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Les Creek, les Cherokee et la bière de maïs.
Il existe quelques témoignages tardifs (19ème siècle) présentant la sagamité des Creek comme une boisson fermentée de maïs, autrement dit une bouillie de maïs très diluée qu’on laisse fermenter dans un récipient.
Jean-Antoine Leclerc de Milfort part en Amérique en 1776 et rejoint la nation Creek, dont il adopte les coutumes et la langue. La puissante confédération Creek vit à l'est du Mississippi (actuel Alabama), en guerre larvée avec les colons américains de la côte Est et les Espagnols de Floride qui ne cessent d’accaparer leurs territoires. Milfort devient un chef de guerre sous le nom de Tastageny (Grand guerrier).
« Ils nous reçurent [les Osages] avec des marques d’une grande satisfaction, et nous firent donner, aussitôt notre arrivée, des viandes cuites et de la sagamité (1). Mes gens qui n'avoient pas bu de sagamité depuis près d’un an, furent très satisfaits de cette réception, à laquelle ils firent grand honneur par la quantité de cette liqueur qu’ils consommèrent. » (Milfort 1802, 102-103). La note (1) rédigée par Milfort précise « La sagamité est une espèce de boisson faite avec la farine de maïs. »
Plus loin, Milfort précise « Il était environ midi, et je vis servir aux chefs des viandes rôties, du pain, et de la sagamité, boisson dont ils font grand usage (1) » (Milfort 1802, 212). La note (1) dit « La sagamité est une fermentation faite avec la farine de maïs, qui, après avoir été bouillie, conserve un goût de cidre assez agréable. » Venant d’un soldat natif des Ardennes et habitué à boire toutes sortes d’alcools, la nature fermentée et alcoolique du sagamité des Creeks, son goût de cidre, ne fait pas de doute. Les Anglais qui fréquentent la région à la même époque connaissent cette bière sous le nom de thin beverage, les Creeks la nomme oafka.
« La nourriture commune des Creek est le maïs indien, pilé et bouilli, avec lequel ils mélangent une petite quantité de lie solide de cendres de bois de caryer [noyer blanc]. Il est bouilli jusqu'à ce que le maïs soit tendre, et la liqueur devient aussi épaisse qu'une soupe riche. La lie lui donne un goût acidulé et l'empêche de s'aigrir sous l'effet de la chaleur du climat. De jour en jour, ils la conservent dans de grands pots ou des casseroles, avec une cuillère dedans, prête à être utilisée. Les Indiens l'appellent Oafka, et les Blancs Thin-drink. Ceux qui y sont habitués depuis longtemps en sont très friands. Les Indiens, qui ne mangent pas beaucoup d'autres aliments, s'y rendent et en prennent environ une fois par heure toute la journée. »[1]
Une autre mention de cette bière légère de maïs est fournie par William Bartram qui a parcouru les territoires Creek, Cherokee et Séminole en 1773 : « La pipe étant remplie, on la fait circuler, après quoi un grand bol contenant ce qu'ils appellent "Thin drink" est apporté et posé sur une petite table basse ; dans ce bol se trouve une grande louche en bois ; chacun y prend la quantité qu'il veut et, après avoir bu jusqu'à s'en rassasier, la remet dans le bol en poussant le manche vers la personne du cercle, et ainsi de suite. » (Bartram 1791, 184)
Une question se pose : les plus anciennes mentions du sagamité décrivent une bouillie de maïs non fermentée. Le mazamorras de maïs consommé par les Espagnols durant les expéditions de Pánfilo de Narváez et Hernando de Soto en 1527 et 1542 n’est pas décrit comme une bouillie fermentée (cf. Espagnols dans les Appalaches). Le Page du Praz qui a vécu proche des Natchez entre 1718 et 1734 ne dit pas de leur bouillie de maïs qu’elle est fermentée. Ces anciennes sources sont-elles incomplètes ou la nature du sagamité a-t-elle changée avec la venue des Européens dans les parages du Mississippi, les guerres et les emprunts culturels ?
Les Creek de Géorgie et les Cherokee des Carolines utilisent des baies et des fruits pour faire des boissons alcooliques (Cherrington 1925, 4, sans citation de sources). Il serait étonnant qu’ils n’aient pas appris à laisser fermenter spontanément des bouillies de maïs. Pourquoi les témoignages sont-ils si rares et tardifs ?
- 1ère raison : le sagamité est toujours décrit comme un aliment et non une boisson. Les Européens du 17ème siècle ont perdu la mémoire des soupes fermentées primitives à une époque où en Europe les soupes et les boissons appartiennent à deux domaines bien séparés de l’alimentation. A titre d’exemple, Antonio de Espejo écrit en 1582 que les Pueblos ne boivent qu’une boisson non fermentée nommée pinole faite de grains de maïs séchés et d’eau, une bévue manifeste. Le maltage du maïs opéré par les femmes et les cérémonies secrètes de boisson de bière se déroulant à l’intérieur des kivas lui ont échappé (Waddell 1980, 21-22). Les premiers colons français et espagnols du Mississippi et de Floride ont sans doute commis les mêmes erreurs.
- 2ème raison : les relations conflictuelles entre Amérindiens et Colons ne laissaient aucune place à une observation fine et continue des coutumes amérindiennes. Seuls capables de les comprendre de l’intérieur, des Européens adoptés par une tribu choisissent dès les premiers contacts de vivre parmi les Amérindiens, capturés par eux ou fuyant librement les contraintes de la « vie civilisée ». Ils n’ont hélas pas laissé de traces écrites. Le cas de Milfort est exceptionnel et tardif. Quand Napoléon décide de vendre la Louisiane au gouvernement américain en 1803, la superficie du territoire est doublée. La marche des colons vers l’Ouest reprend et les expéditions militaires se multiplient. L’expédition de Lewis et Clark du Missouri jusqu’au Pacifique (1804 à 1806) décidée par Thomas Jefferson livre peu d’informations sur les Amérindiens. Son objectif est avant tout militaire. La politique de la frontière avec les Amérindiens est contrôlée par l’armée. Le Bureau des Affaires Indiennes créé en 1824 dépend étroitement du Ministère de la Guerre qui exerce une stricte censure sur tout ce qui se publie. La connaissance approfondie des peuples amérindiens n’est pas à l’ordre du jour[2].
On peut difficilement reconstruire l’histoire des Creek depuis le 15ème siècle et spéculer sur une évolution ou une adoption des boissons fermentées à base de maïs. Les données historiques, archéologiques et ethnologiques manquent. C’est en général le cas pour tous les peuples amérindiens du Nord dont la mémoire culturelle a été broyée par les épidémies et les exterminations, exceptés les peuples du Sud-ouest américain.
Quant aux Cherokees, les témoignages sont rarissimes. Bourke, un lieutenant de cavalerie ayant combattu les Apaches et familier des modes de vie des Amérindiens du Sud, note : « Le tizwin diffère quelque peu de la boisson aigre fabriquée par les Cherokees à partir de gruau de maïs et considérée par eux comme très savoureuse et rafraîchissante par temps étouffant. » (Bourke 1894, 297).
[1] Swan Caleb, Position and State of Manners and Arts in the Creek, or Muscogee Nation in 1791. In Information Respecting the History, Condition, and Prospects of the Indian Tribes of the United States, Vol. 5, by Henry Rowe Schoolcraft, pp. 251–283. Lippincott and Grambo, Pliladelphia. https://digital.lib.niu.edu/islandora/object/niu-lincoln%3A38285
[2] Les rapports, études, comptes-rendus signés par des officiers ressassent la même image : l’Indien est sauvage, bestial et impossible à soumettre.