplacer les 13,2 kg de lait + fourrages donné au bétail par la préparation suivante qui contient de la bière-surā :

« ½ ádhaka (1,65 kg) de bière-surá, 1 prastha (825 g) d’huile ou ghee (sneha), 10 palas (510 g) de sucre ou sève de palme, 1 pala (51 g) de fruit du sringibera (ginger) peuvent être substitués au lait (pratipána) ».

Les 1,65 kg de surá ne désignent pas la bière elle-même, difficile à boire pour le bétail, mais les drêches semi-solides[2] issues du brassage de la bière (surá). Là encore, le terme générique surā englobe en Inde tous les ingrédients et tous les sous-produits de la brasserie.

« Les mêmes produits moins ¼ chacun forment l’alimentation des mules, vaches et ânes; deux fois la quantité pour les buffles et les chameaux. ».

 

Le recyclage des drêches revêt une grande importance pour une administration impériale. L’économie villageoise sait depuis longtemps réutiliser les résidus de brasserie. Mais la gestion centralisée favorise la production moyenne de bière et par conséquent celle des résidus de brasserie. La concentration de la production dans des cités et des forts contrôlés par les gouvernements provinciaux accumulent les drêches aux mêmes endroits. Une administration impériale a donc intérêt à valoriser les drêches, contrôler les formules alimentaires et coupler ces deux activités : brasserie ⇔ élevage des gros bovins.

Pour les chevaux, la formule alimentaire est améliorée :

« Pour le meilleur cheval (l’alimentation doit être) 2 dronas (13,2 kg) de grains, riz (sáli, vríhi,) orge, “graines de famine” (priyangu) trempées ou cuites, mudga cuit (Phraseolus Munga) ou másha (Phraseolus Radiatus); 1 prastha (825 g) d’huile, 5 palas (255 g) de sel, 50 palas (2,5 kg) de chair, 1 ádhaka (3,3 kg) de bouillon (rasa) ou 2 ádhakas (6,6 kg) de caillé, 5 palas (255 g) de sucre (kshára); pour rendre leur nourriture savoureuse, 1 prastha (825 g) de surá (liqueur), ou 2 prasthas (1,65 kg) de lait. » (Livre II chap. 30, Surintendant des Chevaux).

Là encore, les 825 g de surā désignent les résidus fermentés de la bière (drêches).

Les rations des éléphants contiennent également des drêches de brasserie. Les éléphants de guerre étaient choyés par l’empire. Leur capture et leur dressage faisaient l’objet de toutes les attentions. Ils servaient à transporter la cour impériale, les dignitaires et leurs familles, de campements en campements, de villes en places fortes. Ils étaient également cuirassés et dressés pour la guerre. Chandragupta Maurya, père d'Ashoka et fondateur de l'empire des Maurya, a combattu et vaincu avec sa redoutable "éléphanterie de guerre" les troupes laissées sur l'Indus par Alexandre le Grand après la bataille de l'Hydaspe (326 av. n. ère).

Les quantités de drêches de bière (parmi tous les produits qu'on leur destine) sont adaptées à la taille des éléphants, soit 3,3 kg par animal au lieu de 825 g pour un bon cheval :

« Les rations d’un éléphant (de 7 aratnis de haut) sera 1 drona of riz, ½ ádhaka d’huile, 3 prasthas de ghee, 10 palas de sel, 50 palas de chair, 1 ádhaka de bouillon (rasa) ou deux fois cette quantité de caillé; pour rendre le plat savoureux, 10 palas de sucre (kshára), 1 ádhaka (3,3 kg) de surā, ou deux fois la quantité de lait (payah); 1 prastha d’huile pour graisser le corps, 1/8 prastha (idem) pour la tête et pour éclairer les étables; 2 bháras d’herbe de prairie, 2¼ bháras d’herbe ordinaire (sashpa), et 2½ bháras d’herbe sèche et toute quantité de tiges et légumineuses diverses (kadankara) » (Livre II chap. 31, Surintendant des Eléphants)

Les sources grecques disent qu’on fait boire de la bière de riz aux éléphants de guerre.

« L’éléphant lorsqu’il se nourrit boit d’habitude beaucoup d’eau, mais quand il subit les fatigues de la guerre, on lui permet de boire du vin, - pas celui qui vient toutefois de la vigne, mais un autre qui est fait de riz. » (Aelian, Hist. Anim. XII. 8). Ce vin de riz, c'est évidemment de la bière ! (les sources grecques rechignent à nommer la bière par un nom que possède leur langue savante, ζυϴοσ, zuthos).

On peut douter qu’un grec, familier de la culture vinicole, ait compris la différence entre la bière de riz proprement dite et la drêche (résidus des grains après fermentation alcoolique de la bière) issue de cette même bière. Mais le texte indien de l'Arthashastra (1 ádhaka (3,3 kg) de surā) vient corroborer le témoignage grec sur la coutume générale en Inde de donner des produits de brasserie (bière et drêches) à consommer aux éléphants.

 

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[1] Ce ne peut-être le bhara = 20 tulas mentionné par le Traité (1 tula = 1 drona/256 = 51 g). Le bhara vaudrait 1,02 kg, trop peu rapporté aux quantités de grains et aux besoins des animaux de grande taille.

[2] Plusieurs raisons font penser que surā désignent ici les drêches de brasserie autant que la bière. 1) Son utilisation pour nourrir le bétail, des ânes jusqu'aux éléphants en passant par les chevaux et les boeufs. 2) le fait que l'Arthashastra traite dans les chapitres 29, 30 et 31 du Livre II de la question économique des grains pour le bétail, pas des boissons fermentées (chap. 25). 3) le recyclage des résidus de brasserie pour les animaux d'élevage est attesté aux époques les plus anciennes dans toutes les régions du monde qui ont brassé de la bière (Mésopotamie, Egypte, Chine, Afrique, Europe, Amérique andine). L'Inde ancienne ne pourrait avoir dérogé à cette règle économique.

02/05/2012  Christian Berger